06 janvier 2015

PCF, les raisons d'un naufrage (1984)



Les trois erreurs du PCF
LE MONDE du 20.12.1984

LE prochain congrès du Parti communiste français peut marquer un effacement définitif de ce parti dans la politique française, en le marginalisant comme groupuscule, s'il poursuit sa dérive mortelle. Qui recueillerait, après le désespoir, l'héritage d'une classe ouvrière désorientée par des dirigeants aveugles et par des démagogues pilleurs d'épaves ? Qui a recueilli l'héritage du Parti communiste allemand après que les erreurs de ses dirigeants eurent facilité sa destruction ? L'année terrible de 1933, avec l'arrivée au pouvoir de Hitler, largement plébiscité par le vote de son peuple, apporte réponse à cette question. Si l'on prend la véritable mesure de l'événement, nous sommés tous concernés. Tout notre peuple. Et son avenir.
Le problème n'est nullement réglé, même pas soulevé, par le mauvais roman policier des notes de Kanapa. Ce n'est pas un faux. Ce n'est pas une révélation. C'est une banalité. Rien de nouveau n'en sort. Un éditeur expert en relations publiques a su orchestrer cette opération, même pas politique, publicitaire.
Le problème ne peut pas être résolu seulement en changeant les "méthodes". D'Althusser en Juquin, l'on reprend la même rengaine : " Remettre en cause le centralisme démocratique. " Le vrai débat ne porte pas sur les méthodes mais sur les fins, sur le fondement théorique d'une politique. Un parti conservateur peut se passer de théorie et de sujet : l'" empirisme organisateur " suffit pour maintenir des intérêts et un passé. L'opposition n'a pas d'autre " projet " que de revenir au pouvoir. Un parti novateur ne peut vivre sans une vue claire du mouvement de l'histoire, et un projet d'avenir exaltant.
Un renouveau véritable exige de tout repenser : l'analyse du mouvement historique réel, l'écoute des masses et de leurs aspirations, la méthode de pensée, d'organisation et d'action, le projet global d'avenir et de culture.
La chute du parti ne date pas de son échec aux européennes, en 1984, mais de 1968. L'on peut en dater l'origine avec précision. Tout comme on peut dater le point de départ de la crise économique mondiale : la panique de la Bourse de New-York, en octobre 1929. Le Parti communiste français est tombé sur les bas-côtés de l'histoire, le 3 mai 1968, avec l'article de Georges Marchais dans l'Humanité " De faux révolutionnaires à démasquer". Ce jour-là, le parti n'a pas perçu ce qui, sous forme chaotique, commençait à émerger. Jusque-là, les grandes convulsions sociales naissaient à des moments de crise. En 1968, le système se portait bien : taux de croissance satisfaisant, pas de chômage, peu d'inflation. C'est alors que, pendant deux mois, se manifeste la plus forte explosion de notre histoire : des millions de salariés en grève, toutes les universités en bouillonnement.
Dans la confusion, c'est vrai, naissait une conscience nouvelle : le système est plus dangereux, pour l'écrasement de l'homme et son aliénation, par ses succès que par ses ratés. Etre révolutionnaire, jusque-là, c'était faire la théorie des crises, et montrer comment libérer la production des entraves des rapports sociaux anciens. Marx l'avait fait admirablement, un siècle plus tôt. Etre révolutionnaire, désormais, c'est-à-dire, selon la méthode de Marx : dégager les contradictions spécifiques d'une époque, et, à partir de là, élaborer le projet capable de les surmonter, c'est, en cette fin du vingtième siècle, découvrir une alternative au modèle occidental de croissance qui a conduit le monde à l'impasse.
L'occasion manquée
Cette mutation fondamentale, le parti ne la voit pas et la refuse : il n'y voit que gesticulation anarchique. Et, pendant deux mois, il n'aura de cesse de rétablir le " cours normal " des choses au lieu de se sentir sommé par l'événement de découvrir un nouveau modèle de croissance et un nouveau modèle de culture. Au comité central de Nanterre, le 8 juillet 1968, analysant cette mutation et cette occasion manquée de l'histoire, j'ai dit à Marchais : " Tu seras le fossoyeur de notre parti. "
La décadence du Parti communiste français est due à trois erreurs théoriques fondamentales qui l'ont empêché de percevoir le réel et d'apporter des réponses nouvelles à des problèmes nouveaux :
1. Marx avait élaboré, dans le Capital, une théorie de la croissance. Il avait établi un rapport algébrique entre la production des moyens de production et celle des produits de consommation pour assurer une croissance optimale. (C'est, selon le manuel de Samuelson, Prix Nobel d'économie, la seule théorie de la croissance qui reste valable après un siècle.) Marx avait fait ainsi une théorie descriptive du développement du capitalisme anglais au milieu au vingtième siècle. Les dirigeants et les " théoriciens " soviétiques, et ceux des partis communistes qui les ont imités, en ont fait une théorie normative du développement du socialisme au vingtième siècle. C'était intégrer le socialisme au modèle occidental, capitaliste, de croissance, qui consiste à produire, de plus en plus et de plus en plus vite, n'importe quoi, utile, inutile, nuisible, ou même mortel.
Dans la pratique politique cela s'est traduit, pour le Parti communiste français, par l'impuissance de sa direction à voir, par exemple, que le nucléaire et l'armement étaient les deux mamelles du chômage, pour Une raison simple : ce sont les branches qui exigent les plus forts investissements par emploi créé. La direction du parti s'est ralliée à un programme nucléaire démentiel et au mythe de la " dissuasion ". La direction du parti a partagé toutes les illusions sur Concorde, et elle n'a pas vu venir la crise de l'automobile (pas plus que celle de la sidérurgie), alors que la saturation du parc était aisément prévisible. Elle mène aujourd'hui une campagne sur l'emploi à maintenir sans rien changer, au lieu de faire l'effort d'imagination pour définir un plan de reconversion nécessaire pour créer des emplois productifs dans la perspective d'un autre modèle de croissance.
2. La deuxième erreur théorique mortelle découle de la première. Elle consiste à maintenir la fiction selon laquelle l'Union soviétique serait un pays " socialiste " dont le bilan serait " globalement positif ". Il est contradictoire de reconnaître à chaque instant les monstruosités de ce régime et de continuer à l'appeler " socialiste ". Quelle image donne-t-on ainsi du socialisme au peuple français ? A quoi sert-il, par exemple, de réprouver un jour l'invasion de la Tchécoslovaquie pour se taire dès le lendemain, et ne pas rechercher, dans la logique même d'un système, et non pas dans une " erreur " des hommes, la source de chaque crime ?
L'Union soviétique est un cas particulier ; les problèmes de la construction du socialisme y ont toujours interféré avec ceux de la lutte contre le sous-développement antérieur. Le socialisme ne pouvait y être ce que concevait Marx : le dépassement des contradictions d'un capitalisme parvenu à son plein épanouissement, et qui pouvait donc être pacifique. Lénine, dans une situation différente de celle envisagée par Marx, a inversé le schéma, et fait une révolution volontariste, au nom d'un prolétariat qui existait à peine (3 % de la population active en 1917). L'" eurocommunisme ", c'était la prise de conscience que la situation en Europe occidentale était plus proche de celle de Marx que de celle de Lénine. Berlinguer et le parti italien en ont seuls tiré toutes les conséquences. Ce parti n'a cessé de grandir. Au Portugal, Alvaro Cunhal a condamné l'eurocommunisme, et maintenu, contre vents et marées, le mythe de l'infaillibilité de l'Union soviétique. Son parti ne régresse pas.
Le Parti communiste français a oscillé entre les deux attitudes : il a perdu sur les deux tableaux.
3. La troisième erreur théorique, c'est l'absence d'une vision planétaire. Si les élections européennes ont été le révélateur, c'est que, sur ce problème, toutes les contradictions apparaissent sous un fort grossissement. Que signifie cette participation à l'" Europe " lorsque on reprend les slogans chauvins : " Achetez français", et qu'on s'oppose à l'entrée de l'Espagne, du Portugal, de la Grèce, dans l'Europe, comme si c'était une catastrophe pour la classe ouvrière, dont on se prétend le défenseur, si les tomates, les artichauts, le vin, le beurre ou la viande coûtaient moins ? L'on préfère courtiser une clientèle électorale paysanne, là encore sans lui apporter les vrais remèdes, avec, les inéluctables reconversions qu'ils impliquent. Et, surtout, la participation à l'Europe, c'est la participation aux crimes de l'Occident, avec ses frigorifiques regorgeant de viande et de beurre quand les deux tiers du monde meurent de faim. L'avenir de la France n'est ni atlantique, ni soviétique, ni européen. La tâche essentielle, planétaire, pour une paix que l'on prétend défendre, c'est de briser la logique suicidaire des deux blocs. L'Europe seule n'est pas capable d'accomplir cette tâche : elle ne peut constituer une troisième puissance qu'avec le tiers-monde, en changeant ses rapports avec lui.
Telles sont les trois erreurs théoriques qui ont conduit au désastre. La première a fait le lit du patronat et de la réaction, dont la croissance aveugle est l'affaire (dans tous les sens du mot). La seconde a fait le lit du Parti socialiste, qui ne portait pas le boulet soviétique. La troisième a fait le lit de l'extrême droite, insurpassable sur le plan du nationalisme et du racisme.
Un nouvel ordre culturel
Le problème de la décadence du Parti communiste français est celui de la décadence de l'ensemble de notre société. La résurrection du socialisme, en France, exige une mutation radicale.
Et d'abord dans les trois domaines que nous avons définis :
- Création d'un nouveau modèle de croissance, mais croissance ordonnée à des fins humaines : croissance de l'homme, et non des profits et de la puissance ;
- Création d'un nouveau modèle de socialisme et de démocratie, non plus fondé sur une conception faussement " humaniste " de la " suffisance " de l'homme, mais conscient qu'il n'y a pas de rupture sans ouverture de l'homme à ce qui le dépasse, conscient, en un mot, qu'il est contradictoire de séparer le socialisme de la foi ;
- Conscience de l'unité du monde. Aucun problème, aujourd'hui, ne peut être résolu à l'échelle de la nation : ni les problèmes de l'économie ni les problèmes de la paix (cette " paix " que la polarisation autour de deux blocs condamne à n'être qu'un " équilibre de la terreur "). Le problème de la " défense " d'une nation est un faux problème : il s'agit de la survie de l'humanité. Moins encore ne peuvent être résolus à cette échelle les problèmes de la culture, dans l'ignorance quasi totale des sagesses de ces trois mondes qu'on appelle " le tiers-monde ".
Un nouvel ordre économique et politique mondial exige d'abord un nouvel ordre culturel mondial. Le marxisme s'étiole pour n'être qu'européen. Comme le christianisme. La politique extérieure ne peut être pensée qu'à cette échelle planétaire. Le Parti communiste français n'est pas seul à l'avoir oublié. Puisons, dans les réflexions sur les raisons d'un naufrage, la conscience des vrais problèmes, qui ne sont pas ceux d'un parti mais d'un peuple et d'un monde. Nous nous perdrons tous ensemble ou nous nous sauverons tous ensemble

.ROGER GARAUDY
Ancien membre du bureau politique du PCF.