Une longue continuité dans la
domination n'a-t-elle pas créé une continuité perverse ?
Autrefois : une Église, un Dieu, un roi. Aujourd'hui
: une culture, une technique, un ordre mondial.
Hors de l'Église pas de salut. Hors
de l'Occident pas de civilisation. Et toujours :
hors de ma vérité, l'erreur. Toujours un peuple élu :
hébreu, chrétien, occidental.
Dans cette perspective, aucun
dialogue n'est possible.
Aucun dialogue entre les religions,
car la religion est l'expression de la foi dans le
langage d'une culture.
Il n'y a de dialogue véritable qu'à
l'intérieur de la foi. Un dialogue interreligieux,
bien souvent, est un dialogue de sourds, puisque chaque
religion institutionnelle, par exemple le christianisme ou
l'Islam, s'estime dépositaire de la vérité
absolue. Il n'y a plus dès lors dialogue, mais controverse,
désir de prosélytisme et de conversion, pour réduire
l'autre à sa propre et unique vérité. La «
tolérance » reconnaît seulement à l'autre le droit à
l'erreur, comme condescendance ou pitié à l'égard d'un infirme ou
d'un malade.
Il n'y a de dialogue véritable que
lorsque chacun, au départ, admet qu'il a quelque
chose à apprendre de l'autre, qu'il est donc prêt à
remettre en cause telle ou telle de ses certitudes. C'est
pourquoi celui qui s'engage dans cet authentique
dialogue apparaît parfois comme un dissident en puissance à
l'égard de sa propre communauté.
Il n'y a de dialogue qu'à partir de
la conscience de ce qui manque dans notre foi, lorsque
le dialogue devient un échange et un partage dans
l'expérience de la recherche commune de Dieu, et donc
du sens.
Cet abandon si rare est pourtant la
seule forme possible de dialogue sur l'essentiel
: comment accepter la suffisance à l'égard de la
transcendance ? Quelle foi peut prétendre, comme le font les
religions, posséder la vérité exclusive et totale d'une
réalité qui, par sonprincipe même, déborde, transcende
toutes nos expériences partielles, relatives, des« dimensions
» de Dieu, de celles de l'homme, « fait à son
image » comme disent les chrétiens, « en qui Dieu a
insufflé de son esprit » est-il écrit dans le Coran ?
L'Esprit est en l'homme et en tout
être, non comme leur propriété ou leur intériorité,
mais comme le mouvement qui, à travers la
multiplicité et la dispersion des êtres, les oriente vers le Père
en un cycle sans fin: « Tout vient de Dieu et tout revient
à Lui », indique aussi le Coran.
Cette relation d'intériorité
réciproque, ce mouvement circulaire par lequel passent
incessamment l'un dans l'autre, et s'impliquent
mutuellement les trois aspects de la Trinité, les théologiens
chrétiens l'appellent la « périchorèse ».
Cette prise de conscience de la
relativité, de la « non-suffisance » des perspectives, n'implique nullement un relativisme ou un éclectisme
démobilisateurs. Elle rappelleseulement la diversité et les
richesses inépuisables des relations à Dieu. Elle permet
seulement d'échapper à l'ethnocentrisme colonialiste qui
appelle trop facilementuniverselle sa propre culture et sa
propre religion.
Elle permet de comprendre qu'une
même foi a pu, s'exprimant à travers diverses
cultures, donner naissance à de multiples religions, et que
cette multiplicité même est une richesse car elle
permet, par la fécondation réciproque d'expériences «
religieuses » différentes, d'approfondir notre propre foi, de
prendre conscience de sa spécificité : de perdre
seulement l'illusion que notre religion est la seule vraie
parce que nous ignorons
toutes les autres.
La réalité totale que nous vivons ne
peut être saisie à partir d'une perspective seulement.
Nous ne pouvons la saisir pleinement que si nous savons
vivre du dedans l'expérience des autres.
Plusieurs peintres peuvent
s'efforcer de dessiner le même modèle, placé entre eux, mais
aucun tableau ne sera identique à l'autre. L'un aura
reproduit le sujet de face, un autre de dos ou de profil.
Je ne puis juger de la fidélité de l'image à partir d'une
perspective unique, mais seulement à partir de la
perspective propre à chaque participant.
Il en est de même pour les sagesses
et les religions : chacune a essayé de traduire son
expérience du sens de la vie ou de l'Un, en fonction d'une
culture particulière, d'une histoire et d'une
civilisation. Cette multiplicité et cette relativité des « prises de vue
» sur le divin n'exclut nullement la valeur absolue et
unique de ce qui est visé et dont l'inépuisable totalité ne
peut être saisie par personne.
Il ne s'agit pas de « tolérance »,
ce qui implique un certain mépris à l'égard des «
déviants » par rapport à un modèle unique de culture, de
sagesse ou de foi, mais de respect envers des expériences,
différentes des nôtres, d'une présence qui nous dépasse. Un
dialogue ne peut conduire à une fécondation
réciproque que si chacun accepte loyalement de « se mettre à
la place » de l'autre, donc à retrouver son angle
de vue, la perspective propre à partir de laquelle il a essayé d'exprimer son irremplaçable
expérience.
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« Meilleur » signifiant : capable
d'approfondir sa propre foi, sa propre saisie de Dieu, en
l'enrichissant de l'expérience des autres hommes de foi.
Roger
Garaudy
Les fossoyeurs. Un nouvel appel aux vivants, pages 202 à 206
Les fossoyeurs. Un nouvel appel aux vivants, pages 202 à 206