Formation et développement des normes
de la vie publique: ce que le non-chrétien attend de l'Église
de la vie publique: ce que le non-chrétien attend de l'Église
p a r R O G E R G A R A U D Y
Ce que le non-chrétien attend de
l'Église quant au problème de la formation
et du développement des normes
d'une morale publique est
nécessairement fonction de
l'image du christianisme qui lui est suggérée,
en cette fin du xxe siècle, par
l'attitude de l'Église elle-même, des théologiens,
et de l'ensemble des chrétiens.
Le trait le plus saisissant du
christianisme, à notre époque, c'est, me
Dire ce que nous attendons, ce
que nous espérons de ce christianisme,
c'est donc essayer d'abord de
décrire la transformation dont nous
sommes les témoins, de définir ce
que nous croyons discerner du sens
de ce cheminement, et d'imaginer
le prolongement de cette trajectoire
dans la direction que nous ne
nous contentons pas d'attendre, mais
d'espérer de toutes nos forces,
car nous pensons que de cette orientation
dépend, pour une bonne part, la
possibilité de réaliser en commun
l'homme selon sa vocation la plus
haute.
LA
TRANSFORMATION DU CHRISTIANISME
L'un des résultats les plus
positifs du Concile, c'est, en plaçant l'homme
au centre de ses préoccupations,
d'avoir encouragé le développement
d'une théologie des valeurs
terrestres.
Cette orientation exprime un
mouvement d'ensemble du christianisme,
tant protestant que catholique,
dans cette deuxième moitié du
xxe siècle.
L'élaboration d'un nouvel humanisme
spécifiquement chrétien est
devenue possible grâce à une
réflexion profonde sur la transcendance.
Le point de départ me semble
avoir été Karl Barth, qui a porté un coup
décisif au dogmatisme en
théologie. L'on pourrait comparer cet aspect
critique de l'oeuvre de Barth à
la « révolution copernicienne » de Kant
en philosophie. A tout dogmatisme
théologique, c'est-à-dire à toute
prétention de s'installer en Dieu
et de parler en son nom, Barth oppose
le principe même de toute pensée
critique : tout ce que nous disons de
Dieu, c'est un homme qui le dit.
Cette conscience d'une
discontinuité radicale pose le problème de la
transcendance sous sa forme la
plus exigeante : Dieu est vraiment le
« tout autre ». Il n'est pas sur
le prolongement de notre raison ou de
nos valeurs. Pas de langage
commun; pas de morale commune. Le faux
dilemme de VEutyphron est
tranché : « Un acte est-il bon parce que
Dieu l'a voulu, demandait
Socrate, ou Dieu l'a-t-il voulu parce qu'il
était bon ? » C'était là mêler la
parole humaine et la parole de Dieu,
prétendre capter dans les rets de
la raison l'initiative de Dieu.
La dernière tentative faite en ce
sens était celle de Hegel réduisant Dieu,
finalement, à n'être que le tout
de l'histoire humaine, et faisant, du
même coup, de l'histoire humaine
une fausse histoire, le simple déploiement,
apparemment temporel, d'une
totalité préexistante, celle de
l'esprit. C'était à la fois
diminuer Dieu pour l'ajuster à telle étape historique
de la raison; et c'était diminuer
l'homme en le privant de ses
possibilités sans limites de
renouvellement et de création.
Barth dans son Commentaire de
VÉpître aux Romains , reprend contre
Hegel « ce que Kierkegaard
appelait la distinction qualitative infime
entre le temps et l'éternité. »
Ainsi sont sauvegardés pleinement les
droits de Dieu et les droits de
l'homme. C'est seulement si Dieu est
vraiment Dieu, le « tout autre »,
de la plus rigoureuse transcendance,
que l'homme peut être pleinement
homme. S'il y a continuité entre
Dieu et l'homme tout ce que l'on
accordera à l'un est nécessairement
retiré à l'autre. Si, au
contraire, il n'y a entre eux aucune commune
mesure, alors l'histoire devient
une création dont la responsabilité totale
incombe à l'homme, et Dieu, dans
une initiative radicale, que rien en
l'homme ne préfigure ou
n'appelle, sinon la négation de sa suffisance,
peut venir vers l'homme sans
limiter sa responsabilité ni son pouvoir
de création.
Ce problème est abordé de front
par les théologiens et les philosophes
chrétiens réfléchissant sur le
défi lancé à la foi par l'humanisme athée.
Dans son beau livre El
cristianismo no es un humanismos
Ruiz
souligne fortement la « gratuité » du Dieu biblique sur le plan
de la connaissance, i l n'est pas
une réponse immanente aux problèmes
humains; sur le plan de l'action,
la grâce n'interfère pas avec la nature.
Ainsi seulement Dieu n'est pas un
rival de l'énergie créatrice de l'homme.
Il dénonce la double erreur, soit
de faire intervenir la grâce au niveau
de l'immanence jusqu'à chercher
une réponse religieuse aux problèmes
de la science, de la technique,
de la morale ou de la politique, ce qui
est méconnaître l'autonomie des
valeurs humaines, soit au contraire,
d'accepter une « inflation de la
transcendance » qui situerait toutes
les valeurs authentiques au-delà
de ce monde et ferait de l'histoire
humaine une affaire sans
importance dont l'esprit doit se détourner
pour accomplir sa vocation.
Dans les deux cas, l'humanisme
athée, l'humanisme marxiste, a raison
de considérer que cette
conception est paralysante pour l'effort humain.
Le Concile a discerné les deux
reproches essentiels de l'humanisme
athée :
1) La religion met en cause
l'autonomie de l'homme.
2) L'espérance eschatologique est
un frein au plein épanouissement de
l'homme dans l'histoire.
Que le christianisme mérite
historiquement ce double reproche, cela
paraît peu contestable. Mais le
problème n'est pas de polémiquer sur
le passé, mais plutôt de savoir
s'il est de l'essence de la foi de jouer ce
rôle aliénant.
Gonzalez Ruiz pose cette thèse :
« La grâce n'est pas une intruse qui
vient éclipser la grandeur épique
de Prométhée » [p. 31]. « L'humanisme
que nous analysons, écrit-il [p.
23], se déclare athée parce qu'il pense
que la vocation 'prométhéenne' de
l'homme est incompatible avec la
reconnaissance de Dieu. Paul
Ricoeur formule cette réponse audacieuse,
fondée sur une profonde
compréhension de la lecture de la Bible : 'A
la différence de la sagesse
grecque, le christianisme ne condamne pas
Prométhée : la faute de
Prométhée, pour les Grecs, est d'avoir volé le
feu des techniques et des arts,
le feu de la connaissance et de la conscience.
La faute d'Adam n'est pas la
faute de Prométhée; sa désobéissance,
ce n'est pas d'être homme
technicien et savant, c'est d'avoir
rompu, dans son aventure d'homme,
le lien vital avec le divin.' ... La
réadmission de Prométhée dans le
calendrier chrétien, ajoute Gonzalez
Ruiz, ne peut être faite qu'après
une sérieuse réflexion sur le Dieu de
la Bible. » Le problème est
d'importance, car ce qu'un humaniste athée
d'aujourd'hui attend et espère du
christianisme, c'est essentiellement
cette réhabilitation p'énière de
Prométhée.
Gonzalez Ruiz s'engage résolument
sur cette voie, contribuant ainsi
à faire sauter un obstacle majeur
au dialogue entre chrétiens et marxistes :
« La présence divine dans
l'évolution cosmique et humaine est totale-
ment gratuite : on ne peut la
percevoir que par une expresse révélation
de Dieu même », écrit-il.
Contre « un déisme manipulé par
les intérêts d'une classe dominante »
et faisant de Dieu « une partie
de l'engrenage du cosmos et de la société »,
Gonzalez Ruiz constate que « ce
Dieu bouche-trou recule au fur et
à mesure que l'homme éclaire, par
son progrès propre, les zones obscures
de l'ignorance ou de
l'impuissance...; le retrait de ce « dieu »
est une condition indispensable
de l'ascension humaine, Dieu étant
devenu un rival de l'homme ».
C'est à partir de ces deux
principes : « l'inutilité de l'hypothèse de
Dieu pour expliquer les problèmes
de l'homme, et le pouvoir d'autocréation
de l'effort de l'homme, qu'il est
possible d'offrir humblement
au monde le service de
l'évangélisation ».
« Un christianisme disposé à
lutter contre toute forme d'aliénation
religieuse, poursuit-il [p. 122],
ne peut faire obstacle à l'intégration,
dans l'effort commun, du
mouvement ascendant de l'action humaine. »
« C'est l'homme qui est chargé de
produire l'histoire par un effort
constant pour se réaliser
pleinement lui-même et pour humaniser la nature.
L'on comprend ainsi que, dans la
religion biblique, la dimension religieuse
de l'homme ce soit précisément sa
responsabilité totale et plénière
sur cette évolution humanisante
du cosmos » [p. 33].
Cette « théologie du monde »,
indique le Père Chenu dans sa Préface,
a servi de matériaux au Concile
pour l'élaboration du texte sur la constitution
pastorale de l'Église.
A partir de là nous pouvons
mesurer l'importance de l'étape que
l'Église est en train de
franchir, et dire les espérances que nous pouvons
fonder sur elle.
La possibilité de cet humanisme
nouveau naît de la reconnaissance de
l'autonomie des valeurs
terrestres.
Autonomie de la science. Dieu,
selon la boutade du Père Dubarle, n'est
pas le petit supplément de nos
déficiences mentales. Si la morale peut
intervenir pour définir une
hiérarchie des urgences dans le plan des
recherches et doit intervenir
pour juger de la valeur humaine des applications
de la science au service de
l'épanouissement de l'homme ou de sa
destruction, elle n'a pas à
intervenir, pas plus que la théologie, dans le
libre déploiement de la recherche
elle-même.
Valeur propre et autonomie de
l'action pour la transformation et l'humanisation
d'un monde qui a lui-même sa
valeur propre, autonome.
L'optimisme de Teilhard de
Chardin à l'égard de ce que le monde,
par l'effort de l'homme, pourra
devenir, son exaltation du travail, de
la technique, de la recherche
scientifique, préfigure la « théologie du
travail » du Père Chenu écrivant
: « Le travail continue l'oeuvre du
créateur et, par les travailleurs,
Dieu continue à être présent au monde
en le transformant. »
L'homme et le monde de l'homme
passent ainsi, dans la théologie postconciliaire,
au centre des préoccupations du
chrétien. « La question de
l'homme, dit le Père Rahner, est
le tout de la théologie dogmatique. »
LE
SENS DE CE CHEMINEMENT
L'on nous objectera peut-être que
ce n'est pas là une attitude absolument
nouvelle dans le christianisme.
Il est vrai. Mais cette orientation vers
l'homme et le monde a été, de
fait, souvent occultée, dans la |pensée
chrétienne, par le dualisme grec
qui a régné, à peu près sans partage,
depuis le rve siècle jusqu'au
xxe siècle et qui a
fait du christianisme
ce que Nietzsche appelait avec un
juste mépris : « un platonisme pour le
peuple ».
Enseigner que ce monde n'est
qu'un échafaudage provisoire, que « la
vraie vie est ailleurs », au-delà
de la vie et de l'histoire, c'était faire du
christianisme, selon l'expression
de Rimbaud, « l'éternel voleur des
énergies humaines », ou selon
celle de Marx, « l'opium du peuple ».
C'était encourager non l'effort
pour transformer le monde, mais au
contraire le dédain de la terre,
et la résignation à toutes les iniquités de
cette « vallée de larmes » où
l'homme n'avait à effectuer qu'un court
passage en attendant un « au-delà
».
Il est vrai que le Dieu biblique
ne connaît pas de royaume spirituel
séparé du royaume terrestre. Il
est vrai que c'est la philosophie stoïcienne,
et non la Bible, qui exalte une
liberté « intérieure », séparée des
conditions extérieures,
matérielles, de la liberté. Mais i l est vrai aussi
que, dans l'histoire du
christianisme, rares sont les appels à transformer
d'abord le monde pour créer les
conditions matérielles de la spiritualité.
Lorsque cet appel a été lancé, il
a été condamné comme hérésie, depuis
les « Circoncellions » jusqu'à
Thomas Munzer. Et lorsque, hors de
l'Église et contre elle, des
révolutions ont été entreprises pour humaniser
le monde de l'homme en mettant
fin aux anciens privilèges et aux
anciennes injustices, elles ont
été invariablement condamnées comme
diaboliques, de la Révolution
française de 1789 à celles de 1948, de la
Commune de Paris à la Révolution
d'Octobre.
Ce n'est guère que dans la
deuxième moitié du xxe
siècle
que l'on commence
— souvent encore avec beaucoup de
timidité — à prendre cons-
cience que le « spiritualisme »
est l'hérésie qui a engendré les pires
divorces entre l'Église et les
hommes.
Un précurseur dans l'effort pour
dissocier le christianisme du dualisme
traditionnel fut le Père
Laberthonnière dont il est significatif que le
court et incisif essai sur « le
réalisme chrétien et l'idéalisme grec » ait
été réédité avec éclat après le
Concile de Vatican II. Poursuivant cette
recherche pour dissocier le
christianisme de l'héritage grec, celui de
Platon comme celui d'Aristote,
celui des stoïciens comme celui de
Plotin, un philosophe catholique,
Leslie Dewart, dans son beau livre
sur L'avenir de la foi tente
une généralisation de cet effort pour distinguer
ce qui est fondamental dans la
foi des formes institutionnelles
ou culturelles de la religion.
Un mouvement semblable se
développe dans la pensée protestante :
depuis que Karl Barth a enseigné
à l'actuelle génération de théologiens
que la religion est souvent le
dernier champ de bataille où l'homme
lutte contre Dieu et s'efforce de
faire de Dieu quelque chose de moins
que le souverain de la vie
entière, c'est la notion même de « religion »
(en tant qu'elle oppose au monde
un « autre monde ») qui est mise
en cause au nom de la foi.
Dietrich Bonhoeffer a commencé à parler
d'un « christianisme sans
religion » et un philosophe protestant, comme
Paul Ricoeur, a pu définir la «
religion » comme « aliénation de la foi ».
A ce mouvement pour dégager ce
qu'il y a de fondamental dans la foi
des formes culturelles prises par
la religion à telle ou telle étape de
son développement historique, se
rattachent les recherches sur la « démythisation
» de la foi, inaugurées par
Bultman avec L e Kérygme et le mythe .
L'idée maîtresse selon laquelle
la foi s'exprime nécessairement dans le
langage et les formes de pensée,
selon la conception du monde et la
philosophie d'une époque et d'une
société, n'est assurément pas contestable.
Tout au plus certains critiques
catholiques de Bultman, comme le
Père Malevez ou le Père
Caffarena, ont-ils pu poser, avec juste raison,
la question : le mythe n'est-il
pas, nécessairement, le langage du kérygme ?
Si le concept exprime et
maîtrise une réalité déjà existante, le mythe
n'est-il pas l'expression d'une
réalité qui n'existe pas encore, le langage
de la promesse et de l'appel ?
Mais si l'homme ne peut exprimer
que dans le langage du mythe, de Part,
de la poésie, cet appel de la
transcendance, comment peut-il déceler
cette interpellation de Dieu ?
L'initiative, enseigne Barth, ne
peut venir que de Dieu. Mais comment
la reconnaître ? Trop longtemps
l'intervention de Dieu n'a été située
que dans les lacunes du tissu
naturel causal, dans le miracle, ou bien
dans les failles de~notre
rationalité ou dans les défaillances de notre
pouvoir ou de notre vouloir.
Quand donc, demandait Bonhoeffer,
chercherons-nous à saisir Dieu
non dans les insuffisances, les misères
et les faiblesses de l'homme,
mais aux frontières de l'humain, au front
marchant de la création humaine,
dans la force et la plénitude de
l'homme, dans sa grandeur et dans
sa joie ?
Si l'homme ne rencontre Dieu que
dans le monde, si le monde est le
seul théâtre de ce dialogue entre
Dieu et l'homme, s'il est vrai que le
Dieu biblique ne se manifeste que
dans l'histoire, c'est-à-dire dans des
actions humaines, dans des
victoires ou des défaites, des exils ou des
révolutions, si la parole de Dieu
est toujours un acte et si Dieu appelle
les hommes à travers les
événements de la transformation sociale, alors
ne peut-on pas dire que Dieu est
partout où quelque chose de neuf est
en train de naître, partout où
une grandeur nouvelle est apportée à la
forme humaine : dans la
découverte scientifique ou technique, dans la
création artistique et la poésie,
dans la libération d'un peuple ou une
révolution sociale, partout où
l'homme devient plus semblable à l'image
de Dieu : un créateur, à tous les
niveaux de la création, celui de l'économie
et de la politique, celui de
l'invention scientifique, artistique ou
spirituelle ?
Dieu n'est-il pas dans tout ce
qui n'est pas le prolongement mécanique
du passé, sa résultante et son
produit, mais dans tout ce qui à la fois le
dépasse et l'accomplit ?
Les recherches faites pour
éliminer, de la transcendance, tout ce qui peut
faire d'elle un vestige des
superstitions primitives conduisent à intérioriser
l'expérience vécue de la
transcendance comme « l'effort pour
transcender toutes les limites
humaines avec l'aide de Dieu », selon
l'expression de Carson Blake au
Conseil OEcuménique d'Héraclion.
La transcendance devient alors
une dimension de chacun de nos actes
créateurs. « Toute conscience,
écrit l'évêque Robinson, conçoit le divin
quand elle réfléchit sur les
opérations par lesquelles elle se constitue
comme telle. »
Un marxiste, pour qui l'homme
n'est jamais la simple résultante ou
le produit du passé et des
conditions présentes, mais autre chose et plus
qui totalise et dépasse ce passé
et ces conditions, ne peut-il intégrer
cette conception de la
transcendance — qui est alors dimension fondamentale
de l'homme, et non pas seulement
attribut de Dieu, en appelant
dépassement dialectique ce moment
de l'initiative et de la création
dans lequel le christianisme a
toujours désigné, sous le nom de transcendance,
l'affleurement ou l'émergence du
divin dans l'action de
l'homme ?
LE
PROLONGEMENT DE CETTE TRAJECTOIRE
La première tâche de l'Église
n'est-elle donc pas de discerner les « signes
du temps », c'est-à-dire les
signes de la présence et de l'activité de Dieu
dans le monde, et de le suivre là
où i l est ?
Peut-être les incroyants
attendent-ils de l'Église qu'elle procède à une
nouvelle « lecture » du monde,
qu'elle juge les hommes et les régimes
politiques et sociaux moins par
leur attitude à l'égard de l'Église que
par leur attitude à l'égard de
l'homme.
L'Église a-t-elle pour mission de
défendre l'Église ou de défendre
l'homme ? Ce n'est pas une
question abstraite, purement théorique, mais
une question immédiatement
concrète, pratique.
Jusqu'ici tout se passe comme si
l'Église avait jugé les hommes, les politiques,
les régimes, d'après leur
attitude à l'égard de l'Église, d'après la
place qu'ils font, dans l'État, à
la religion. L'on se tait sur les crimes
de Franco contre l'homme, pourvu
qu'il respecte ou même étende les
privilèges traditionnels de
l'Église. La défense de l'Église passe trop
souvent avant la défense de
l'homme. Si bien que l'Église est toujours
avec ceux qui la défendent, même
si cette défense est un moyen d'écrasement
de l'homme, et toujours contre
ceux qui la combattent, même
si ce combat est une condition
nécessaire de la libération de l'homme.
Tout se passe comme si l'Église
était une fin en soi, et non pas un moyen
de rendre l'espérance visible.
Lorsqu'un prélat du plus haut
rang exalte le génocide au Viet Nam,
il n'est pas une voix officielle,
au Vatican, pour le condamner sans ambiguïté.
Cela ne serait point, dit-on,
dans la tradition, ni la règle diplomatique.
Et pourquoi l'Église ne
cesserait-elle pas d'être traditionnelle et
diplomatique pour devenir
prophétique ?
Pourquoi ne dirait-elle pas, à
ceux qui prétendent faire d'une guerre
colonialiste une croisade, ce que
le pieux Abraham Lincoln répondait à
des prêtres insolents : « Ne
disons jamais que Dieu est de notre côté.
Prions plutôt pour nous trouver
du côté de Dieu. »
Il n'est pas exclu que Dieu soit
du côté de ceux même qui le nient ; que
ce soient eux qui contribuent à
réaliser dans le monde la révolution
de Dieu. Lorsque Dieu, comme il
est rapporté au livre d'Ésaïe ( 4 5 ) ,
s'adresse à Cyrus, roi des
Perses, pour accomplir son oeuvre, il ne choisit
pas l'un de ceux qui se disent
les serviteurs de Yahvé. Au-delà de cette
parabole biblique et de ses
limites historiques, ne pouvons-nous dire
que Dieu se révèle à l'homme
comme cette force de rupture qui s'exprime
dans une révolution sociale ou
dans une lutte de libération nationale ?
Dieu n'est-il pas partout où un
groupe d'hommes lutte pour faire de
chaque homme un centre
d'initiative et de responsabilité, un créateur
à l'image de Dieu ?
Il n'est donc pas possible de le
saluer dans un Portugal où règne la
terreur fasciste et où se mène,
contre l'Angola, la dernière guerre ouvertement
colonialiste, même si, dans ce
régime, on honore la Vierge. Et
peut-être est-il possible de le
saluer à Cuba où, en trois ans, ont été
liquidés, avec l'exploitation de
l'homme, la prostitution et l'analphabétisme
que des siècles de servitude
coloniale, cautionnés par la religion,
ont perpétué dans tout le reste
de l'Amérique Latine : là, peut-être,
lutte-t-on pour faire de chaque
homme un homme, et accomplit-on la
besogne de Dieu, même si l'on y
expulse quelques prêtres franquistes.
Pourquoi Dieu serait-il toujours
du côté de « l'ordre établi » et jamais
du côté du Changement ?
Pourquoi l'Église ne
témoignerait-elle plus de sa mission prophétique
en se montrant capable de se
dresser devant Mussolini ou Hitler, dût-elle
affronter massivement le martyre,
au lieu de réserver ses foudres à ceux
qui aiment l'avenir et savent
risquer pour lui ?
Une redoutable justification a
constamment été apportée à cette attitude
sociale conservatrice par
l'interprétation traditionnelle du péché.
Ici encore la transformation de
l'enseignement biblique par les conceptions
grecques a joué un grand rôle.
Tout se passe comme si la notion
chrétienne du péché avait été
contaminée par celle de l'ôppw des
Grecs :
la démesure de l'orgueil. En
perdant d'ailleurs deux aspects importants
de l'humanisme hellénique : dans
la tragédie grecque l'sppiç conduit
à sa perte l'audacieux qui
affronte la volonté des dieux, mais c'est un
signe de la grandeur du héros
d'engager, contre le destin, ce combat
qui est perdu d'avance; en outre,
dans les époques de transition d'une
époque à une autre de la
civilisation grecque, le héros rebelle est porteur
des valeurs de l'avenir, comme
Prométhée ou comme Antigone. Là
encore la grandeur est dans la
transgression.
Or, dans la conception
traditionnelle du péché, les images de la protestation
et de la révolte prennent une
place centrale sans maintenir cette
contrepartie de la tragique
grandeur de la rébellion.
L'orgueil est le plus souvent
présenté comme le péché par excellence :
pécher, c'est ne pas savoir se
tenir à sa place. Le mythe biblique est
interprété en ce sens. Le péché,
c'est la transgression d'un ordre qui
imposait à l'homme des interdits
et des limites : la curiosité de la connaissance,
qui devient concupiscence
coupable de l'esprit; l'épanouissement
sexuel de l'homme, qui devient
concupiscence de la chair; la vivifiante
passion de maîtriser la nature et
de dominer le monde humain, qui
devient la tentation de Lucifer.
N'y a-t-il pas, comme l'a suggéré
le théologien américain Harvey Cox,
des raisons politiques à cette
assimilation millénaire du péché et de
l'insubordination ?
Lorsqu'au IVee
siècle,
avec Constantin, le christianisme devient l'idéologie
dominante et apporte sa caution à
l'autorité impériale et à la hiérarchie
sociale dont elle est le
couronnement, lorsque pendant plus de mille ans
régnera cette assimilation
redoutable de l'ordre établi avec un ordre
voulu par Dieu, le péché, selon
l'expression du Père Teilhard, sera « une
explication du mal dans une
conception Existe du monde ».
Dans une telle perspective, la
faute par excellence, le mal, c'est la rupture
de cet ordre. Symétriquement, la
piété implique l'acceptation de cet
ordre.
Il n'est point surprenant dès
lors qu'aux époques des grands ébranlements
sociaux, avec la Renaissance ou
après la Révolution française,
ce sont les rebelles qui sont les
héros les plus attachants, ceux qui font
bondir la tête et le coeur des
hommes : Lucifer, chez Milton, ou Méphistophélès
chez Goethe, ou le « Prométhée »
brisant ses chaînes de Shelley.
Au xixe siècle, tout
projet de grandeur humaine commence par un défi
au christianisme. Qu'il s'agisse
de Kierkegaard considérant que le seul
véritable péché c'est « le
désespérant refus d'être quelqu'un »; de Marx
enseignant que l'ordre social n'est
pas une réalité donnée, mais une
oeuvre qu'il appartient à l'homme
d'accomplir, d'où découlait nécessairement
ce corollaire : que la religion
est l'opium du peuple; de Nietzsche
proclamant qu'un Dieu qui ne permet pas à
l'homme, d'être créateur doit être tué.
Ainsi, depuis cinq siècles déjà,
depuis la pré-renaissance et la désagrégation
du monde féodal, le divorce va
croissant entre les aspirations
de l'homme à l'autonomie et
l'enseignement traditionnel de l'Église.
Burckhardt a montré que l'homme
médiéval n'avait conscience de
lui-même que comme élément d'un
tout, comme partie d'un ordre,
comme membre d'une communauté. Le
tournant décisif de l'histoire
moderne, c'est le moment où
l'individu peut se penser comme une
réalité autonome, non pas en
dehors de ses relations sociales, mais ne
se réduisant pas à la somme ou à
la résultante de ces relations. L'Église
a-t-elle su aborder ce tournant ?
L'on peut se demander si la
conception traditionnelle du péché n'est
pas demeurée, dans une certaine
mesure, l'expression métaphysique de
l'ordre social qui a dominé
l'Occident depuis Constantin jusqu'au
XVe siècle.
Et ne pourrait-on saisir comme
principe d'unité des diverses tentatives
théologiques qui ont précédé et
suivi le Concile de Vatican II, le souci de
réaliser une nouvelle rencontre
de l'Église et du monde ?
De ce point de vue les
non-croyants ne sont-ils pas fondés à attendre
de l'Église qu'elle repense, dans
cette perspective nouvelle, la notion
de péché pour en donner une
interprétation qui soit dans l'esprit de
notre temps.
Déjà le Père Teilhard de Chardin,
dans Christologie et évolution, a
ouvert la route. Chez les
protestants, et dans la voie défrichée par Bonhoeffer,
Harvey Cox considère que le péché
c'est moins de faire ce qui
ne doit pas être fait que de ne
pas faire ce qui doit l'être. Dans la tradition
biblique, dit-il, le péché c'est
l'abdication de l'homme, le refus
de sa responsabilité. La faute
par excellence c'est celle d'Eichman
dont la défense, à son procès,
était invariablement : j'exécutais les
ordres du Fùhrer. Le péché c'est
ainsi d'être, dans une société aliénée,
une marionnette mise en scène par
les structures, d'accepter les stéréotypes
qui me sont assignés de
l'extérieur comme modèles de ma
conduite, de se laisser porter
par l'événement. En un mot, le péché n'est
pas de vouloir être plus qu'un
homme, c'est d'accepter d'être moins
qu'un homme.
L'on ne saurait objecter ici que
l'obstacle théologique et moral à une
telle réinterprétation dynamique
et constructive du péché c'est le refus
de la violence.
Car ici encore l'optique est
faussée par l'histoire lorsqu'on ne sait plus
voir à quel moment le maintien de
l'ordre établi constitue une violence
pire qu'une révolution contre cet
ordre.
Ne pas se dresser, les armes à la
main, contre l'ordre hitlérien, c'était
se faire complice de la pire
violence : celle d'Auschwitz et de Birkenau,
de Lidice et d'Oradour.
De quel écrasement physique et
spirituel de l'homme se rendait complice
celui qui prêchait la passivité
et la « non-violence » dans l'empire des
tsars, « prison des peuples »,
terre des répressions millénaires, de l'analphabétisme
et des pogroms ? De quel
écrasement physique et spirituel
de l'homme se rend coupable
aujourd'hui celui qui prêche la passivité
et la « non-violence » dans
l'Amérique latine où tombent sur les routes,
comme dans l'Inde coloniale, les
centaines de milliers d'affamés des
Andes ou de l'Amazonie ?
Nous n'avons jamais le choix
entre la violence et la non-violence. Mais
toujours entre deux violences, et
nul ne peut nous épargner la responsabilité
concrète de déterminer en chaque
cas où est la moindre violence
et la plus féconde pour
l'épanouissement de l'homme. Répétons-le :
condamner la violence momentanée
de l'esclave qui se révolte, c'est
se rendre complice de la violence
permanente et silencieuse de celui qui
le tient enchaîné.
Il ne s'agit pas d'un problème de
« moyens » mais d'un jugement porté
sur les « fins ». Car, depuis
Constantin, l'Église n'a jamais préconisé
l'objection de conscience. Si
elle accepte donc qu'un chrétien, et même
un prêtre, porte les armes et
participe aux violences d'une guerre nationale,
au nom de quel principe de «
non-violence » leur interdirait-on
de participer à une lutte sociale
ou à une révolution, sinon parce qu'on en
condamne non pas les moyens mais
les fins ?
LA
VOCATION LA PLUS HAUTE ET SA POSSIBILITÉ
Ce conditionnement historique et
le retard théologique qui en découle
ont conduit à cette situation
présente : les chrétiens ne savent pas comment
vivre dans une révolution.
Est-ce à dire qu'il leur manque
une théologie de la révolution ? Il ne
m'appartient pas d'en juger.
Encore qu'il existe des précédents, chez
Thomas Miinzer par exemple, ou
chez Jan Huss, ou chez les « Niveleurs
» anglais.
Le dénominateur commun de ces
pionniers de la révolution chrétienne,
d'un christianisme
révolutionnaire, c'est peut-être d'avoir pris au
sérieux la prière demandant à
Dieu que sa volonté « soit faite sur la
terre comme au ciel ».
Loisy disait des premières
générations chrétiennes : elles attendaient le
Royaume, c'est l'Église qui est
venue. Avec le millénarisme militant de
Miinzer, par exemple, des
chrétiens se remettent non pas seulement à
espérer le Royaume, mais à
combattre pour le réaliser : « La foi, dans
son principe originaire, disait
Mûnzer, nous donne d'accomplir des
choses impossibles, dont les
délicats ne sauraient imaginer qu'elles
doivent advenir. » Et il afirmait
les deux thèmes essentiels de sa théologie
de la Révolution : d'abord
appliquer cette force de la foi à la transformation
réelle de ce monde pour accomplir
pleinement l'homme, et
ensuite ne jamais oublier
d'ordonner cette rénovation de la vie terrestre
à une finalité toujours plus
haute. La foi, dans cette perspective, n'est
plus opium, mais ferment de la
création continuée du monde par
l'homme, et ouverture de
l'histoire humaine vers un horizon sans
fin.
S'il est vrai, pour chaque homme,
que Dieu l'a créé créateur, la tâche
primordiale d'un chrétien, dans
le monde, n'est-elle pas de lutter
contre
toutes les formes d' « aliénation
» qui dégradent l'homme en faisant
du sujet un objet
? Ceci, à notre époque, a un sens
concret : mettre fin
à la condition prolétarienne qui
fait de chaque travailleur non pas une
fin mais un moyen, un
moyen de produire de la plus-value; mettre
fin à toutes les formes de
colonialisme ou de néo-colonialisme qui
empêchent des millions d'hommes
d'accéder à la dignité d'être les
artisans de leur propre destin;
mettre fin à une situation de course aux
armements et de guerre latente ou
virtuelle, qui a pour effet de contraindre
chaque peuple à consacrer à la
destruction possible de l'homme, les
richesses et les pouvoirs qui
permettraient de donner à des millions
d'hommes la possibilité d'accéder
à la dignité proprement humaine
d'êtres cultivés, responsables et
créateurs.
La lutte concrète contre ces
aliénations de l'homme (c'est-à-dire contre
tout ce qui empêche des millions
d'hommes d'être des hommes, des
créateurs à l'image de Dieu) peut
et doit devenir le lien de solidarité le
plus fort entre chrétiens et
marxistes.
Les marxistes ne sauraient
oublier ce qu'ils doivent, sur ce plan, à l'enseignement
chrétien.
L'humanisme grec a découvert et
élaboré un aspect et un moment
essentiel de la liberté : celui
de la nécessité et de la connaissance de
la nécessité. La liberté la plus
haute, c'est alors la nécessité comprise.
Dans la conception hellénique du
monde et de l'homme, l'idée de création
est absente.
Dans la conception judéo-chrétienne,
au contraire, la création est
première et la liberté de l'homme
ne se définit plus comme conscience
de la nécessité, mais comme
participation à l'acte créateur. Les récits
du Nouveau Testament annoncent
cette « bonne nouvelle » : l'homme
peut à chaque instant commencer
un nouvel avenir, maîtriser les lois
de la nature et de la société. La
Résurrection du Christ est le paradigme
de cette liberté nouvelle : la
mort, la limite par excellence, par
quoi se définit notre inexorable
finitude, la mort même a été vaincue.
Cette expérience vécue de la
possibilité de s'arracher au monde « donné »
et d'inaugurer un nouvel avenir
est celle d'une double transcendance :
la transcendance radicale de Dieu
par rapport à l'homme fonde la
transcendance de l'homme par
rapport à la nature, à la société et à sa
propre histoire.
Si l'homme est autre chose que le
produit nécessaire des lois de la nature
et des structures de la société,
le prolongement et la résultante de son
passé, il ne peut exercer un
droit de reprise sur la nécessité du monde
que s'il participe à l'acte même
de la création continuée du monde.
Il appartient aux marxistes de
reconnaître l'importance de cet apport
chrétien dans leur héritage non
seulement culturel mais militant.
Mais cela même leur donne le
droit d'attendre de l'Église un dynamisme
nouveau.
A la différence du premier Adam
qui a commis le péché originel majeur
de se laisser dicter sa conduite
de l'extérieur, de s'abandonner aux sollicitations
d'un serpent, le deuxième Adam,
Jésus, a affirmé la prérogative
essentielle de l'homme, celle par
laquelle i l s'est élevé définitivement
au-dessus du règne de la nature :
son message essentiel n'est-il
pas d'avoir montré que les forces
qui régnent dans le monde n'ont
pas le pouvoir de déterminer l'homme,
que l'homme peut se libérer
de sa dépendance à l'égard de
tous les destins : ni les forces économiques,
ni les rapports de classe, ni les
pulsions de l'instinct et de la physiologie,
ni les pressions psychologiques
et morales de la famille, de la
classe ou de la nation, aucune
exigence structurelle de la nature ou
de la'société ne peut le
déterminer entièrement, même si toutes ces
données conditionnent dans une
très large mesure ses actes et ses pensées.
L'essentiel du message de Jésus
n'est-il pas le message de cette transcendance,
de ce dépassement dialectique,
libérant l'homme de la tyrannie
des forces infrapersonnelles ou
suprapersonnelles ?
Quand donc l'Église nous
rappellera-t-elle, dans ses actes quotidiens,
que l'exigence que Dieu nous a
rendue sensible par la « geste » du
Christ, c'est la défatalisation
de l'histoire et la désaliénation de
l'homme ?
Ce que les incroyants, en ce
dernier tiers du xxe
siècle,
attendent d'abord
de l'Église, c'est qu'elle rende
au message de Jésus sa force de rupture
à l'égard du donné.
Cela suppose d'abord que l'accent
soit mis moins fortement sur la
piété personnelle et
l'intériorité spirituelle, et davantage sur la dimension
historique et sociale de l'amour.
Le christianisme historique,
traditionnel, a souvent donné à l'incroyant
le sentiment que la foi
impliquait un retrait du monde, un repli sur soi
ou sur le sanctuaire.
Est-il vrai qu'il existe, dans la
vie, un moment spécial ou un lieu spécial,
ou une activité spéciale — qui
s'appellerait le culte — pour signifier la
réponse à l'interpellation de
Dieu ?
La mort du Christ, scandale pour
toutes les religions antérieures, ne
signifie-t-elle pas, au
contraire, une solidarité plénière avec le monde
qui exclut la possibilité de
délimiter un domaine particulier du sacré,
de cadastrer un secteur religieux
de la vie ?
Mais alors, si la parole de Dieu
ne peut se circonscrire dans le formulaire
d'un catéchisme ou même d'un credo,
si la parole de Dieu est un acte,
au sens même où Jésus est le
Verbe de Dieu, dans quelles actions de
l'homme, dans quels événements
historiques, politiques ou sociaux,
l'Église apprendra-t-elle à lire
les gestes de Dieu ?
Cette lecture essentielle des «
signes du temps », selon l'expression
du Pape Jean, ne consiste-t-elle
pas à rechercher humblement, c'est-àdire
avec les seules ressources d'une
intelligence toute humaine, sans
aucune prétention de transcender
l'histoire, ses tâtonnements, ses
erreurs et ses chutes, quelle
organisation des rapports humains garantit
plus pleinement à chaque homme la
possibilité de déployer ses capacités
et ses dons, d'être un créateur ?
N'est-ce pas là le contenu le
plus haut de l'espérance humaine, pas en
dehors de la vie, pas en dehors
de l'histoire, mais dans ce monde historique
et charnel où se noue le dialogue
le plus pathétique de l'humain
et du divin ?
N'appartient-il pas à l'Église
d'être alors aux côtés de tous ceux,
croyants, mécréants, hérétiques
ou athées, qui rendent cette espérance
visible à l'horizon des hommes ?
La réalisation concrète de cette
tâche exige infiniment plus qu'une bienfaisance
individuelle ou une charité
d'Église : une redistribution fondamentale
de la richesse et du pouvoir.
Cela met en cause,
fondamentalement, ce qu'il est convenu d'appeler
« la doctrine sociale de l'Église
».
Ce serait trop peu de redire avec
Jaurès que l'Église a commencé à
s'occuper des faibles quand ils
sont devenus une force. Que la première
« Encyclique sociale », Rerum
Novarum , est venue quarante-trois ans
après le Manifeste communiste,
vingt-sept ans après la Première Internationale,
et surtout après le Syllabus et,
plus généralement après l'anathème
jeté depuis un siècle contre
toutes les révolutions politiques ou
sociales.
Mais il serait vain ici d'ouvrir
le contentieux du passé. Il est plus fécond
de tourner notre visage vers le
soleil levant, de nous efforcer de définir,
avec clarté, l'étape prochaine à
franchir pour amenuiser le fossé qui
s'est creusé entre l'Église et
ceux qui aiment l'avenir.
L'obstacle essentiel, sur le plan
social, c'est le fait que la « doctrine
sociale de l'Église »,
lorsqu'elle se définit par rapport au capitalisme et
au socialisme, se fonde sur un
postulat tragique : le postulat selon lequel :
« Ce n'est pas des lois humaines,
mais de la nature qu'émane le droit
de propriété individuelle;
l'autorité publique ne peut donc l'abolir »
(Encyclique Rerum Novarum). Dans''
Quadragesimo Anno, l'on ajoute :
« c'est de la nature et donc
du Créateur que les hommes ont reçu le droit
de propriété privée. » La
propriété privée, rappelle Pie XII, est « la
garantie de la liberté
essentielle de la personne humaine ».
L'Encyclique Mater et Magistra
souligne, en se référant à Rerum Novarum ,
que « la propriété privée même des
biens de production . . . est un droit
naturel que l'État ne peut
supprimer ».
La conclusion pratique d'une
telle attitude était dégagée avec la plus
grande clarté déjà par
l'Encyclique Rerum Novarum : « Qu'il reste
donc bien établi que le premier
fondement à poser par tous ceux qui
veulent sincèrement le bien du
peuple, c'est l'inviolabilité de la propriété
privée... La théorie socialiste
de la propriété collective est... contraire
aux droits naturels des
individus. »
A partir de ce principe, l'Église
n'a cessé de condamner le socialisme
dans son essence même, alors
qu'elle ne condamne du capitalisme que
les abus.
Il s'agit de savoir si ce «
principe » est théologique, ou s'il exprime
seulement la survivance d'une
tradition politique constantinienne, qui
a constamment prétendu donner un
fondement théologique à l'esclavage,
puis au servage, avant de donner
sa caution au système de la
propriété privée de type
capitaliste et à son corollaire : le salariat.
Il ne m'appartient pas de donner
à cette question une réponse théologique,
mais seulement de rappeler, sur
le seul plan historique, que la
propriété privée des moyens de
production a conduit le capitalisme aux
pires formes de l'oppression et
de l'écrasement de l'individu; dans le
prolétariat européen comme dans
les colonies. Car s'il est vrai que la
propriété privée, surtout celle
des moyens de production, donne de
puissantes armes à l'individu
pour sa propre expansion, elle livre,
désarmés, à cette expansion, tous
ceux qui ne possèdent pas cette propriété
privée des moyens de production.
C'est donc dans son principe
même que le capitalisme est
destructeur de la liberté dont i l se réclame.
Une élémentaire logique, qui a
reçu d'un siècle et demi d'expansion
du capitalisme la plus sanglante
des vérifications historiques, nous
montre que si la propriété est la
garantie de la liberté, garantir la liberté
de chaque homme (et non des
privilégiés), ne pas sacrifier la liberté
de l'immense majorité des
non-possédants, à une poignée de privilégiés
disposant, avec la propriété des
moyens de production, d'une domination
absolue sur les autres, exige que
l'on institue une propriété collective
des grands moyens de production
afin que chacun puisse disposer
de sa part d'initiative et de
responsabilité dans la gestion de l'économie,
dans la production et la
répartition des biens qui conditionnent l'épanouissement
de tous et de chacun.
Si bien que l'une des prochaines
étapes à franchir et qui répondrait à
l'attente des masses profondes
des peuples (croyants ou incroyants),
c'est une inversion, sur le plan
social, de la « doctrine sociale de l'Église »
l'amenant, à la lumière d'une
longue expérience historique et dans
l'esprit de notre temps, non plus
à condamner le socialisme dans son
principe et le capitalisme dans
ses excès, mais le capitalisme dans son
principe et le socialisme dans
ses perversions.
Sans doute l'Encyclique Populorum
Progressio marque-t-elle un commencement
d'évolution : les formulations
sont plus nuancées.
Elle subordonne « tous les
droits, y compris ceux de propriété et de
libre commerce » à l'exigence
humaine première de « promouvoir
tout homme et tout l'homme ».
Elle déclare, en conséquence, que « la
propriété privée ne constitue
pour personne un droit inconditionnel et
absolu ».
Mais les conclusions pratiques
demeurent timides : l'on condamne « un
certain capitalisme » et non le
principe même du système.
Trop hâtivement certains ont pu
voir dans la formule : « le bien commun
exige donc parfois
l'expropriation », un contenu révolutionnaire. Mais
l'expropriation pour cause
d'utilité publique n'a rien à voir avec le
socialisme et se pratique dans
les régimes les plus conservateurs.
La révolution est au contraire
condamnée « sauf le cas de tyrannie
évidente et prolongée ».
Si bien qu'en définitive c'est «
un certain capitalisme », « le principe
fondamental du libéralisme comme
règle des échanges commerciaux,
qui est ici mis en question ». Et
nullement le principe même du capitalisme.
Il semble qu'un certain
capitalisme d'État soit considéré comme
acceptable et, en tout cas, le
principe d'une propriété collective des
moyens de production n'est pas
évoqué, le nom du socialisme n'est
même pas prononcé. Les
précédentes Encycliques « sociales », depuis
Rerum Novarum non seulement ne
sont pas répudiées, mais au contraire
invoquées dès le préambule comme
ayant correctement « projeté sur
les questions sociales de leur
temps la lumière de l'Évangile ».
Mais le mouvement esquissé est
désormais irréversible. Même si les
textes officiels ne reflètent
encore que faiblement la métamorphosé
en cours, la poussée des hommes
s'exprime avec une force croissante.
Déjà, si l'on ne parle pas du
socialisme, du moins n'est-il pas anathématisé.
Le progrès est incontestable par
rapport au passé.
C'est ainsi par exemple qu'après
l'Encyclique sur le développement,
animé par son esprit et le
prolongeant, un groupe d'évêques du Tiers-
Monde, d'Amérique latine, d'Asie
et d'Afrique, sous l'impulsion généreuse
de Monseigneur Helder Camara,
archevêque brésilien, ont dessiné
déjà les contours doctrinaux d'un
proche avenir de l'Église.
Sensibles à la colère des peuples
dans lesquels ils vivent, ils ont souci
de désolidariser leur Église du
système d'oppression colonialiste et
capitaliste. Ils rappellent l'avertissement
solennel de saint Jean, dans
l'Apocalypse, aux chrétiens de
Rome opprimant les peuples et trafiquant
des esclaves : « Sortez, ô mon
peuple, quittez-la, de peur que,
solidaires de ses fautes, vous
n'ayez à pâtir de ses plaies. »
Ils affirment avec force que
l'Église ne peut être solidaire d'aucun système
politique, économique et social :
« Dès qu'un système cesse d'assurer
le bien commun au profit de
l'intérêt de quelques-uns, elle doit
non seulement dénoncer
l'injustice, mais se dégager du système inique,
prête à collaborer avec un autre
système mieux adapté aux besoins du
temps et plus juste. »
Si l'abandon des privilèges n'a
pas été consenti de bon gré, « sachons
au moins reconnaître la main de
Dieu... dans les événements qui nous
obligent à ce sacrifice ».
Condamnant les émigrés des pays
révolutionnaires qui, sous prétexte
de religion, « ne fuient en
réalité que pour sauver leur richesse et leurs
privilèges », ces évêques
ajoutent : « L'Église, depuis un siècle, a toléré
le capitalisme... peu conforme à
la morale des prophètes et de l'Évangile.
Mais elle ne peut que se réjouir
de voir apparaître dans l'humanité un
autre système social, moins
éloigné de cette morale. »
Évoquant le « vrai socialisme »,
ils déclarent : « Bien loin de le bouder,
sachons y adhérer avec joie,
comme à une forme de vie sociale mieux
adaptée à notre temps, et plus
conforme à l'esprit de l'Évangile. Nous
éviterons ainsi que certains
confondent Dieu et la religion avec les
oppresseurs du monde des pauvres
et des travailleurs que sont, en effet,
le féodalisme, le capitalisme et
l'impérialisme. »
Écartant toute équivoque, le
texte des évêques rappelle les déclarations
au Concile de Monseigneur Franic,
évêque de Split : « Aujourd'hui
les ouvriers deviennent de plus
en plus conscients que le travail constitue
une partie de la personne
humaine... Toute vente ou achat du travail
est une sorte d'esclavage...
L'évolution de la société humaine progresse
en ce sens, et même dans ce
système qu'on dit n'être pas aussi sensible
que nous à l'égard de la personne
humaine, c'est-à-dire le marxisme. »
Peut-être trouvons-nous dans ce
texte d'évêques du Tiers Monde l'expression
la plus avancée des aspirations
de ceux des chrétiens qui pensent
que, dans un monde déchiré, la tâche
de leur Église est de rendre l'espérance
visible.
TROIS
EXIGENCES
Dans le désordre d'une pensée qui
se cherche pour tenter de se hausser
au niveau de l'événement,
c'est-à-dire de la gigantesque métamorphose
du xxe siècle, voici
donc quelques réflexions sur ce que les non-chrétiens
attendent de l'Église pour
l'élaboration et le développement des normes
d'une morale publique.
Cela se ramène, au fond, à trois
exigences précises :
1) La reconnaissance de
l'autonomie des valeurs humaines, de la connaissance
et de l'action.
2) L'accueil à l'ambition
prométhéenne de l'homme d'une création
continuée du monde et de l'homme
par l'homme.
3) La décision claire de «
dédouaner » le mot et la réalité du socialisme
comme condition de
l'épanouissement sans limite de tout l'homme et de
tous les hommes.
Nous attendons avec angoisse et
avec espoir que soit franchie cette
étape, car notre avenir commun en
dépend. Il n'est demandé à aucun
chrétien d'être moins chrétien,
mais de l'être plus pleinement, c'est-àdire
de savoir apporter une réponse
chrétienne aux problèmes de notre
temps et dans l'esprit de notre
temps.
Car nous avons cette certitude
profonde : le communisme ne pourra
réussir pleinement que lorsqu'il
aura intégré le meilleur de l'apport
chrétien à l'image de l'homme,
mais cette intégration ne sera pleinement
possible que lorsque ces valeurs
chrétiennes fondamentales ne seront
plus occultées par l'attitude
conservatrice de l'Église.
1968 / No. 35