Kant représente l'apogée de la
philosophie occidentale
parce qu'il en a dégagé le thème
majeur : celui de la critique.
Dans sa CRITIQUE DE LA RAISON PURE,
même
engoncée dans le carcan des
catégories d'Aristote et des
postulats d'Euclide, il a sonné le
glas du platonisme et de toute
prétention dogmatique de s'installer
dans l'être et de dire ce
qu'il est. Sa découverte
fondamentale, la plus féconde de toute
la philosophie occidentale, peut,
très simplement, se formuler
ainsi : Tout ce que je dis de
l'Être, de l'homme, de la nature,
de l'histoire, et de Dieu, c'est un
homme qui le dit. Telle est
l'âme de la philosophie critique.
Déjà, au niveau de la raison
théorique, il a fait de la « chose
en soi » un postulat, à la fois
nécessaire et indémontrable.
Indéfinissable par définition!
Au niveau de la raison pratique
celle qui traite des fins
et non des causes, il a dégagé les
postulats de toute action
proprement humaine : liberté,
immortalité, Dieu. Également
nécessaires et indémontrables.
Nullement arbitraires. Pas plus
que le postulat d'Euclide ou celui
de Riemann.
La liberté, c'est-à-dire la possibilité d'une
cause autonome,
transcendant les déterminismes
physiques sans les nier. C'est
l'expérience la plus quotidienne :
celle de l'homme pliant à
ses fins et organisant les
déterminismes sectoriels. C'est aussi
une vérité indémontrable, mais
nécessaire, sans quoi la
responsabilité n'aurait aucun sens.
Aucune action ni aucune
morale.
L'immortalité, c'est l’affirmation qu'il existe un
point de
référence, situé à l'infini,
indépendamment de tous mes désirs
et de tous mes projets partiels,
pour les juger et les évaluer.
Si ma vie était enfermée dans les
limites de ma vie, un désir
partiel, de jouissance ou de
pouvoir, pourrait être une fin en
soi, accessible avant ma mort. Ma
volonté ne peut tenter de
coïncider avec la Guidance de Dieu
qu'en postulant l'effacement
des limites de la mort.
Dieu enfin, que Kant appelle le «
souverain bien » , c'est
le postulat de l'harmonie entre le
bonheur et la vertu, entre
la nature et la liberté. Le «
souverain bien », c'est un autre
nom du « Royaume de Dieu » des
chrétiens, où causalité
et finalité ; cause première et fin
dernière, ne font qu'un. Dire :
Dieu, c'est postuler que la vie a un
sens.
Les Grecs, dit Kant, ne pouvaient
résoudre ce problème
du « souverain bien » parce qu'ils
croyaient « suffisant »
l'usage humain de la volonté et de
la raison. Ils avaient fait
de leur sage l'égal d'une divinité,
les uns, les épicuriens,
réduisant la vertu au bonheur, les
autres, les stoïciens,
réduisant le bonheur à la vertu.
Lorsque Kant dit : « reconnaître
tous les devoirs comme
des ordres divins », il franchit le
seuil le plus décisif de toute
l'histoire de la philosophie
occidentale : i l reconnaît les fins
désignées, depuis des siècles, par
les mythes et les révélations,
mais en refusant la prétention de
l'homme à parler et à agir
au nom d'un Dieu transcendant,
irréductible à nos morales
et à nos logiques. Mythes et
révélations sont vrais. Ils nous
désignent nos fins dernières. Mais
ce ne sont pas des savoirs.
Ce sont des postulats. Nécessaires
et indémontrables.
Kant déchirait nos fausses
certitudes avec une froideur de
scalpel.
Sa postérité sera passionnée,
véhémente.
Kierkegaard, avec sa bouleversante
évocation du sacrifice
d'Abraham, le père de la foi, dans CRAINTE
ET TREMBLEMENT,
nous fait partager l'angoisse de ce
face-à-face de la
subjectivité et de la transcendance,
au centre de toute son
oeuvre, et dégage ce caractère de
postulat de la foi, au-delà
de toute raison et de toute morale :
la profondeur de la foi
dépend du doute qui l'habite et
qu'elle surmonte, pour agir,
par un surhumain et incessant pari.
Karl Marx, autre héritier de Kant,
proclame la « fin de
la philosophie », c'est-à-dire de la
philosophie de l’ être pour
inaugurer une philosophie de l 'acte,
qui a pour objet non plus
d'interpréter le monde mais de le
transformer. Pour devenir
le sujet, l'acteur, de cette
transformation, l'homme doit se
libérer des « aliénations » et des «
fétiches » qui le
dépossèdent de lui-même, et d'abord
de l'aliénation de son
propre travail, dépouillé, depuis
l'aube du capitalisme, de ce
qui est, en lui, spécifiquement humain
: la fixation de ses fins,
l'organisation de ses moyens, et la
disposition de son fruit.
Le CAPITAL est la critique
militante de cette formidable
aliénation.
Nietzsche opère un passage à la
limite de tout le criticisme
de Kant. Et c'est la subversion de
toutes les valeurs qui
brimeraient la vie dans son
déploiement créateur. Il ne nous
enseigne ni la foi, ni une vérité
toute faite, mais il nous appelle
au dépassement des fausses
certitudes dont nous avons fait
des idoles. La critique de Kant est
ici conduite à son terme :
tout ce qui semblait acquis doit
être passé au crible. Nietzsche
écrit dans LE GAI SAVOIR (III,
269). « En quoi as-tu
foi ? - En ceci : qu'il faut
déterminer à nouveau le poids de
toute chose. » Le dernier chapitre :
« Le Crépuscule des
idoles » s'intitule : « Le marteau
parle », et nous apprenons
de ce briseur d'idoles que, selon le
vers de Pouchkine, « les
coups de marteau brisent le verre et
forgent le fer ».
Le vrai Dieu n'a rien à craindre du
marteau des briseurs
d'idoles, ni du doute angoissé de
Kierkegaard, ni de la juste
critique, par Marx, de « l'opium du
peuple », ni du
Zarathoustra de Nietzsche.
C'est servir le vrai Dieu que de
pousser à son terme la
critique de Kant, à travers
Kierkegaard, Marx, et Nietzsche,
pour brûler dans leurs flammes les
dernières scories de nos
idoles, et revivre, avec
Dostoiewski, l'an zéro de la morale,
avec Einstein l'an zéro de la
science, pour retrouver, dans les
sciences, la pensée dans son unité
avec la vie, et, dans la
politique, l'histoire en train de se
faire.
La plus grande leçon de cette fin du
deuxième millénaire,
c'est qu'aucune science et aucune
politique ne peuvent nous
permettre d'échapper à la mort, si
elles font abstraction de
la dimension transcendante de
l'homme, si elles font abstraction
de Dieu.
Le bilan de ma vie et de ma
réflexion sur elle se résument
en ceci : une hypothèse de travail
pour lire le monde, l'homme,
et son histoire, et, en en
découvrant le sens, d'agir pour les
transformer selon le message que
Dieu a envoyé aux hommes.
C'est peu, toute une vie, pour
apprendre à déchiffrer ce
message, les « signes » que Dieu
nous adresse, à travers la
nature entière, l'histoire humaine,
et les révélations des
Prophètes.
Roger Garaudy
Biographie
du 20e siècle
Pages 389
à392