Je suis un théologien libre
Juan José Tamayo Acosta
Juan José Tamayo Acosta
La Congrégation pour la Doctrine de la Foi m'a
fait l'honneur de se pencher sur mon travail théologique
pendant trois ans, comme elle l’a fait avec
celui de mes amis Hans Küng et Leonardo Boff. La
Commission pour la Doctrine de la Foi de la Conférence
espagnole Épiscopale a fait siens les résultats
de l'étude. Je n'ai jamais imaginé que Vatican
et les évêques espagnols donnaient tant
d'importance à mes recherches.
Il est certain que cela a été un travail
consciencieux et intense, étant donné
l’ampleur de mon œuvre : deux thèses
doctorales, près de mille articles dans les mass
médias, plus de 2.000 recensions des livres de
philosophie, théologie et sciences sociales, 500
études dans des revues spécialisées et plus de
30 livres. Le dernier vient de paraître aux éditions
Trotta sous le titre Nouveau Paradigme Théologique.
Il est sûr qu'il continuera de donner du travail,
cette année, aux détectives du Vatican et de
notre épiscopat.
Ma première réaction devant les critiques de ma
théologie ne peut pas être autre que la
reconnaissance. Combien de collègues voudraient
que Rome s’occupât de leurs livres, quoique ce
fût pour se faire un peu tirer les oreilles et
pour avoir l'occasion de se rendre humblement au
verdict vaticanesque ! Mais ils n’y arrivent
pas. Et moi, qui suis un théologien libre par
choix et par conviction depuis mes jeunes années,
qui n'appartiens pas au clergé ni ne dépends de
quelque évêque, ni n’enseigne dans les
sanctuaires de la dogmatique catholique, j’ai la
surprise de l’être, alors : merci beaucoup !
Et ce n'est pas un compliment et moins encore
ironie, quoiqu'il y ait quelqu’ironie à me
considérer théologien
hétérodoxe, quand je suis le premier à le
reconnaître, à la suite de Saint Paul. « il
convient qu’il y ait des hétérodoxes »
en faisant prendre corps à l'affirmation d'Ernst
Bloch : « Le meilleur de la religion est
d’engendrer des hétérodoxes. »
Mais ma reconnaissance ne va pas sans surprise :
j’ai fait l’objet d’investigations sans
qu’on me consulte et l’on m’apprend
l'existence d'une Note et d'un Rapport
disqualifiant mes idées, une fois l'enquête
terminée. Il aurait été facile de maintenir un
dialogue entre collègues, même si nous n’étions
pas parvenus à un accord. Habermas nous a enseigné
que la raison est dialogique et non autoritaire.
Dommage que l'étude de mon travail ait eu pour
but de me condamner sans m’entendre et non de réaliser
un débat de fond sur de grandes questions débattues
aujourd'hui en la théologie. Je l’aurais fait
volontiers, mais pas sous la dépendance du vieux
Saint Office mais au sein de l'Académie avec lumière
et sténographes.
Et en même temps que la surprise, un reproche :
chaque fois que le Vatican se consacre à
l’examen de théologiens et de théologiennes,
il s'inquiète de l'orthodoxie plus que de l'orthopraxis.
Le cardinal Ratzinger sait que pour un théologien
chrétien l'Évangile est antérieur au dogme,
suivre Jésus de Nazareth, antérieur à l'obéissance
au Pape, le Sermon sur la Montagne au code de
droit canon ; et la construction du royaume
de Dieu, plus importante que la construction de l'Église.
Je me suis toujours senti très en phase et
solidaire avec les théologiens maudits et encore
beaucoup plus maintenant. Je vais faire un rappel
subversif de certains d'entre eux. Le premier est
Jésus de Nazareth, le réformateur juif, le
critique de sa religion et initiateur d'un nouveau
mouvement de libération : le christianisme. Je
fais mémoire d’ Arius (256-336), le pieux prêtre,
qui plaçait Jésus dans la proximité maximale de
Dieu, mais il ne le reconnaissait pas comme Dieu
pour sauver le monothéisme Chrétien. Il a été
condamné en l'an 325 au concile de Nicée convoqué
par l'empereur Constantin dans son palais d'été
pour assurer l'unité de l'Église. Je n'oublie
pas Nestorius (décédé en 451), le patriarche de
Constantinople, qui ne reconnaissait pas Marie
comme mère de Dieu, mais comme la mère de
l'homme Jésus de Nazareth. Il a été condamné
à Ephèse (431) privé de toute dignité ecclésiastique
et chassé de l'Église. Il est mort banni dans le
désert égyptien. Autre hétérodoxe Priscillien
(350-384), évêque d'Avila, qui pratiquait une
vie ascétique rigoureuse. Accusé de conduite
immorale et de magie, il fut le premier hérétique
à qui l’on ait appliqué la peine de mort.
En plein Moyen âge nous pensons à Joachim de
Flore (mort aux environs de 1203), l'ermite de
Calabre et le visionnaire apocalyptique qui a
annoncé l'Utopie de l'ère de l'Esprit. Malgré
l’intervention du pape Grégoire IX en sa
faveur, on a considéré son œuvre comme
subversive et elle a été condamnée. Maître
Eckhart (1260 - aux environs de 1327) était un
des sommets du mysticisme de tous les temps. Le
pape Jean XXII a condamné son oeuvre comme hérétique,
après sa mort.
Il ne manque pas de femmes accusées d'hérésie.
La mystique béguine Marguerite Porete (morte en
1310) est tombée aux mains de l'Inquisition, qui
l'a emprisonnée. Son livre le Miroir des âmes
simples annihilées, a été approuvé par trois
ecclésiastiques, mais il a été interdit sous
peine d'excommunication et brûlé en place
publique sur l'ordre de Guy II, évêque de
Cambrai. Déclarée hérétique et relapse par
l’Inquisition, elle fut remise au bras séculier,
qui l’a brûlée vive en 1310 à Paris en place
de Grèves en présence des autorités ecclésiastiques
et civiles.
Guillerma de
Bohême (morte en 1281), chercheuse de Dieu et maître
de vie spirituelle, à qui venaient hommes et
femmes qui demandaient conseil et consolation, a
pu compter sur l'appui des Cisterciens, qui l'ont
enterrée dans leur abbaye de Chiaravalle, où les
milanais la vénéraient comme sainte. L’Inquisition,
cependant, a donné l’ordre de déterrer son
cadavre et de le brûler publiquement.
Jean Hus (1369-1415), recteur de l'Université de
Prague, personne fervente et de mœurs irréprochables,
a critiqué durement le clergé et les riches évêques,
et a mis en doute les formes de piété
superficielle. Il a défendu une Église sans
liens avec le pouvoir temporel. Il est venue au
concile de Constance avec une promesse d'immunité
qui n'a pas été respectée. Ce concile l'a
condamné comme hérétique et l'a livré à
l'empereur Sigismond, qui l’a fait mourir
asphyxié à la fumée de poix.
Luther (1483-1546) a critiqué l’église
simoniaque qui vendait le salut à prix d’or et
a mis en marche la Réforme protestante centrée
sur la subjectivité de la foi, l’esprit
communautaire et la primauté de la Bible sur les
dogmes. Un pape l’a excommunié, Léon X, et
quasiment cinq siècle plus tard, un autre pape
Jean Paul II, a demandé pardon pour cette
condamnation.
L'Église catholique fut inflexible avec les
balbutiements de la science moderne et a poursuivi
quelques-uns de ses principaux fervents. Giordano
Bruno (1544-1600) fut emprisonné par l’Inquisition
et brûlé au Campo de las Flores. Galileo Galilei
(1564-1642) dut comparaître devant le tribunal de
l’Inquisition qui condamna sa théorie comme hérétique
en 1633, et il passa sa vieillesse sous la
surveillance de l’Inquisition.
Le mystique Jean de la Croix (1542-1591)
collabora avec Thérèse de Jésus à la réforme
de la vie religieuse pour vivre l’Évangile dans
toute sa radicalité et sa dimension humaniste,
dans un climat fraternel, avec simplicité et sans
excès rigoristes. Des carmes chaussés, quelques
laïcs et les gens armés l'ont retenu et enfermé
dans une cellule du couvent de Tolède, où il est
resté un an. il a réussi à fuir. À la fin de
sa vie, les carmes déchaussés eux-mêmes l’ont
persécuté et diffamé. Il a été canonisé en
1726 et déclaré docteur de l'Église en 1926.
Le théologien et philosophe Antonio Rosmini
(1797-1854) mit le doigt sur les cinq plaies de
l’Église : la division entre le clergé et les
fidèles dans le culte, l’éducation
insuffisante du clergé, la désunion des évêques,
leur nomination abandonnée au pouvoir séculier
et le maintien du féodalisme qui a fini par
supprimer la liberté de l’Église, d’où dérivaient
tous les maux. Le livre qui dénonçait ces
plaies à été mis à l’index. Un siècle et
demi plus tard, a commencé son procès en béatification.
Les théologiens modernistes qui ont voulu
associer christianisme et modernité, droits
humains et Église, échouèrent dans leur
tentative. Un des plus représentatif est Alfred
Loisy (1857-1940), auteurs d’importantes œuvres
exégétiques, entre autres L’Évangile et
l’Église où l’on peut lire cette
sentence lapidaire : « Jésus a annoncé le
royaume et c’est l’Église qui vint. »
Le dominicain Chenu (1895-1990) fut mis en cause
pour son livre Une École de Théologie : le
Saulchoir, qui fut mis à l’index. Dans les
années soixante, il participa activement au
Concile Vatican II et inspira Gaudium et Spes.
Ce ne fut pas mieux pour son frère dans
l’ordre, Congar (1904-1995) qui a dû s’exiler
par trois fois, s’est vu privé de sa chaire et
a dû supporter la censure de ses livres. Quelques
années avant sa mort, Jean Paul II l’a nommé
cardinal.
Bernard Häring, un des principaux rénovateurs
de la morale catholique, s’est révélé opposé
à la publication de la Humanae Vitae. Dès
lors, il a été contrôlé par des fonctionnaires
de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi qui
ne le lâchaient pas. Il a écrit une lettre au préfet
de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi,
dans laquelle il avouait : « Je préférerais
me trouver à nouveau devant un tribunal de Hitler »
plutôt que de comparaître devant la Congrégation
romaine qu'il le jugeait. Son procès, qui a duré
huit ans, a été qualifié par Häring lui-même
« d’authentique persécution »
parce qu'il a coïncidé avec l'apparition
d'un cancer de la gorge qui l'a obligé à se
soumettre à sept interventions chirurgicales,
suivies de cobaltothérapie. Il est mort.
Hans Küng (1928) fut appelé à participer au
Concile Vatican II par Jean XXIII, très jeune.
Quinze années après, la Congrégation pour la
Doctrine de la Foi a déclaré : « Il s’écarte
de la plénitude de la vérité catholique et...
il ne peut donc pas être considéré comme théologien
catholique ni enseigner en tant que tel. »
C’est quasiment la même disqualification que la
mienne.
Léonardo Boff fut réduit au silence par deux
fois : la première fois,
il a accepté de garder le silence pendant
neuf mois; la deuxième fois, pour un temps indéfini.
Il a cela considéré comme une humiliation et il
a abandonné l'Ordre franciscain, non l'esprit de
Saint François. Ivone Gebara a été aussi
sanctionnée pour des déclarations au sujet de
l'avortement, sorties de leur contexte.
Maintenant c’est au tour des sanctions contre
les pionniers du dialogue interreligieux et
interculturel. Un autre : le théologien du Sri
Lanka, Tisa Balasuriya, condamné par le Vatican
par ses interprétations du péché originel, de
la divinité du Christ et quelques dogmes sur
Marie et pour sa tentative de présenter le
message chrétien en dialogue avec les religions
orientales, majoritaires en Asie. Il a été
suspendu a divinis pour avoir refusé de
souscrire à une profession de foi qui considérait
l'exclusion de la femme du sacerdoce comme découlant
de la volonté divine. Quelques années après,
Rome a levé la suspension.
Un
autre de ceux qui sont tombés à cause du
dialogue interreligieux : Jacques Dupuis,
professeur de l'Université Grégorienne de Rome,
qui a vécu et a enseigné en Inde pendant environ
quarante ans et a élaboré « une théologie
chrétienne du pluralisme religieux ». La
Congrégation romaine l'a accusé d'erreurs graves
contre des éléments essentiels de la foi divine
et catholique.
De ce bref parcours à travers l'histoire de l'hétérodoxie
chrétienne on peut tirer quelques leçons : 1) la
majorité des condamnés se caractérise par une
expérience religieuse profonde, une vie
exemplaire, une implication dans des secteurs
marginaux et une grande cohérence entre pensée
et pratique. 2) Presque tous ont démontré force
et lucidité d'esprit, et ils ne se sont pas laissés
intimider ni par le feu des bûchers, ni par les
excommunications, ni par les expulsions de leur
chaire, ni par les menaces de châtiments éternels,
qui existent seulement dans l'imagination de ceux
qui menacent.
Je laisse la porte ouverte au dialogue. Et pour
entamer ce dialogue, il me plairait de rappeler à
Ratzinger et à ces collaborateurs le vers d’Antonio
Machado : « Votre vérité ? Non. Vous vous
la gardez ! La vérité. Nous allons la chercher
ensemble. »
El
Pais 11/01/2003
(Traduction
Élisabeth Denby Wilkes)
http://www.culture-et-foi.com/nouvelles/articles/tamayo_acosta/tamayo_acosta.htm
http://www.culture-et-foi.com/nouvelles/articles/tamayo_acosta/tamayo_acosta.htm