24 mars 2016

Un théologien libre, Juan José Tamayo Acosta

Je suis un théologien libre
Juan José Tamayo Acosta


La Congrégation pour la Doctrine de la Foi m'a fait l'honneur de se pencher sur mon travail théologique pendant trois ans, comme elle l’a fait avec celui de mes amis Hans Küng et Leonardo Boff. La Commission pour la Doctrine de la Foi de la Conférence espagnole Épiscopale a fait siens les résultats de l'étude. Je n'ai jamais imaginé que Vatican et les évêques espagnols donnaient tant d'importance à mes recherches.

Il est certain que cela a été un travail consciencieux et intense, étant donné l’ampleur de mon œuvre : deux thèses doctorales, près de mille articles dans les mass médias, plus de 2.000 recensions des livres de philosophie, théologie et sciences sociales, 500 études dans des revues spécialisées et plus de 30 livres. Le dernier vient de paraître aux éditions Trotta sous le titre Nouveau Paradigme Théologique. Il est sûr qu'il continuera de donner du travail, cette année, aux détectives du Vatican et de notre épiscopat.

Ma première réaction devant les critiques de ma théologie ne peut pas être autre que la reconnaissance. Combien de collègues voudraient que Rome s’occupât de leurs livres, quoique ce fût pour se faire un peu tirer les oreilles et pour avoir l'occasion de se rendre humblement au verdict vaticanesque ! Mais ils n’y arrivent pas. Et moi, qui suis un théologien libre par choix et par conviction depuis mes jeunes années, qui n'appartiens pas au clergé ni ne dépends de quelque évêque, ni n’enseigne dans les sanctuaires de la dogmatique catholique, j’ai la surprise de l’être, alors : merci beaucoup ! Et ce n'est pas un compliment et moins encore ironie, quoiqu'il y ait quelqu’ironie à me considérer  théologien hétérodoxe, quand je suis le premier à le reconnaître, à la suite de Saint Paul. « il convient qu’il y ait des hétérodoxes » en faisant prendre corps à l'affirmation d'Ernst Bloch : « Le meilleur de la religion est d’engendrer des hétérodoxes. »

Mais ma reconnaissance ne va pas sans surprise : j’ai fait l’objet d’investigations sans qu’on me consulte et l’on m’apprend l'existence d'une Note et d'un Rapport disqualifiant mes idées, une fois l'enquête terminée. Il aurait été facile de maintenir un dialogue entre collègues, même si nous n’étions pas parvenus à un accord. Habermas nous a enseigné que la raison est dialogique et non autoritaire. Dommage que l'étude de mon travail ait eu pour but de me condamner sans m’entendre et non de réaliser un débat de fond sur de grandes questions débattues aujourd'hui en la théologie. Je l’aurais fait volontiers, mais pas sous la dépendance du vieux Saint Office mais au sein de l'Académie avec lumière et sténographes.

Et en même temps que la surprise, un reproche : chaque fois que le Vatican se consacre à l’examen de théologiens et de théologiennes, il s'inquiète de l'orthodoxie plus que de l'orthopraxis. Le cardinal Ratzinger sait que pour un théologien chrétien l'Évangile est antérieur au dogme, suivre Jésus de Nazareth, antérieur à l'obéissance au Pape, le Sermon sur la Montagne au code de droit canon ; et la construction du royaume de Dieu, plus importante que la construction de l'Église.

Je me suis toujours senti très en phase et solidaire avec les théologiens maudits et encore beaucoup plus maintenant. Je vais faire un rappel subversif de certains d'entre eux. Le premier est Jésus de Nazareth, le réformateur juif, le critique de sa religion et initiateur d'un nouveau mouvement de libération : le christianisme. Je fais mémoire d’ Arius (256-336), le pieux prêtre, qui plaçait Jésus dans la proximité maximale de Dieu, mais il ne le reconnaissait pas comme Dieu pour sauver le monothéisme Chrétien. Il a été condamné en l'an 325 au concile de Nicée convoqué par l'empereur Constantin dans son palais d'été pour assurer l'unité de l'Église. Je n'oublie pas Nestorius (décédé en 451), le patriarche de Constantinople, qui ne reconnaissait pas Marie comme mère de Dieu, mais comme la mère de l'homme Jésus de Nazareth. Il a été condamné à Ephèse (431) privé de toute dignité ecclésiastique et chassé de l'Église. Il est mort banni dans le désert égyptien. Autre hétérodoxe Priscillien (350-384), évêque d'Avila, qui pratiquait une vie ascétique rigoureuse. Accusé de conduite immorale et de magie, il fut le premier hérétique à qui l’on ait appliqué la peine de mort.

En plein Moyen âge nous pensons à Joachim de Flore (mort aux environs de 1203), l'ermite de Calabre et le visionnaire apocalyptique qui a annoncé l'Utopie de l'ère de l'Esprit. Malgré l’intervention du pape Grégoire IX en sa faveur, on a considéré son œuvre comme subversive et elle a été condamnée. Maître Eckhart (1260 - aux environs de 1327) était un des sommets du mysticisme de tous les temps. Le pape Jean XXII a condamné son oeuvre comme hérétique, après sa mort.

Il ne manque pas de femmes accusées d'hérésie. La mystique béguine Marguerite Porete (morte en 1310) est tombée aux mains de l'Inquisition, qui l'a emprisonnée. Son livre le Miroir des âmes simples annihilées, a été approuvé par trois ecclésiastiques, mais il a été interdit sous peine d'excommunication et brûlé en place publique sur l'ordre de Guy II, évêque de Cambrai. Déclarée hérétique et relapse par l’Inquisition, elle fut remise au bras séculier, qui l’a brûlée vive en 1310 à Paris en place de Grèves en présence des autorités ecclésiastiques et civiles.

Guillerma  de Bohême (morte en 1281), chercheuse de Dieu et maître de vie spirituelle, à qui venaient hommes et femmes qui demandaient conseil et consolation, a pu compter sur l'appui des Cisterciens, qui l'ont enterrée dans leur abbaye de Chiaravalle, où les milanais la vénéraient comme sainte. L’Inquisition, cependant, a donné l’ordre de déterrer son cadavre et de le brûler publiquement.

Jean Hus (1369-1415), recteur de l'Université de Prague, personne fervente et de mœurs irréprochables, a critiqué durement le clergé et les riches évêques, et a mis en doute les formes de piété superficielle. Il a défendu une Église sans liens avec le pouvoir temporel. Il est venue au concile de Constance avec une promesse d'immunité qui n'a pas été respectée. Ce concile l'a condamné comme hérétique et l'a livré à l'empereur Sigismond, qui l’a fait mourir asphyxié à la fumée de poix.

Luther (1483-1546) a critiqué l’église simoniaque qui vendait le salut à prix d’or et a mis en marche la Réforme protestante centrée sur la subjectivité de la foi, l’esprit communautaire et la primauté de la Bible sur les dogmes. Un pape l’a excommunié, Léon X, et quasiment cinq siècle plus tard, un autre pape Jean Paul II, a demandé pardon pour cette condamnation.

L'Église catholique fut inflexible avec les balbutiements de la science moderne et a poursuivi quelques-uns de ses principaux fervents. Giordano Bruno (1544-1600) fut emprisonné par l’Inquisition et brûlé au Campo de las Flores. Galileo Galilei (1564-1642) dut comparaître devant le tribunal de l’Inquisition qui condamna sa théorie comme hérétique en 1633, et il passa sa vieillesse sous la surveillance de l’Inquisition.

Le mystique Jean de la Croix (1542-1591) collabora avec Thérèse de Jésus à la réforme de la vie religieuse pour vivre l’Évangile dans toute sa radicalité et sa dimension humaniste, dans un climat fraternel, avec simplicité et sans excès rigoristes. Des carmes chaussés, quelques laïcs et les gens armés l'ont retenu et enfermé dans une cellule du couvent de Tolède, où il est resté un an. il a réussi à fuir. À la fin de sa vie, les carmes déchaussés eux-mêmes l’ont persécuté et diffamé. Il a été canonisé en 1726 et déclaré docteur de l'Église en 1926.

Le théologien et philosophe Antonio Rosmini (1797-1854) mit le doigt sur les cinq plaies de l’Église : la division entre le clergé et les fidèles dans le culte, l’éducation insuffisante du clergé, la désunion des évêques, leur nomination abandonnée au pouvoir séculier et le maintien du féodalisme qui a fini par supprimer la liberté de l’Église, d’où dérivaient tous les maux. Le livre qui dénonçait ces plaies à été mis à l’index. Un siècle et demi plus tard, a commencé son procès en béatification.

Les théologiens modernistes qui ont voulu associer christianisme et modernité, droits humains et Église, échouèrent dans leur tentative. Un des plus représentatif est Alfred Loisy (1857-1940), auteurs d’importantes œuvres exégétiques, entre autres L’Évangile et l’Église où l’on peut lire cette sentence lapidaire : « Jésus a annoncé le royaume et c’est l’Église qui vint. »

Le dominicain Chenu (1895-1990) fut mis en cause pour son livre Une École de Théologie : le Saulchoir, qui fut mis à l’index. Dans les années soixante, il participa activement au Concile Vatican II et inspira Gaudium et Spes. Ce ne fut pas mieux pour son frère dans l’ordre, Congar (1904-1995) qui a dû s’exiler par trois fois, s’est vu privé de sa chaire et a dû supporter la censure de ses livres. Quelques années avant sa mort, Jean Paul II l’a nommé cardinal.

Bernard Häring, un des principaux rénovateurs de la morale catholique, s’est révélé opposé à la publication de la Humanae Vitae. Dès lors, il a été contrôlé par des fonctionnaires de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi qui ne le lâchaient pas. Il a écrit une lettre au préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, dans laquelle il avouait : « Je préférerais me trouver à nouveau devant un tribunal de Hitler » plutôt que de comparaître devant la Congrégation romaine qu'il le jugeait. Son procès, qui a duré huit ans, a été qualifié par Häring lui-même « d’authentique persécution »  parce qu'il a coïncidé avec l'apparition d'un cancer de la gorge qui l'a obligé à se soumettre à sept interventions chirurgicales, suivies de cobaltothérapie. Il est mort.

Hans Küng (1928) fut appelé à participer au Concile Vatican II par Jean XXIII, très jeune. Quinze années après, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a déclaré : « Il s’écarte de la plénitude de la vérité catholique et... il ne peut donc pas être considéré comme théologien catholique ni enseigner en tant que tel. » C’est quasiment la même disqualification que la mienne.

Léonardo Boff fut réduit au silence par deux fois : la première fois,  il a accepté de garder le silence pendant neuf mois; la deuxième fois, pour un temps indéfini. Il a cela considéré comme une humiliation et il a abandonné l'Ordre franciscain, non l'esprit de Saint François. Ivone Gebara a été aussi sanctionnée pour des déclarations au sujet de l'avortement, sorties de leur contexte.

Maintenant c’est au tour des sanctions contre les pionniers du dialogue interreligieux et interculturel. Un autre : le théologien du Sri Lanka, Tisa Balasuriya, condamné par le Vatican par ses interprétations du péché originel, de la divinité du Christ et quelques dogmes sur Marie et pour sa tentative de présenter le message chrétien en dialogue avec les religions orientales, majoritaires en Asie. Il a été suspendu a divinis pour avoir refusé de souscrire à une profession de foi qui considérait l'exclusion de la femme du sacerdoce comme découlant de la volonté divine. Quelques années après, Rome a levé la suspension.

Un autre de ceux qui sont tombés à cause du dialogue interreligieux : Jacques Dupuis, professeur de l'Université Grégorienne de Rome, qui a vécu et a enseigné en Inde pendant environ quarante ans et a élaboré « une théologie chrétienne du pluralisme religieux ». La Congrégation romaine l'a accusé d'erreurs graves contre des éléments essentiels de la foi divine et catholique.

De ce bref parcours à travers l'histoire de l'hétérodoxie chrétienne on peut tirer quelques leçons : 1) la majorité des condamnés se caractérise par une expérience religieuse profonde, une vie exemplaire, une implication dans des secteurs marginaux et une grande cohérence entre pensée et pratique. 2) Presque tous ont démontré force et lucidité d'esprit, et ils ne se sont pas laissés intimider ni par le feu des bûchers, ni par les excommunications, ni par les expulsions de leur chaire, ni par les menaces de châtiments éternels, qui existent seulement dans l'imagination de ceux qui menacent.

Je laisse la porte ouverte au dialogue. Et pour entamer ce dialogue, il me plairait de rappeler à Ratzinger et à ces collaborateurs le vers d’Antonio Machado : « Votre vérité ? Non. Vous vous la gardez ! La vérité. Nous allons la chercher ensemble. »

El Pais 11/01/2003