Les trois erreurs du PCF
LE MONDE du
20.12.1984
LE prochain
congrès du Parti communiste français peut marquer un effacement définitif de ce
parti dans la politique française, en le marginalisant comme groupuscule, s'il
poursuit sa dérive mortelle. Qui recueillerait, après le désespoir, l'héritage
d'une classe ouvrière désorientée par des dirigeants aveugles et par des
démagogues pilleurs d'épaves ? Qui a recueilli l'héritage du Parti communiste
allemand après que les erreurs de ses dirigeants eurent facilité sa destruction
? L'année terrible de 1933, avec l'arrivée au pouvoir de Hitler, largement
plébiscité par le vote de son peuple, apporte réponse à cette question. Si l'on
prend la véritable mesure de l'événement, nous sommés tous concernés. Tout
notre peuple. Et son avenir.
Le problème
n'est nullement réglé, même pas soulevé, par le mauvais roman policier des
notes de Kanapa. Ce n'est pas un faux. Ce n'est pas une révélation. C'est une
banalité. Rien de nouveau n'en sort. Un éditeur expert en relations publiques a
su orchestrer cette opération, même pas politique, publicitaire.
Le problème
ne peut pas être résolu seulement en changeant les "méthodes".
D'Althusser en Juquin, l'on reprend la même rengaine : " Remettre en cause
le centralisme démocratique. " Le vrai débat ne porte pas sur les méthodes
mais sur les fins, sur le fondement théorique d'une politique. Un parti
conservateur peut se passer de théorie et de sujet : l'" empirisme
organisateur " suffit pour maintenir des intérêts et un passé.
L'opposition n'a pas d'autre " projet " que de revenir au pouvoir. Un
parti novateur ne peut vivre sans une vue claire du mouvement de l'histoire, et
un projet d'avenir exaltant.
Un renouveau
véritable exige de tout repenser : l'analyse du mouvement historique réel,
l'écoute des masses et de leurs aspirations, la méthode de pensée,
d'organisation et d'action, le projet global d'avenir et de culture.
La chute du
parti ne date pas de son échec aux européennes, en 1984, mais de 1968. L'on
peut en dater l'origine avec précision. Tout comme on peut dater le point de
départ de la crise économique mondiale : la panique de la Bourse de New-York,
en octobre 1929. Le Parti communiste français est tombé sur les bas-côtés de
l'histoire, le 3 mai 1968, avec l'article de Georges Marchais dans l'Humanité
" De faux révolutionnaires à démasquer". Ce jour-là, le parti n'a pas
perçu ce qui, sous forme chaotique, commençait à émerger. Jusque-là, les
grandes convulsions sociales naissaient à des moments de crise. En 1968, le
système se portait bien : taux de croissance satisfaisant, pas de chômage, peu
d'inflation. C'est alors que, pendant deux mois, se manifeste la plus forte
explosion de notre histoire : des millions de salariés en grève, toutes les
universités en bouillonnement.
Dans la
confusion, c'est vrai, naissait une conscience nouvelle : le système est plus
dangereux, pour l'écrasement de l'homme et son aliénation, par ses succès que
par ses ratés. Etre révolutionnaire, jusque-là, c'était faire la théorie des
crises, et montrer comment libérer la production des entraves des rapports
sociaux anciens. Marx l'avait fait admirablement, un siècle plus tôt. Etre
révolutionnaire, désormais, c'est-à-dire, selon la méthode de Marx : dégager
les contradictions spécifiques d'une époque, et, à partir de là, élaborer le
projet capable de les surmonter, c'est, en cette fin du vingtième siècle,
découvrir une alternative au modèle occidental de croissance qui a conduit le
monde à l'impasse.
L'occasion
manquée
Cette
mutation fondamentale, le parti ne la voit pas et la refuse : il n'y voit que
gesticulation anarchique. Et, pendant deux mois, il n'aura de cesse de rétablir
le " cours normal " des choses au lieu de se sentir sommé par
l'événement de découvrir un nouveau modèle de croissance et un nouveau modèle
de culture. Au comité central de Nanterre, le 8 juillet 1968, analysant cette
mutation et cette occasion manquée de l'histoire, j'ai dit à Marchais : "
Tu seras le fossoyeur de notre parti. "
La décadence
du Parti communiste français est due à trois erreurs théoriques fondamentales
qui l'ont empêché de percevoir le réel et d'apporter des réponses nouvelles à
des problèmes nouveaux :
1. Marx
avait élaboré, dans le Capital, une théorie de la croissance. Il avait établi
un rapport algébrique entre la production des moyens de production et celle des
produits de consommation pour assurer une croissance optimale. (C'est, selon le
manuel de Samuelson, Prix Nobel d'économie, la seule théorie de la croissance
qui reste valable après un siècle.) Marx avait fait ainsi une théorie
descriptive du développement du capitalisme anglais au milieu au vingtième
siècle. Les dirigeants et les " théoriciens " soviétiques, et ceux
des partis communistes qui les ont imités, en ont fait une théorie normative du
développement du socialisme au vingtième siècle. C'était intégrer le socialisme
au modèle occidental, capitaliste, de croissance, qui consiste à produire, de
plus en plus et de plus en plus vite, n'importe quoi, utile, inutile, nuisible,
ou même mortel.
Dans la
pratique politique cela s'est traduit, pour le Parti communiste français, par
l'impuissance de sa direction à voir, par exemple, que le nucléaire et
l'armement étaient les deux mamelles du chômage, pour Une raison simple : ce
sont les branches qui exigent les plus forts investissements par emploi créé.
La direction du parti s'est ralliée à un programme nucléaire démentiel et au
mythe de la " dissuasion ". La direction du parti a partagé toutes
les illusions sur Concorde, et elle n'a pas vu venir la crise de l'automobile
(pas plus que celle de la sidérurgie), alors que la saturation du parc était
aisément prévisible. Elle mène aujourd'hui une campagne sur l'emploi à
maintenir sans rien changer, au lieu de faire l'effort d'imagination pour
définir un plan de reconversion nécessaire pour créer des emplois productifs
dans la perspective d'un autre modèle de croissance.
2. La
deuxième erreur théorique mortelle découle de la première. Elle consiste à
maintenir la fiction selon laquelle l'Union soviétique serait un pays "
socialiste " dont le bilan serait " globalement positif ". Il
est contradictoire de reconnaître à chaque instant les monstruosités de ce
régime et de continuer à l'appeler " socialiste ". Quelle image
donne-t-on ainsi du socialisme au peuple français ? A quoi sert-il, par
exemple, de réprouver un jour l'invasion de la Tchécoslovaquie pour se taire
dès le lendemain, et ne pas rechercher, dans la logique même d'un système, et
non pas dans une " erreur " des hommes, la source de chaque crime ?
L'Union
soviétique est un cas particulier ; les problèmes de la construction du
socialisme y ont toujours interféré avec ceux de la lutte contre le
sous-développement antérieur. Le socialisme ne pouvait y être ce que concevait
Marx : le dépassement des contradictions d'un capitalisme parvenu à son plein
épanouissement, et qui pouvait donc être pacifique. Lénine, dans une situation
différente de celle envisagée par Marx, a inversé le schéma, et fait une
révolution volontariste, au nom d'un prolétariat qui existait à peine (3 % de
la population active en 1917). L'" eurocommunisme ", c'était la prise
de conscience que la situation en Europe occidentale était plus proche de celle
de Marx que de celle de Lénine. Berlinguer et le parti italien en ont seuls
tiré toutes les conséquences. Ce parti n'a cessé de grandir. Au Portugal,
Alvaro Cunhal a condamné l'eurocommunisme, et maintenu, contre vents et marées,
le mythe de l'infaillibilité de l'Union soviétique. Son parti ne régresse pas.
Le Parti
communiste français a oscillé entre les deux attitudes : il a perdu sur les
deux tableaux.
3. La
troisième erreur théorique, c'est l'absence d'une vision planétaire. Si les
élections européennes ont été le révélateur, c'est que, sur ce problème, toutes
les contradictions apparaissent sous un fort grossissement. Que signifie cette
participation à l'" Europe " lorsque on reprend les slogans chauvins
: " Achetez français", et qu'on s'oppose à l'entrée de l'Espagne, du
Portugal, de la Grèce, dans l'Europe, comme si c'était une catastrophe pour la
classe ouvrière, dont on se prétend le défenseur, si les tomates, les
artichauts, le vin, le beurre ou la viande coûtaient moins ? L'on préfère
courtiser une clientèle électorale paysanne, là encore sans lui apporter les
vrais remèdes, avec, les inéluctables reconversions qu'ils impliquent. Et,
surtout, la participation à l'Europe, c'est la participation aux crimes de
l'Occident, avec ses frigorifiques regorgeant de viande et de beurre quand les
deux tiers du monde meurent de faim. L'avenir de la France n'est ni atlantique,
ni soviétique, ni européen. La tâche essentielle, planétaire, pour une paix que
l'on prétend défendre, c'est de briser la logique suicidaire des deux blocs.
L'Europe seule n'est pas capable d'accomplir cette tâche : elle ne peut
constituer une troisième puissance qu'avec le tiers-monde, en changeant ses
rapports avec lui.
Telles sont
les trois erreurs théoriques qui ont conduit au désastre. La première a fait le
lit du patronat et de la réaction, dont la croissance aveugle est l'affaire
(dans tous les sens du mot). La seconde a fait le lit du Parti socialiste, qui
ne portait pas le boulet soviétique. La troisième a fait le lit de l'extrême
droite, insurpassable sur le plan du nationalisme et du racisme.
Un nouvel
ordre culturel
Le problème
de la décadence du Parti communiste français est celui de la décadence de
l'ensemble de notre société. La résurrection du socialisme, en France, exige
une mutation radicale.
Et d'abord
dans les trois domaines que nous avons définis :
- Création
d'un nouveau modèle de croissance, mais croissance ordonnée à des fins humaines
: croissance de l'homme, et non des profits et de la puissance ;
- Création
d'un nouveau modèle de socialisme et de démocratie, non plus fondé sur une
conception faussement " humaniste " de la " suffisance " de
l'homme, mais conscient qu'il n'y a pas de rupture sans ouverture de l'homme à
ce qui le dépasse, conscient, en un mot, qu'il est contradictoire de séparer le
socialisme de la foi ;
- Conscience
de l'unité du monde. Aucun problème, aujourd'hui, ne peut être résolu à
l'échelle de la nation : ni les problèmes de l'économie ni les problèmes de la
paix (cette " paix " que la polarisation autour de deux blocs
condamne à n'être qu'un " équilibre de la terreur "). Le problème de
la " défense " d'une nation est un faux problème : il s'agit de la
survie de l'humanité. Moins encore ne peuvent être résolus à cette échelle les
problèmes de la culture, dans l'ignorance quasi totale des sagesses de ces
trois mondes qu'on appelle " le tiers-monde ".
Un nouvel
ordre économique et politique mondial exige d'abord un nouvel ordre culturel
mondial. Le marxisme s'étiole pour n'être qu'européen. Comme le christianisme.
La politique extérieure ne peut être pensée qu'à cette échelle planétaire. Le
Parti communiste français n'est pas seul à l'avoir oublié. Puisons, dans les
réflexions sur les raisons d'un naufrage, la conscience des vrais problèmes,
qui ne sont pas ceux d'un parti mais d'un peuple et d'un monde. Nous nous
perdrons tous ensemble ou nous nous sauverons tous ensemble
.ROGER
GARAUDY
Ancien membre du bureau politique du PCF.
Ancien membre du bureau politique du PCF.