La
science et les techniques.
La science et les techniques peuvent-elles opérer cette
mutation et nous faire sortir de l'impasse en nous proposant des fins ?
Depuis la Renaissance, la science et les techniques semblent
avoir pris le relais de la religion. Bon nombre de nos contemporains
lui attribuent le pouvoir de combler tous les voeux humains,
d'abolir
toutes les malédictions des Bibles anciennes : elles peuvent
accomplir le travail de l'homme autrement qu'à la sueur de son front, et
éviter
aux femmes d'enfanter dans la douleur.
Elles nous ont promis la toute-puissance : « Homme, par ton
cerveau puissant, deviens un dieu, le maître et le seigneur de
tous les
éléments ! » nous suggérait déjà le Faust de Marlowe à l'aube
de la
Renaissance, et Descartes nous annonçait « une science qui nous
rende maîtres et possesseurs de la nature ». De fait, elle a
accompli,
depuis quatre siècles, des exploits éclatants.
La machine depuis le XVIe siècle
et le moteur depuis la fin du XIXe
ont extrait plus de matières, déployé plus d'énergie,
transformé ou
créé plus d'objets que n'y avait réussi l'homme depuis le début
de son
histoire.
Elles ont exploré les trois infinis : de la petitesse avec les
particules,
de la grandeur avec les galaxies, de la complexité avec la
cybernétique.
De César à Napoléon, pendant près de 2000 ans, un courrier
mettait le même temps, celui du galop d'un cheval, pour aller
de
Rome à Paris. Aujourd'hui, dans ce même temps, un avion fait
quatre
fois le tour du monde et une fusée cent fois. L a radio et la
télévision
nous confèrent même l'ubiquité : je peux être simultanément
présent
en chaque point du monde, et instantanément présent à chaque
événement.
Nul n'a jamais mieux servi la volonté de puissance de l'homme,
jusqu'à assurer à l'Occident, qui a tout subordonné à ce
développement
prométhéen des sciences et des techniques, quatre siècles
d'hégémonie mondiale, la première hégémonie totale de toute
l'histoire humaine.
Pourtant, au terme de ces quatre siècles d'ivresse de la
connaissance
et de la puissance, un nombre croissant d'hommes et de femmes
commencent à prendre plus ou moins clairement conscience de ce
qui
manque à leur éblouissante civilisation scientifique et
technique.
Le doute n'est d'abord venu que de l'extérieur, c'est-à-dire
des
résultats.
Les sciences et les techniques ont permis d'éliminer les
épidémies
de peste qui détruisaient des millions d'êtres humains, mais
elles ont
permis aussi la destruction de 60 millions d'autres êtres
humains, de
1939 à Hiroshima, et elles nous promettent infiniment mieux
encore.
Est-ce un hasard si la première machine à combustion interne,
le
canon, qui tonna pour la première fois à Crécy, en 1346, est
l'ancêtre
de tous les moteurs modernes, et si les centrales nucléaires
d'aujourd'hui
ont pour ancêtre la bombe d'Hiroshima ? Dans le premier cas, il
suffisait d'ajouter un piston au cylindre et de maîtriser les
explosions ;
dans le second cas aussi, il suffisait de canaliser
l'apocalypse.
Étrange, n'est-ce pas, que pendant si longtemps l'on n'ait pas
suspecté cette « révolution industrielle » marquée dès son
berceau, et
à chacune de ses étapes, par un « progrès » dans l'art de la
guerre et
de la destruction !
L'automobile a doté des millions d'hommes de carrosses beaucoup
plus rapides et confortables que celui de Louis XIV, mais
elle tue
200000 hommes par an dans le monde (trois Hiroshima par an!).
La mécanique des engins, la chimie des engrais, la biologie des
hybridations ont doté l'agriculture de moyens dont elle n'avait
pu
rêver depuis des millénaires, et le nombre des morts par la
faim au
XXe siècle dépasse de loin celui des âges les
plus noirs.
Les machines, avons-nous dit, peuvent
accomplir le
travail de
l'homme. C'est vrai. Elles le peuvent. Mais le font-elles? En
quel
siècle les rythmes du travail, des transports, des loisirs et
des
pollutions ont-ils engendré plus de maladies nerveuses,
d'infarctus, de
violences, de détraquement vital, d'évasions dans la drogue ou
dans le
suicide, ont-ils plus puissamment séparé l'homme des autres et
de lui-même ?
Roger Garaudy. Extrait de "Appel aux vivants". A SUIVRE ICI