Pourquoi je suis musulman
LE MONDE du
30.07.1983
J'ai choisi,
à vingt ans, de devenir chrétien et d'adhérer au parti communiste français.
C'était en 1933. Un moment tragique du siècle : celui du déferlement en Europe
de la grande crise économique ; celui de l'arrivée de Hitler au pouvoir.
Ce double
choix ne me paraissait nullement contradictoire, mais nécessaire, et
complémentaire : dans un monde de l'absurde et de l'horreur, retrouver un sens
à ma vie et à l'histoire en me branchant sur la foi abrahamique, sur le message
chrétien. Et, en même temps, en l'absence d'une véritable doctrine sociale
chrétienne et d'une politique chrétienne permettant de lutter contre le chaos,
chercher, dans le marxisme, une méthodologie de l'initiative historique pour un
projet capable de surmonter les contradictions mortelles du système. Le parti
communiste était alors l'adversaire le plus résolu du capitalisme et du
nazisme.
Je ne
regrette nullement ce double choix et je n'en ai honte devant personne : dans
les grands problèmes du siècle il m'a mis, pour l'essentiel, du côté de ceux
qui luttent pour l'avenir et pour l'espérance : contre Munich, pour les
républicains dans la guerre d'Espagne; dans la lutte contre Hitler où, arrêté
en septembre 1940, ce choix me valut trois ans de prisons et de camps; dans
l'effort pour la renaissance française, après la guerre, et l'opposition aux
guerres colonialistes.
D'autres se
contentaient de refléter le chaos du siècle et de conclure que la vie n'a pas
de sens : " La vie est une passion inutile ", disait Sartre, ajoutant
: " L'enfer, c'est les autres. " Chrétien, je n'ai jamais cru inutile
cette " passion " ; communiste, les autres n'étaient pas pour moi
" l'enfer ". Monod, extrapolant à toute la vie une hypothèse qui
s'était révélée féconde au niveau biologique, voulait réduire l'épopée humaine
à la " nécessité " et au " hasard ". Défendant contre lui
et Marx et Teilhard de Chardin, nous n'avons cessé d'affirmer que la vie et
l'histoire étaient un dessein volontaire, qu'elles avaient un sens.
Nous avons
lutté pour ce dessein et ce sens. Camus se faisait le prophète de cette absence
de sens, de " l'absurde ", nous proposant cette seule perspective
dérisoire : concevoir " Sisyphe heureux ". Nous avons préféré Don
Quichotte à Sisyphe, et nous poursuivions, contre vents et marées, le dialogue
entre chrétiens et marxistes, avec la certitude qu'il n'y a pas de socialisme
ni de communauté humaine véritable si l'on fait abstraction de la dimension
transcendante de l'homme, et, pas davantage, si la foi abandonne à César la
politique, on ne parvient pas à assigner des fins humaines au pouvoir
merveilleux et redoutable de nos sciences et de nos techniques.
Je n'ai
jamais cru, avec Althusser, que " l'homme est une marionnette mise en
scène par les structures ", ni avec Vahanian que " Dieu était mort
", pas plus que l'homme avec Foucault.
Même
lorsqu'il se révéla, du vingtième congrès du parti soviétique jusqu'à
l'invasion de Prague, que l'U.R.S.S. n'était pas le socialisme ; même lorsqu'il
se révéla, après le concile, que l'Église ne réalisait pas la grande espérance
d'aggiornamento du prophétique pape Jean XXIII, nous n'avons pas cessé de
tenir, de toutes nos forces, les deux bouts de la chaîne, avec mon frère Dom Helder
Camarra, avec des poignées de chrétiens et de militants, surtout du
Tiers-Monde.
1968, même
sous une forme utopique et apocalyptique, nous a fait prendre conscience que le
modèle occidental de croissance économique était plus dangereux encore par ses
succès que par ses échecs : il pervertissait la politique en " équilibre
de la terreur ", et la culture en technocratie, par absence de fins
humaines.
Il me parut
alors évident que le dialogue chrétien-marxiste, dont j'étais depuis si
longtemps l'animateur, si riche d'espoir qu'il fût, devenait " provincial
", seulement occidental. Je lançai, en 1974, une autre rencontre des
cultures qui ne contredisait pas la première mais qui l'étendait à l'échelle du
monde : le dialogue des civilisations. Nos problèmes sont planétaires. Ils ne
peuvent être résolus qu'à l'échelle planétaire. En interrogeant les sagesses de
trois mondes, trop longtemps colonisés et occidentalisés, afin de concevoir et
vivre d'autres rapports de l'homme avec Dieu, avec les autres hommes, avec la
nature.
C'est alors
que j'ai pris conscience, dans l'étude des cultures non-occidentales, des
potentialités particulières de l'islam. Non par une découverte soudaine, car
j'ai écrit mon premier essai enthousiaste sur la civilisation arabo-islamique
dès 1946, après une décisive rencontre avec le cheikh Ibrahimi. Maintenant
l'islam m'apparaissait comme apportant réponse aux questions de ma vie.
Sur trois
points capitaux pour la conscience critique de ce siècle.
1) Le
prophète Mohammed n'a jamais prétendu créer une religion nouvelle, mais nous
rappeler à la foi fondamentale d'Abraham. Dans le Coran, Moïse et Jésus sont
des prophètes de l'islam. Le monde, en lui, peut retrouver la dimension
transcendante dans l'unité de la grande tradition juive, chrétienne et
musulmane.
2) L'islam
ne sépare pas la science de la sagesse, ni la sagesse de la révélation.
La science
musulmane, à son apogée, à l'université de Cordoue, ne séparait pas la
recherche des causes de la recherche des fins, ce qui empêche la science de
dégénérer en scientisme, la technique en technocratie, la politique en
machiavélisme, en les obligeant à poser non seulement la question du "
comment " mais celle du " pourquoi ". Science et technique peuvent
ainsi être mises au service de l'épanouissement de l'homme et non de sa
destruction par l'exaspération de ses désirs et la volonté de puissance des
groupes et des nations. Quant à la révélation, elle ne s'oppose ni à la science
ni à la sagesse, mais les aide à prendre conscience de leurs limites et de
leurs postulats. La foi est une raison sans frontières.
3) L'islam
permet de poser le problème des rapports entre la foi et la politique (rapports
entre deux dimensions de l'homme) en ne les confondant pas avec celui des
rapports entre l'Église et l'État (rapports entre deux institutions) comme il
arriva trop souvent en Europe et surtout en France.
Où
existe-t-il, me dira-t-on, cet islam que vous idéalisez ? Nulle part. C'est
vrai. Si ce n'est dans un livre et dans des cœurs d'hommes. Pas plus qu'il
n'existe et n'a existé de société chrétienne. Pas plus qu'il n'existe de pays
socialiste. Cela empêche-t-il que le christianisme ou le socialisme demeurent
des ferments de nos vies personnelles pour sortir de notre petit " moi ",
et des principes régulateurs, à l'horizon toujours fuyant de l'histoire, pour
créer un avenir à visage humain ?
Tel est le
sens de ce choix de la religion de l'unité (" tawhid "), qui est en
même temps une éthique de l'action, car islam ne signifie pas soumission au
sens de passivité, de fatalisme, de résignation (ce serait alors : "
isitlam "), mais la réponse à l'appel de Dieu, réponse active, libre,
responsable.
Venir à
l'islam n'est pas pour moi renier Jésus ni Marx, mais trouver ce point que j'ai
toujours cherché, où l'acte de création artistique, l'action politique, et la
foi, ne font qu'un, et, au-delà des sarcasmes et des menaces, atteindre, comme
je l'ai écrit, à la plus haute joie : celle d'être resté, à près de 70 ans,
fidèle au rêve de mes 20 ans.
ROGER
GARAUDY