31 janvier 2015

Mai 68, de Garaudy à Fromonteil

Des étudiants de Poitiers aux ouvriers de Châtellerault et vice versa

par Paul Fromonteil, vice-président communiste de la région Poitou-Charentes.
Il y a deux façons de remettre en cause la réalité de Mai 68 : l'attaque frontale de Sarkozy et la réduction des mouvements au seul aspect libertaire et gauchiste (le deuxième aspect alimentant le premier !).
Si l'on veut conserver le tranchant de Mai 68 il faut bien voir la dimension globale d'une crise profonde amorçant un tournant mettant en question un ensemble de données sociétales. Cela veut dire croiser - avec leurs diversités et contradictions - la révolte étudiante et la plus formidable grève ouvrière que la France ait connue.

C'est ce point de vue que mon expérience personnelle confirme : j'étais jeune professeur à Châtellerault, petite ville ouvrière de 35 000 habitants où dix-sept usines et services seront occupés par 3 500 grévistes. J'étais aussi au secrétariat de la fédération communiste, et à ce titre en lien permanent avec le mouvement universitaire et étudiant de Poitiers. Le matin, avec les militants de Châtellerault, nous étions dans les entreprises et les bureaux ; l'après-midi, avec les étudiants et enseignants communistes de Poitiers, nous étions dans les assemblées générales. Ce lien politique établi quotidiennement a grandement contribué à faire converger salariés et étudiants dans un immense défilé de 7 000 manifestants le 13.
Le mouvement universitaire et étudiant à Poitiers a eu une certaine originalité : pas de barricades, pas d'affrontements avec les forces de l'ordre mais deux facultés (lettres et sciences) et l'ensemble des établissements scolaires occupés ; des assemblées générales avaient lieu dans le grand amphithéâtre rebaptisé « Vladimir-Oulianov-Lénine ». Par contre des heurts ont eu lieu avec des étudiants en droit et en médecine (400 étudiants de droite se sont rassemblés pour reprendre la maison des étudiants) et en juin, la contre-offensive de la droite conduite par le maire de Poitiers a rassemblé 3 500 personnes devant la préfecture.
Les luttes ouvrières dans le Chatelleraudais se déroulèrent sur d'autres terrains : les salaires et les conditions de travail. Dès le début d'une occupation toutes les entrées d'une entreprise ou d'un service étaient fortement condamnées, les piquets de grève assuraient jour et nuit la sécurité, les assemblées générales ponctuaient le mouvement. Une vigilance particulière s'exerçait à la manufacture d'armes de Châtellerault où des stocks important d'armes légères étaient entreposés.
Ces mouvements et ces luttes ne relevaient pas de la génération spontanée : une vague de luttes ouvrières, de mouvements étudiants et d'enseignants avaient marqué les deux années précédentes prolongeant les engagements pour le Vietnam et contre la guerre en Algérie. À Châtellerault, 210 000 francs avaient été collectés au début de 1968 pour le Vietnam : c'était une somme considérable à l'époque ! Aux élections législatives, le candidat communiste, en rassemblant 14 000 voix dans la circonscription de Châtellerault, avait triplé les suffrages. À Poitiers, l'Union des étudiants communistes comptait 170 adhérents et vendait 400 à 500 Clarté, le journal de l'UEC : les cellules d'enseignants couvraient l'ensemble des établissements scolaires du primaire au supérieur.
Cette situation, avec ses particularités, a été un élément sur lequel Roger Garaudy (1) s'est appuyé pour sa prise de distance à l'égard des orientations du PCF et de son opposition à la direction nationale.
Il n'est évidemment pas sans intérêt aujourd'hui de revenir sur ces débats (2). Face aux défis auxquels nous sommes aujourd'hui confrontés, il y a toujours intérêt à reprendre certaines questions ; je pense cependant que l'appui que Roger Garaudy prenait sur le « cas » de Poitiers n'était pas fondé pour justifier les idées qu'il défendait.
Nous avons certes exercé localement une influence particulière sur le mouvement étudiant en Mai 68 : dans notre petite université, les 11 000 étudiants étaient la première génération étudiante issue de milieux plutôt modestes, souvent ruraux... cela explique cela ! il est vrai que les « émissaires parisiens » de mouvements tels que celui du 22 mars de Cohn-Bendit n'ont trouvé que des échos très réduits.
Mais pour aller au fond des choses il me semble intéressant de relire le livre de Claude Prévost (3) les Étudiants et le Gauchisme. En annexe, il contient un certain nombre de textes du PCF de cette période : on peut juger sur pièces ! Au-delà de certains aspects qui ont vieilli, l'analyse de Claude Prévost prend très au sérieux « même ce qui peut paraître très déraisonnable » dans la contestation globale, dans les mirages de l'utopie, dans l'illusion que le pouvoir était à prendre, etc.
Reprendre les questions posées par Mai 68, c'est une démarche utile à la fois pour comprendre les évènements et réfléchir aux défis d'aujourd'hui.

(1) Roger Garaudy, membre du bureau politique du PCF, était titulaire de la chaire de philosophie à la faculté de lettres de Poitiers où nous avions une influence certaine (notamment avec l'Institut Hegel-Marx et l'Institut hispano-américain). Il ne fut pas réélu au comité central lors du 19e Congrès en mars 1970. [Paul Fromonteil oublie de préciser que Roger Garaudy fut exclu du PCF ! NDLR]
(2) On peut consulter aux archives du PCF le dossier « affaire Garaudy » [Tiens il y a eu une affaire ?...en 2008 encore soit presque 30 ans après certains "apparatchiks" ont encore du mal avec leur propre histoire. NDLR], les enregistrements de la Conférence nationale de juillet 1968 et du Congrès de 1970.
(3) Claude Prévost était professeur à Poitiers, chroniqueur littéraire à l'Humanité, membre du bureau départemental du PCF.