Aragon, Eluard, Neruda, Hikmet furent les amis de Roger Garaudy. Ce dernier a souvent cité ces vers de Nazim Hikmet: Si je ne brûle pas,
si tu ne brûles pas,
si nous ne brûlons pas,
comment les ténèbres
deviendront-elles clarté ? NDLR
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Nazim Hikmet. 1902-1963 |
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Ai Qing, le grand poète chinois d'après la révolution |
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Le XXe siècle fut le siècle des poètes communistes.
Le nombre de poètes, parmi les plus grands, qui furent communistes,
parfois pendant quelques années mais souvent toute leur vie, avec ou
sans carte, est si important qu’il mériterait d’être remarqué. Vladimir
Maïakovski, Louis Aragon, Paul Eluard, Bertolt Brecht, Tristan Tzara,
Pablo Neruda, Cesar Vallejo, Nicolas Guillen, Nazim Hikmet, Yannis
Ritsos, Rafael Alberti, Roque Dalton, Jacques Roumain, Aï Qing, Nguyen
Din Thi, Edoardo Sanguineti, Hugues MacDiarmid, Mahmud Darwich, Samir Al
Qassim, Jack Hirschman… Et je pourrais en citer beaucoup d’autres.
La raison en tient sans doute à ce que j’appelle la "poétique du communisme".
À son plus haut, le communisme ne fut pas seulement
une politique, diversement incarnée par des partis, ni un système social
que des peuples ont tenté de construire sur un tiers du globe. Ce fut
une espérance collective. Certains diront même une religion. Le mot ne
me choque pas s’il est débarrassé de toute dimension mystique pour être
défini simplement comme une foi capable d’unir des millions d’hommes et
de femmes dans une commune espérance.
C’est Antonio Gramsci qui disait de la philosophie
qu’elle ne pouvait être vécue par les plus larges masses que comme foi.
(La foi peut être dangereuse, nous le savons. Et elle doit s’accompagner
de la critique vigilante de la raison, mais c’est la foi qui soulève
les montagnes et fait les révolutions…)
Cette espérance ne se réduit pas à l’utopie. (Même
si l’utopie dont les pères fondateurs du marxisme voulaient nous guérir
est souvent revenue par la fenêtre dans l’histoire réelle du communisme
dit scientifique..
Les poètes, d’ailleurs, même s’ils sont volontiers
enclins au rêve, ne sont en général guère portés sur l’utopie. C’est une
remarque pertinente que fait Jean Marcenac dans son essai sur Neruda
publié chez Seghers. Le royaume des poètes, à quelques exceptions près,
ce n’est pas le territoire céleste des coquecigrues théoriques mais le
monde de l’univers sensible. Et leur activité favorite ne consiste en
général pas à bâtir des châteaux en Espagne, mais plutôt à essayer, à
travers leurs images et leurs vers, de rendre compte de notre présence
sur Terre, de nos sentiments, de nos émotions, de nos idées. (Au point
qu’on pourrait parfois penser que le poète, à la différence du
romancier, ne fait guère œuvre d’imagination ; il se limite le plus
souvent à transposer ce qu’il a vécu et ressenti, à essayer de dire
juste.) En fait, le véritable domaine du poète est celui du "rêve
éveillé", d’où le mélange que l’on retrouve toujours, chez tous mais
dans des proportions variables, de réalisme et d’irréalisme. (C’est
Neruda, dans
J’avoue que j’ai vécu, qui écrivait : «
Le poète,
s’il n’est pas réaliste, est un écrivain mort. Mais le poète qui ne
serait que réaliste serait lui aussi un écrivain mort. ») Mais
au-delà de cette question toujours très controversée et qui relève de
l’esthétique, il y a un point commun à tous les poètes communistes et
par lequel ils nous intéressent dans le cadre de cette chronique dont le
lecteur attentif aura remarqué qu’elle est centrée sur la question
(peut-être pas insoluble, mais en tout cas, inépuisable) du bonheur.
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Cesar Vallejo, poète péruvien |
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À la déjà vieille question rimbaldienne de la «
magique étude du bonheur que nul n’élude »,
les poètes communistes, dans leur très grande diversité, ont apporté
une même réponse. Pour eux, de façons certes très différentes, la
recherche du bonheur personnel est liée au combat pour le bonheur
commun. L’un ne se résume pas dans l’autre, mais ils ne vont guère l’un
sans l’autre. On ne peut être complètement heureux devant le spectacle
du malheur commun. Notre bonheur et notre liberté dépendent aussi du
bonheur de tous. Certes la conquête du bonheur commun ne résout pas tous
les malheurs individuels, mais elle y contribue… Et il y a un bonheur
de participer à la lutte commune pour le bonheur.
C’est là une position poétique neuve. Avant, la
posture classique d’Horace à Ronsard, faisait de la recherche du bonheur
une affaire avant tout individuelle. Fondée notamment sur la
philosophie d’Epicure et sa quête de l’harmonie, de la paix du corps et
de l’esprit, l’ataraxie. Au XIXe siècle, avec la crise dans les rapports
"individus / société" inaugurée par la modernité, la magique étude du
bonheur semble ne plus être compatible avec la vie sociale, le destin
commun. Elle peut même conduire à fuir la société.
Avec les poètes révolutionnaires du XXe siècle, la
donne change. Sans se confondre, le "Je" peut à nouveau se conjuguer au
"Nous" ; non pas dans la simple glorification du présent, mais dans le
projet de transformer le monde. Et de transformer l’humanité. L’homme,
pour le marxisme, n’est plus seulement une créature, c’est un créateur.
Il est produit par ses circonstances mais il les produit aussi et les
produisant, il se produit lui-même. Au fond de l’humanisme marxiste
(qui constitue une grande tradition philosophique, en partie occultée en
France du fait de l’althussérisme), l’humanité se définit par son
processus d’autoproduction. S’il y a une transcendance qui conduit
l’homme à chercher toujours à se dépasser, à se libérer de ses
limitations et de ses aliénations, c’est en fait d’une
auto-transcendance qu’il s’agit. L’avenir de l’homme, c’est l’homme.
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Edoardo Sanguineti, poète italien, a été député du PCI |
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En termes poétiques, cela a souvent conduit les
poètes communistes à chercher à dépasser l’opposition entre le satirique
et le lyrique, le lyrique et l’épique, pour développer parfois ce que
Mahmud Darwich, inspiré par l’exemple de Ritsos, appelait une poésie «
épico-lyrique ».
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Paul Eluard |
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Ils l’ont fait en partant d’expériences vécues et
d’héritages poétiques différents, avec des tempéraments très différents
et parfois même opposés. Il y a ainsi des poètes profondément
mélancoliques, (et plus sensibles à la tristesse, comme Neruda, et au
malheur, voire au désespoir, comme Aragon). Et d’autres plus
naturellement portés à l’espoir ou au bonheur (comme Eluard ou Brecht).
Mais tous vont de l’un à l’autre, sans cesse. Assument l’un et l’autre.
Tous disent à la fois l’accord avec le monde et le désaccord. Tous,
d’une certaine façon, ont tenté d’aller, selon la formule d’Eluard, «
de l’horizon d’un homme à l’horizon de tous ».
Et, chemin faisant, ils ont eu des formules, des intuitions, des
pensées d’avenir sur des sujets comme le bien et le mal, la bonté,
l’amour… [...]