L'Humanité
Jeudi, 16 Décembre,
1993
Pour
beaucoup de participants, dont des orientalistes et chercheurs de renom, le
péril vient surtout de la misère du monde et concerne les sociétés musulmanes
elles-mêmes.
DIFFICILE
d'imaginer thème d'une actualité plus brûlante que ce «péril islamiste» dont on
a débattu pendant trois jours au palais des congrès et de la culture du Mans
(1), sous la présidence d'Alain Gresh, journaliste au «Monde diplomatique».
Thème mobilisateur si l'on en juge par l'affluence qu'il suscita.
Maxime
Rodinson, de l'Ecole pratique des hautes études, ouvre le feu. Il montre que
les démêlés entre le monde musulman et l'Occident ne datent pas d'hier (de la
chute de Grenade aux guerres d'indépendance en passant par les Croisades et la
conquête coloniale). A propos de la manière différente de concevoir le monde,
Maxime Rodinson estime qu'un moment très important se situe au XIXe siècle,
«dans le ralliement de l'Occident à l'idée de bonheur terrestre». A partir des
révolutions européennes «s'est répandue l'idée de formuler des recettes de
bonheur universellement valables». Or, «l'idée que l'islam recèle des recettes
pour construire sur terre une société idéale, harmonieuse, où il fait bon
vivre, existe chez les musulmans depuis l'époque du prophète Mohamed». A tort,
à en juger par la violence qui régnait alors et qui fit que trois des quatre
successeurs du prophète moururent assassinés. C'est pourtant cette «utopie
islamique» qui renaît aujourd'hui sur les décombres des expériences ratées.
Voyant leur sociétés péricliter alors que l'Occident prospérait, les musulmans
ont essayé - pas toujours de leur plein gré - les recettes importées d'Europe.
«Mais à l'essai ni le parlementarisme ni le socialisme n'ont satisfait les
peuples. Tous deux ont abouti à la corruption.»
Une maladie de l'islam
Maxime
Rodinson se dit «très sceptique» à l'égard de ce qu'il appelle «la nouvelle
mouture de l'islamisme» et ses promesses. «Cela fait quatorze siècle que, dans
les pays musulmans, le pouvoir est plus ou moins régi par l'islam. Pourquoi
n'a-t-il pas donné de meilleurs résultats?» Il renvoie pour finir à la thèse de
l'historien britannique Arnold Toynbee: «Les empires s'effondrent sous les
coups du prolétariat intérieur ou du prolétariat extérieur (ce qu'il appelle
«les barbares»)» et conclut: «Il y a aujourd'hui un nouveau «péril barbare»,
surtout pour les habitants des pays musulmans eux-mêmes.»
Le dernier
orateur, Roger Garaudy, conclura sur une idée proche. Pour être devenu
musulman, il n'en est pas pour autant un «islamiste». «L'islamisme, dit-il, est
une maladie de l'islam» et l'intégrisme «une réaction au colonialisme». Il
montre dans quelles conditions de catastrophe économique pour le tiers-monde -
dont fait largement partie le monde musulman - se propage cette «maladie».
«Tout ce qu'on propose aujourd'hui aux immigrés du tiers-monde, c'est de passer
du monde de la faim au monde du chômage», dit-il.
Comment se
débarrasser de la maladie de l'islamisme? En tuant les malades ou en supprimant
la cause du mal? Pour Roger Garaudy, la réponse ne souffre pas d'hésitation.
«Aujourd'hui, nous vivons dans un monde privé de sens, où l'homme est réduit à
son rôle de producteur et de consommateur, où seul a droit à la démocratie
celui qui a accès au marché. La seule solution est de rendre solvables ceux qui
ne le sont pas.»
François
Burgat, chercheur au CNRS, en poste au Caire après avoir travaillé en Algérie
(2), voit dans les réactions à l'islamisme la peur que suscite chez les
Occidentaux «la remise en cause de leur monopole idéologique». Pour lui, «la
ré-islamisation de sociétés, où l'Occident avait été un peu trop présent,
correspond à une récupération d'identité». Le processus se produit, de plus,
dans des régimes usés, souvent ressentis comme illégitimes ou corrompus (Egypte,
Algérie), qui ont porté atteinte de manière violente à la culture musulmane (le
shah en Iran ou Nasser coupant les barbes sur la place publique) et qui n'ont
laissé se développer aucune autre alternative.
Le cas de l'Algérie.
A propos de
l'Algérie, François Burgat estime que le soutien de l'Occident à l'interruption
du processus électoral est grave pour l'avenir car il montre une fois de plus
que «l'Europe défend des valeurs prétendument universelles, mais en réalité à
géométrie variable: on respecte le verdict des urnes, sauf quand ce qu'il y a
au fond des urnes nous déplaît». Résultat: une double radicalisation (de l'Etat
et des islamistes) dont il pense qu'il faudra bien sortir.
Evoquant lui
aussi l'Algérie, Roger Garaudy estime que «l'initiative de la violence revient
à ceux qui ont interrompu le processus démocratique». «Les «démocrates», qui
avaient demandé des élections libres ont applaudi à leur interruption par les
militaires.» Il rappelle que le noyau dur terroriste, les Afghans, a été formé
et financé par la CIA pour combattre les Soviétiques. Et aussi que l'Algérie a
26 milliards de dollars de dettes. «Voilà le terreau sur lequel se développe
l'islamisme, conclut-il. On ne peut pas se contenter de la répression. Il n'y a
pas d'autre choix que le dialogue ou la guerre. Maudit soit celui qui choisit
la guerre.»
Le chercheur
américain Kenneth Brown, spécialiste du Maroc, analyse le rôle joué par les
Oulémas - les docteurs de la foi musulmane - dans la cohésion des sociétés
islamiques. Intermédiaires entre le pouvoir et la population, ils font tout
pour éviter ce qui est pour eux le mal absolu: la «fitna» ou chaos. Pour cela,
tout est permis, même l'obéissance à un pouvoir tyrannique. Il prêchent donc
une théorie de la soumission qui sied particulièrement aux pouvoirs en place,
que ce soit au Maroc ou en Arabie Saoudite.
Le cas de ce
dernier pays, où la secte fondamentaliste des Wahhabites impose sa dictature
depuis 1932, est abondamment cité. Roger Garaudy note: «Le pouvoir peut y
couper autant de mains qu'il veut, emprisonner ses opposants et opprimer les
femmes, cela ne l'empêche pas d'être accueilli à bras ouverts par le club des
défenseurs de la démocratie.» Etats-Unis en tête, bien sûr. «Pourtant, dit-il,
il alimente à travers le monde toutes sortes d'intégrismes. Mais on ne l'a
jamais inscrit sur la liste des pays terroristes.» François Burgat rappelle «le
massacre de 9.000 fidèles dans la mosquée de La Mecque avec l'assistance
technique et humanitaire des services spéciaux français».
De la salle,
Abraham Serfaty affirme qu'Hassan II a entrepris une «dépersonnalisation du
Maroc comparable à celle du shah en Iran». «La tyrannie de Hassan II est si
évidente que toutes les forces, aujourd'hui, s'unissent contre lui et notamment
le mouvement national marocain héritier de Mohammed Abdou.»
Nombre
d'orateurs se réfèrent à ce penseur réformateur et moderniste. Et même Tarek
Ramadan, professeur à Genève, petit-fils du fondateur du mouvement des Frères
musulmans, Hassan el-Bannah. Il se fait le défenseur d'un islamisme qu'il
décrit comme un «engagement social». «Nous voulons assainir la société par un
programme de travail à la base.» Il dénonce une conception figée de l'islam qui
applique des jurisprudences (fiqr) anachroniques (couper la main des voleurs ou
interdire au femmes de conduire) au nom de la Charia. «Il faut tout revoir,
dit-il. Nous n'avons jamais dit qu'il fallait jeter la démocratie à la
poubelle.» Ni l'Iran, ni le Soudan, ni l'Arabie Saoudite ne peuvent servir de
modèles, dit-il. Mais il doit bien reconnaître qu'un Etat islamique
démocratique reste à inventer.
La fin de la
guerre?
Ce n'est
certainement pas l'Iran qui en donne l'exemple. L'expérience iranienne sert
pour tous de repoussoir. Deux intellectuels iraniens, Farah Khosrokhavar et
Fariba Abdelkhak, affirment que la révolution islamique fut d'abord une
réaction à la modernisation autoritaire et oppressive imposée par le shah.
Selon eux, la société iranienne est en train de conquérir «une certaine
autonomie» vis-à-vis du pouvoir des mollahs. Pour Farah Khosrokavar, «on est
arrivé à l'étiage du désespoir et une nouvelle société civile en gestation
apparaît dans laquelle l'islamisme radical n'a presque plus de partisans».
C'est aussi
l'avis d'Olivier Roy (3). «La guerre est finie, mais on ne le sait pas encore,
dit-il. Après la guerre du Golfe, quelle menace stratégique peut venir du monde
musulman. Quel pays musulman peut tenir tête à l'Occident? Le courant islamiste
est plus défensif qu'offensif. C'est lui qui subit l'agression culturelle de
l'Occident. Et en Europe, c'est plutôt à la communauté musulmane de se sentir
menacée.
Une
recherche d'identité
Une
conclusion qui rejoint celle du professeur israélien Emmanuel Sivan, conseiller
du premier ministre Yitzhak Rabin pour les affaires islamiques. «L'islam
politique, dit-il, n'existe pas. C'est la réaction à un danger qui vient
d'Etats souvent populistes. Il s'agit d'une lutte interne aux pays musulmans
eux-mêmes.» Il y voit une contre-attaque de la société civile musulmane contre
les agressions qui l'ont privée de son autonomie traditionnelle par rapport à
l'Etat. Celle-ci a été remise en cause au XIXe siècle, avec l'irruption de
modèles importés d'Europe, en Egypte précisément, par le sultan Mohamed Ali,
ancien esclave albanais devenu mamelouk.
Chacun
semble pour finir sur l'idée qu'il y a dans la «ré-islamisation» une «recherche
d'identité» sur fond de désespoir. Mohammed Arkoun, professeur d'histoire de la
pensée islamiste, y voit davantage encore: «Une recherche de sens» face à un
monde qui a perdu ses valeurs, et notamment le sens du sacré. Un monde où il
faut réapprendre «la disputation» - étude, et connaissance par le débat d'idées
qui permettait autrefois dans la tradition islamique la «transgression sans
violence». Une pratique de haute culture aujourd'hui oubliée. C'est avec elle
qu'on renoué pendant trois jours les participants au colloque du Mans. Pour
conclure avec Alain Gresh, que la démocratie laïque à la française a du bon
quand elle permet ainsi d'avancer dans la connaissance de l'autre.
(1) Les
débats, présidés par Alain Gresh, avaient été organisés par l'association «Les
Carrefours de la pensée», le journal «le Monde diplomatique», la Ligue
nationale de l'enseignement et l'université du Maine.
(2) Il est
l'auteur de «l'Islamisme au Maghreb» (Karthala).
(3)
Chercheur au CNRS, auteur de «l'Echec de l'islam politique».
FRANÇOISE GERMAIN-ROBIN
FRANÇOISE GERMAIN-ROBIN