21 janvier 2013

Ce que le non-chrétien attend de l'Église quant au problème de la formation et du développement des normes d'une morale publique



Formation et développement des normes
de la vie publique:
ce que le non-chrétien attend de l'Église

p a r  R O G E R  G A R A U D Y

Ce que le non-chrétien attend de l'Église quant au problème de la formation
et du développement des normes d'une morale publique est
nécessairement fonction de l'image du christianisme qui lui est suggérée,
en cette fin du xxe siècle, par l'attitude de l'Église elle-même, des théologiens,
et de l'ensemble des chrétiens.
Le trait le plus saisissant du christianisme, à notre époque, c'est, me
semble-t-il, qu'il est un christianisme en marche.
Dire ce que nous attendons, ce que nous espérons de ce christianisme,
c'est donc essayer d'abord de décrire la transformation dont nous
sommes les témoins, de définir ce que nous croyons discerner du sens
de ce cheminement, et d'imaginer le prolongement de cette trajectoire
dans la direction que nous ne nous contentons pas d'attendre, mais
d'espérer de toutes nos forces, car nous pensons que de cette orientation
dépend, pour une bonne part, la possibilité de réaliser en commun
l'homme selon sa vocation la plus haute.


LA TRANSFORMATION DU CHRISTIANISME

L'un des résultats les plus positifs du Concile, c'est, en plaçant l'homme
au centre de ses préoccupations, d'avoir encouragé le développement
d'une théologie des valeurs terrestres.
Cette orientation exprime un mouvement d'ensemble du christianisme,
tant protestant que catholique, dans cette deuxième moitié du
xxe siècle.
L'élaboration d'un nouvel humanisme spécifiquement chrétien est
devenue possible grâce à une réflexion profonde sur la transcendance.
Le point de départ me semble avoir été Karl Barth, qui a porté un coup
décisif au dogmatisme en théologie. L'on pourrait comparer cet aspect
critique de l'oeuvre de Barth à la « révolution copernicienne » de Kant
en philosophie. A tout dogmatisme théologique, c'est-à-dire à toute
prétention de s'installer en Dieu et de parler en son nom, Barth oppose
le principe même de toute pensée critique : tout ce que nous disons de
Dieu, c'est un homme qui le dit.
Cette conscience d'une discontinuité radicale pose le problème de la
transcendance sous sa forme la plus exigeante : Dieu est vraiment le
« tout autre ». Il n'est pas sur le prolongement de notre raison ou de
nos valeurs. Pas de langage commun; pas de morale commune. Le faux
dilemme de VEutyphron est tranché : « Un acte est-il bon parce que
Dieu l'a voulu, demandait Socrate, ou Dieu l'a-t-il voulu parce qu'il
était bon ? » C'était là mêler la parole humaine et la parole de Dieu,
prétendre capter dans les rets de la raison l'initiative de Dieu.
La dernière tentative faite en ce sens était celle de Hegel réduisant Dieu,
finalement, à n'être que le tout de l'histoire humaine, et faisant, du
même coup, de l'histoire humaine une fausse histoire, le simple déploiement,
apparemment temporel, d'une totalité préexistante, celle de
l'esprit. C'était à la fois diminuer Dieu pour l'ajuster à telle étape historique
de la raison; et c'était diminuer l'homme en le privant de ses
possibilités sans limites de renouvellement et de création.
Barth dans son Commentaire de VÉpître aux Romains , reprend contre
Hegel « ce que Kierkegaard appelait la distinction qualitative infime
entre le temps et l'éternité. » Ainsi sont sauvegardés pleinement les
droits de Dieu et les droits de l'homme. C'est seulement si Dieu est
vraiment Dieu, le « tout autre », de la plus rigoureuse transcendance,
que l'homme peut être pleinement homme. S'il y a continuité entre
Dieu et l'homme tout ce que l'on accordera à l'un est nécessairement
retiré à l'autre. Si, au contraire, il n'y a entre eux aucune commune
mesure, alors l'histoire devient une création dont la responsabilité totale
incombe à l'homme, et Dieu, dans une initiative radicale, que rien en
l'homme ne préfigure ou n'appelle, sinon la négation de sa suffisance,
peut venir vers l'homme sans limiter sa responsabilité ni son pouvoir
de création.
Ce problème est abordé de front par les théologiens et les philosophes
chrétiens réfléchissant sur le défi lancé à la foi par l'humanisme athée.
Dans son beau livre El cristianismo no es un humanismos
Ruiz souligne fortement la « gratuité » du Dieu biblique sur le plan
de la connaissance, i l n'est pas une réponse immanente aux problèmes
humains; sur le plan de l'action, la grâce n'interfère pas avec la nature.
Ainsi seulement Dieu n'est pas un rival de l'énergie créatrice de l'homme.
Il dénonce la double erreur, soit de faire intervenir la grâce au niveau
de l'immanence jusqu'à chercher une réponse religieuse aux problèmes
de la science, de la technique, de la morale ou de la politique, ce qui
est méconnaître l'autonomie des valeurs humaines, soit au contraire,
d'accepter une « inflation de la transcendance » qui situerait toutes
les valeurs authentiques au-delà de ce monde et ferait de l'histoire
humaine une affaire sans importance dont l'esprit doit se détourner
pour accomplir sa vocation.
Dans les deux cas, l'humanisme athée, l'humanisme marxiste, a raison
de considérer que cette conception est paralysante pour l'effort humain.
Le Concile a discerné les deux reproches essentiels de l'humanisme
athée :
1) La religion met en cause l'autonomie de l'homme.
2) L'espérance eschatologique est un frein au plein épanouissement de
l'homme dans l'histoire.
Que le christianisme mérite historiquement ce double reproche, cela
paraît peu contestable. Mais le problème n'est pas de polémiquer sur
le passé, mais plutôt de savoir s'il est de l'essence de la foi de jouer ce
rôle aliénant.
Gonzalez Ruiz pose cette thèse : « La grâce n'est pas une intruse qui
vient éclipser la grandeur épique de Prométhée » [p. 31]. « L'humanisme
que nous analysons, écrit-il [p. 23], se déclare athée parce qu'il pense
que la vocation 'prométhéenne' de l'homme est incompatible avec la
reconnaissance de Dieu. Paul Ricoeur formule cette réponse audacieuse,
fondée sur une profonde compréhension de la lecture de la Bible : 'A
la différence de la sagesse grecque, le christianisme ne condamne pas
Prométhée : la faute de Prométhée, pour les Grecs, est d'avoir volé le
feu des techniques et des arts, le feu de la connaissance et de la conscience.
La faute d'Adam n'est pas la faute de Prométhée; sa désobéissance,
ce n'est pas d'être homme technicien et savant, c'est d'avoir
rompu, dans son aventure d'homme, le lien vital avec le divin.' ... La
réadmission de Prométhée dans le calendrier chrétien, ajoute Gonzalez
Ruiz, ne peut être faite qu'après une sérieuse réflexion sur le Dieu de
la Bible. » Le problème est d'importance, car ce qu'un humaniste athée
d'aujourd'hui attend et espère du christianisme, c'est essentiellement
cette réhabilitation p'énière de Prométhée.
Gonzalez Ruiz s'engage résolument sur cette voie, contribuant ainsi
à faire sauter un obstacle majeur au dialogue entre chrétiens et marxistes :
« La présence divine dans l'évolution cosmique et humaine est totale-
ment gratuite : on ne peut la percevoir que par une expresse révélation
de Dieu même », écrit-il.
Contre « un déisme manipulé par les intérêts d'une classe dominante »
et faisant de Dieu « une partie de l'engrenage du cosmos et de la société »,
Gonzalez Ruiz constate que « ce Dieu bouche-trou recule au fur et
à mesure que l'homme éclaire, par son progrès propre, les zones obscures
de l'ignorance ou de l'impuissance...; le retrait de ce « dieu »
est une condition indispensable de l'ascension humaine, Dieu étant
devenu un rival de l'homme ».
C'est à partir de ces deux principes : « l'inutilité de l'hypothèse de
Dieu pour expliquer les problèmes de l'homme, et le pouvoir d'autocréation
de l'effort de l'homme, qu'il est possible d'offrir humblement
au monde le service de l'évangélisation ».
« Un christianisme disposé à lutter contre toute forme d'aliénation
religieuse, poursuit-il [p. 122], ne peut faire obstacle à l'intégration,
dans l'effort commun, du mouvement ascendant de l'action humaine. »
« C'est l'homme qui est chargé de produire l'histoire par un effort
constant pour se réaliser pleinement lui-même et pour humaniser la nature.
L'on comprend ainsi que, dans la religion biblique, la dimension religieuse
de l'homme ce soit précisément sa responsabilité totale et plénière
sur cette évolution humanisante du cosmos » [p. 33].
Cette « théologie du monde », indique le Père Chenu dans sa Préface,
a servi de matériaux au Concile pour l'élaboration du texte sur la constitution
pastorale de l'Église.
A partir de là nous pouvons mesurer l'importance de l'étape que
l'Église est en train de franchir, et dire les espérances que nous pouvons
fonder sur elle.
La possibilité de cet humanisme nouveau naît de la reconnaissance de
l'autonomie des valeurs terrestres.
Autonomie de la science. Dieu, selon la boutade du Père Dubarle, n'est
pas le petit supplément de nos déficiences mentales. Si la morale peut
intervenir pour définir une hiérarchie des urgences dans le plan des
recherches et doit intervenir pour juger de la valeur humaine des applications
de la science au service de l'épanouissement de l'homme ou de sa
destruction, elle n'a pas à intervenir, pas plus que la théologie, dans le
libre déploiement de la recherche elle-même.
Valeur propre et autonomie de l'action pour la transformation et l'humanisation
d'un monde qui a lui-même sa valeur propre, autonome.
L'optimisme de Teilhard de Chardin à l'égard de ce que le monde,
par l'effort de l'homme, pourra devenir, son exaltation du travail, de
la technique, de la recherche scientifique, préfigure la « théologie du
travail » du Père Chenu écrivant : « Le travail continue l'oeuvre du
créateur et, par les travailleurs, Dieu continue à être présent au monde
en le transformant. »
L'homme et le monde de l'homme passent ainsi, dans la théologie postconciliaire,
au centre des préoccupations du chrétien. « La question de
l'homme, dit le Père Rahner, est le tout de la théologie dogmatique. »


LE SENS DE CE CHEMINEMENT

L'on nous objectera peut-être que ce n'est pas là une attitude absolument
nouvelle dans le christianisme. Il est vrai. Mais cette orientation vers
l'homme et le monde a été, de fait, souvent occultée, dans la |pensée
chrétienne, par le dualisme grec qui a régné, à peu près sans partage,
depuis le rve siècle jusqu'au xxe siècle et qui a fait du christianisme
ce que Nietzsche appelait avec un juste mépris : « un platonisme pour le
peuple ».
Enseigner que ce monde n'est qu'un échafaudage provisoire, que « la
vraie vie est ailleurs », au-delà de la vie et de l'histoire, c'était faire du
christianisme, selon l'expression de Rimbaud, « l'éternel voleur des
énergies humaines », ou selon celle de Marx, « l'opium du peuple ».
C'était encourager non l'effort pour transformer le monde, mais au
contraire le dédain de la terre, et la résignation à toutes les iniquités de
cette « vallée de larmes » où l'homme n'avait à effectuer qu'un court
passage en attendant un « au-delà ».
Il est vrai que le Dieu biblique ne connaît pas de royaume spirituel
séparé du royaume terrestre. Il est vrai que c'est la philosophie stoïcienne,
et non la Bible, qui exalte une liberté « intérieure », séparée des
conditions extérieures, matérielles, de la liberté. Mais i l est vrai aussi
que, dans l'histoire du christianisme, rares sont les appels à transformer
d'abord le monde pour créer les conditions matérielles de la spiritualité.
Lorsque cet appel a été lancé, il a été condamné comme hérésie, depuis
les « Circoncellions » jusqu'à Thomas Munzer. Et lorsque, hors de
l'Église et contre elle, des révolutions ont été entreprises pour humaniser
le monde de l'homme en mettant fin aux anciens privilèges et aux
anciennes injustices, elles ont été invariablement condamnées comme
diaboliques, de la Révolution française de 1789 à celles de 1948, de la
Commune de Paris à la Révolution d'Octobre.
Ce n'est guère que dans la deuxième moitié du xxe siècle que l'on commence
— souvent encore avec beaucoup de timidité — à prendre cons-
cience que le « spiritualisme » est l'hérésie qui a engendré les pires
divorces entre l'Église et les hommes.
Un précurseur dans l'effort pour dissocier le christianisme du dualisme
traditionnel fut le Père Laberthonnière dont il est significatif que le
court et incisif essai sur « le réalisme chrétien et l'idéalisme grec » ait
été réédité avec éclat après le Concile de Vatican II. Poursuivant cette
recherche pour dissocier le christianisme de l'héritage grec, celui de
Platon comme celui d'Aristote, celui des stoïciens comme celui de
Plotin, un philosophe catholique, Leslie Dewart, dans son beau livre
sur L'avenir de la foi tente une généralisation de cet effort pour distinguer
ce qui est fondamental dans la foi des formes institutionnelles
ou culturelles de la religion.
Un mouvement semblable se développe dans la pensée protestante :
depuis que Karl Barth a enseigné à l'actuelle génération de théologiens
que la religion est souvent le dernier champ de bataille où l'homme
lutte contre Dieu et s'efforce de faire de Dieu quelque chose de moins
que le souverain de la vie entière, c'est la notion même de « religion »
(en tant qu'elle oppose au monde un « autre monde ») qui est mise
en cause au nom de la foi. Dietrich Bonhoeffer a commencé à parler
d'un « christianisme sans religion » et un philosophe protestant, comme
Paul Ricoeur, a pu définir la « religion » comme « aliénation de la foi ».
A ce mouvement pour dégager ce qu'il y a de fondamental dans la foi
des formes culturelles prises par la religion à telle ou telle étape de
son développement historique, se rattachent les recherches sur la « démythisation
» de la foi, inaugurées par Bultman avec L e Kérygme et le mythe .
L'idée maîtresse selon laquelle la foi s'exprime nécessairement dans le
langage et les formes de pensée, selon la conception du monde et la
philosophie d'une époque et d'une société, n'est assurément pas contestable.
Tout au plus certains critiques catholiques de Bultman, comme le
Père Malevez ou le Père Caffarena, ont-ils pu poser, avec juste raison,
la question : le mythe n'est-il pas, nécessairement, le langage du kérygme ?
Si le concept exprime et maîtrise une réalité déjà existante, le mythe
n'est-il pas l'expression d'une réalité qui n'existe pas encore, le langage
de la promesse et de l'appel ?
Mais si l'homme ne peut exprimer que dans le langage du mythe, de Part,
de la poésie, cet appel de la transcendance, comment peut-il déceler
cette interpellation de Dieu ?
L'initiative, enseigne Barth, ne peut venir que de Dieu. Mais comment
la reconnaître ? Trop longtemps l'intervention de Dieu n'a été située
que dans les lacunes du tissu naturel causal, dans le miracle, ou bien
dans les failles de~notre rationalité ou dans les défaillances de notre
pouvoir ou de notre vouloir. Quand donc, demandait Bonhoeffer,
chercherons-nous à saisir Dieu non dans les insuffisances, les misères
et les faiblesses de l'homme, mais aux frontières de l'humain, au front
marchant de la création humaine, dans la force et la plénitude de
l'homme, dans sa grandeur et dans sa joie ?
Si l'homme ne rencontre Dieu que dans le monde, si le monde est le
seul théâtre de ce dialogue entre Dieu et l'homme, s'il est vrai que le
Dieu biblique ne se manifeste que dans l'histoire, c'est-à-dire dans des
actions humaines, dans des victoires ou des défaites, des exils ou des
révolutions, si la parole de Dieu est toujours un acte et si Dieu appelle
les hommes à travers les événements de la transformation sociale, alors
ne peut-on pas dire que Dieu est partout où quelque chose de neuf est
en train de naître, partout où une grandeur nouvelle est apportée à la
forme humaine : dans la découverte scientifique ou technique, dans la
création artistique et la poésie, dans la libération d'un peuple ou une
révolution sociale, partout où l'homme devient plus semblable à l'image
de Dieu : un créateur, à tous les niveaux de la création, celui de l'économie
et de la politique, celui de l'invention scientifique, artistique ou
spirituelle ?
Dieu n'est-il pas dans tout ce qui n'est pas le prolongement mécanique
du passé, sa résultante et son produit, mais dans tout ce qui à la fois le
dépasse et l'accomplit ?
Les recherches faites pour éliminer, de la transcendance, tout ce qui peut
faire d'elle un vestige des superstitions primitives conduisent à intérioriser
l'expérience vécue de la transcendance comme « l'effort pour
transcender toutes les limites humaines avec l'aide de Dieu », selon
l'expression de Carson Blake au Conseil OEcuménique d'Héraclion.
La transcendance devient alors une dimension de chacun de nos actes
créateurs. « Toute conscience, écrit l'évêque Robinson, conçoit le divin
quand elle réfléchit sur les opérations par lesquelles elle se constitue
comme telle. »
Un marxiste, pour qui l'homme n'est jamais la simple résultante ou
le produit du passé et des conditions présentes, mais autre chose et plus
qui totalise et dépasse ce passé et ces conditions, ne peut-il intégrer
cette conception de la transcendance — qui est alors dimension fondamentale
de l'homme, et non pas seulement attribut de Dieu, en appelant
dépassement dialectique ce moment de l'initiative et de la création
dans lequel le christianisme a toujours désigné, sous le nom de transcendance,
l'affleurement ou l'émergence du divin dans l'action de
l'homme ?


LE PROLONGEMENT DE CETTE TRAJECTOIRE

La première tâche de l'Église n'est-elle donc pas de discerner les « signes
du temps », c'est-à-dire les signes de la présence et de l'activité de Dieu
dans le monde, et de le suivre là où i l est ?
Peut-être les incroyants attendent-ils de l'Église qu'elle procède à une
nouvelle « lecture » du monde, qu'elle juge les hommes et les régimes
politiques et sociaux moins par leur attitude à l'égard de l'Église que
par leur attitude à l'égard de l'homme.
L'Église a-t-elle pour mission de défendre l'Église ou de défendre
l'homme ? Ce n'est pas une question abstraite, purement théorique, mais
une question immédiatement concrète, pratique.
Jusqu'ici tout se passe comme si l'Église avait jugé les hommes, les politiques,
les régimes, d'après leur attitude à l'égard de l'Église, d'après la
place qu'ils font, dans l'État, à la religion. L'on se tait sur les crimes
de Franco contre l'homme, pourvu qu'il respecte ou même étende les
privilèges traditionnels de l'Église. La défense de l'Église passe trop
souvent avant la défense de l'homme. Si bien que l'Église est toujours
avec ceux qui la défendent, même si cette défense est un moyen d'écrasement
de l'homme, et toujours contre ceux qui la combattent, même
si ce combat est une condition nécessaire de la libération de l'homme.
Tout se passe comme si l'Église était une fin en soi, et non pas un moyen
de rendre l'espérance visible.
Lorsqu'un prélat du plus haut rang exalte le génocide au Viet Nam,
il n'est pas une voix officielle, au Vatican, pour le condamner sans ambiguïté.
Cela ne serait point, dit-on, dans la tradition, ni la règle diplomatique.
Et pourquoi l'Église ne cesserait-elle pas d'être traditionnelle et
diplomatique pour devenir prophétique ?
Pourquoi ne dirait-elle pas, à ceux qui prétendent faire d'une guerre
colonialiste une croisade, ce que le pieux Abraham Lincoln répondait à
des prêtres insolents : « Ne disons jamais que Dieu est de notre côté.
Prions plutôt pour nous trouver du côté de Dieu. »
Il n'est pas exclu que Dieu soit du côté de ceux même qui le nient ; que
ce soient eux qui contribuent à réaliser dans le monde la révolution
de Dieu. Lorsque Dieu, comme il est rapporté au livre d'Ésaïe ( 4 5 ) ,
s'adresse à Cyrus, roi des Perses, pour accomplir son oeuvre, il ne choisit
pas l'un de ceux qui se disent les serviteurs de Yahvé. Au-delà de cette
parabole biblique et de ses limites historiques, ne pouvons-nous dire
que Dieu se révèle à l'homme comme cette force de rupture qui s'exprime
dans une révolution sociale ou dans une lutte de libération nationale ?
Dieu n'est-il pas partout où un groupe d'hommes lutte pour faire de
chaque homme un centre d'initiative et de responsabilité, un créateur
à l'image de Dieu ?
Il n'est donc pas possible de le saluer dans un Portugal où règne la
terreur fasciste et où se mène, contre l'Angola, la dernière guerre ouvertement
colonialiste, même si, dans ce régime, on honore la Vierge. Et
peut-être est-il possible de le saluer à Cuba où, en trois ans, ont été
liquidés, avec l'exploitation de l'homme, la prostitution et l'analphabétisme
que des siècles de servitude coloniale, cautionnés par la religion,
ont perpétué dans tout le reste de l'Amérique Latine : là, peut-être,
lutte-t-on pour faire de chaque homme un homme, et accomplit-on la
besogne de Dieu, même si l'on y expulse quelques prêtres franquistes.
Pourquoi Dieu serait-il toujours du côté de « l'ordre établi » et jamais
du côté du Changement ?
Pourquoi l'Église ne témoignerait-elle plus de sa mission prophétique
en se montrant capable de se dresser devant Mussolini ou Hitler, dût-elle
affronter massivement le martyre, au lieu de réserver ses foudres à ceux
qui aiment l'avenir et savent risquer pour lui ?
Une redoutable justification a constamment été apportée à cette attitude
sociale conservatrice par l'interprétation traditionnelle du péché.
Ici encore la transformation de l'enseignement biblique par les conceptions
grecques a joué un grand rôle. Tout se passe comme si la notion
chrétienne du péché avait été contaminée par celle de l'ôppw des Grecs :
la démesure de l'orgueil. En perdant d'ailleurs deux aspects importants
de l'humanisme hellénique : dans la tragédie grecque l'sppiç conduit
à sa perte l'audacieux qui affronte la volonté des dieux, mais c'est un
signe de la grandeur du héros d'engager, contre le destin, ce combat
qui est perdu d'avance; en outre, dans les époques de transition d'une
époque à une autre de la civilisation grecque, le héros rebelle est porteur
des valeurs de l'avenir, comme Prométhée ou comme Antigone. Là
encore la grandeur est dans la transgression.
Or, dans la conception traditionnelle du péché, les images de la protestation
et de la révolte prennent une place centrale sans maintenir cette
contrepartie de la tragique grandeur de la rébellion.
L'orgueil est le plus souvent présenté comme le péché par excellence :
pécher, c'est ne pas savoir se tenir à sa place. Le mythe biblique est
interprété en ce sens. Le péché, c'est la transgression d'un ordre qui
imposait à l'homme des interdits et des limites : la curiosité de la connaissance,
qui devient concupiscence coupable de l'esprit; l'épanouissement
sexuel de l'homme, qui devient concupiscence de la chair; la vivifiante
passion de maîtriser la nature et de dominer le monde humain, qui
devient la tentation de Lucifer.
N'y a-t-il pas, comme l'a suggéré le théologien américain Harvey Cox,
des raisons politiques à cette assimilation millénaire du péché et de
l'insubordination ?
Lorsqu'au IVee siècle, avec Constantin, le christianisme devient l'idéologie
dominante et apporte sa caution à l'autorité impériale et à la hiérarchie
sociale dont elle est le couronnement, lorsque pendant plus de mille ans
régnera cette assimilation redoutable de l'ordre établi avec un ordre
voulu par Dieu, le péché, selon l'expression du Père Teilhard, sera « une
explication du mal dans une conception Existe du monde ».
Dans une telle perspective, la faute par excellence, le mal, c'est la rupture
de cet ordre. Symétriquement, la piété implique l'acceptation de cet
ordre.
Il n'est point surprenant dès lors qu'aux époques des grands ébranlements
sociaux, avec la Renaissance ou après la Révolution française,
ce sont les rebelles qui sont les héros les plus attachants, ceux qui font
bondir la tête et le coeur des hommes : Lucifer, chez Milton, ou Méphistophélès
chez Goethe, ou le « Prométhée » brisant ses chaînes de Shelley.
Au xixe siècle, tout projet de grandeur humaine commence par un défi
au christianisme. Qu'il s'agisse de Kierkegaard considérant que le seul
véritable péché c'est « le désespérant refus d'être quelqu'un »; de Marx
enseignant que l'ordre social n'est pas une réalité donnée, mais une
oeuvre qu'il appartient à l'homme d'accomplir, d'où découlait nécessairement
ce corollaire : que la religion est l'opium du peuple; de Nietzsche
 proclamant qu'un Dieu qui ne permet pas à l'homme, d'être créateur doit être tué.
Ainsi, depuis cinq siècles déjà, depuis la pré-renaissance et la désagrégation
du monde féodal, le divorce va croissant entre les aspirations
de l'homme à l'autonomie et l'enseignement traditionnel de l'Église.
Burckhardt a montré que l'homme médiéval n'avait conscience de
lui-même que comme élément d'un tout, comme partie d'un ordre,
comme membre d'une communauté. Le tournant décisif de l'histoire
moderne, c'est le moment où l'individu peut se penser comme une
réalité autonome, non pas en dehors de ses relations sociales, mais ne
se réduisant pas à la somme ou à la résultante de ces relations. L'Église
a-t-elle su aborder ce tournant ?
L'on peut se demander si la conception traditionnelle du péché n'est
pas demeurée, dans une certaine mesure, l'expression métaphysique de
l'ordre social qui a dominé l'Occident depuis Constantin jusqu'au
XVe siècle.
Et ne pourrait-on saisir comme principe d'unité des diverses tentatives
théologiques qui ont précédé et suivi le Concile de Vatican II, le souci de
réaliser une nouvelle rencontre de l'Église et du monde ?
De ce point de vue les non-croyants ne sont-ils pas fondés à attendre
de l'Église qu'elle repense, dans cette perspective nouvelle, la notion
de péché pour en donner une interprétation qui soit dans l'esprit de
notre temps.
Déjà le Père Teilhard de Chardin, dans Christologie et évolution, a
ouvert la route. Chez les protestants, et dans la voie défrichée par Bonhoeffer,
Harvey Cox considère que le péché c'est moins de faire ce qui
ne doit pas être fait que de ne pas faire ce qui doit l'être. Dans la tradition
biblique, dit-il, le péché c'est l'abdication de l'homme, le refus
de sa responsabilité. La faute par excellence c'est celle d'Eichman
dont la défense, à son procès, était invariablement : j'exécutais les
ordres du Fùhrer. Le péché c'est ainsi d'être, dans une société aliénée,
une marionnette mise en scène par les structures, d'accepter les stéréotypes
qui me sont assignés de l'extérieur comme modèles de ma
conduite, de se laisser porter par l'événement. En un mot, le péché n'est
pas de vouloir être plus qu'un homme, c'est d'accepter d'être moins
qu'un homme.
L'on ne saurait objecter ici que l'obstacle théologique et moral à une
telle réinterprétation dynamique et constructive du péché c'est le refus
de la violence.
Car ici encore l'optique est faussée par l'histoire lorsqu'on ne sait plus
voir à quel moment le maintien de l'ordre établi constitue une violence
pire qu'une révolution contre cet ordre.
Ne pas se dresser, les armes à la main, contre l'ordre hitlérien, c'était
se faire complice de la pire violence : celle d'Auschwitz et de Birkenau,
de Lidice et d'Oradour.
De quel écrasement physique et spirituel de l'homme se rendait complice
celui qui prêchait la passivité et la « non-violence » dans l'empire des
tsars, « prison des peuples », terre des répressions millénaires, de l'analphabétisme
et des pogroms ? De quel écrasement physique et spirituel
de l'homme se rend coupable aujourd'hui celui qui prêche la passivité
et la « non-violence » dans l'Amérique latine où tombent sur les routes,
comme dans l'Inde coloniale, les centaines de milliers d'affamés des
Andes ou de l'Amazonie ?
Nous n'avons jamais le choix entre la violence et la non-violence. Mais
toujours entre deux violences, et nul ne peut nous épargner la responsabilité
concrète de déterminer en chaque cas où est la moindre violence
et la plus féconde pour l'épanouissement de l'homme. Répétons-le :
condamner la violence momentanée de l'esclave qui se révolte, c'est
se rendre complice de la violence permanente et silencieuse de celui qui
le tient enchaîné.
Il ne s'agit pas d'un problème de « moyens » mais d'un jugement porté
sur les « fins ». Car, depuis Constantin, l'Église n'a jamais préconisé
l'objection de conscience. Si elle accepte donc qu'un chrétien, et même
un prêtre, porte les armes et participe aux violences d'une guerre nationale,
au nom de quel principe de « non-violence » leur interdirait-on
de participer à une lutte sociale ou à une révolution, sinon parce qu'on en
condamne non pas les moyens mais les fins ?


LA VOCATION LA PLUS HAUTE ET SA POSSIBILITÉ

Ce conditionnement historique et le retard  théologique qui en découle
ont conduit à cette situation présente : les chrétiens ne savent pas comment
vivre dans une révolution.
Est-ce à dire qu'il leur manque une théologie de la révolution ? Il ne
m'appartient pas d'en juger. Encore qu'il existe des précédents, chez
Thomas Miinzer par exemple, ou chez Jan Huss, ou chez les « Niveleurs
» anglais.
Le dénominateur commun de ces pionniers de la révolution chrétienne,
d'un christianisme révolutionnaire, c'est peut-être d'avoir pris au
sérieux la prière demandant à Dieu que sa volonté « soit faite sur la
terre comme au ciel ».
Loisy disait des premières générations chrétiennes : elles attendaient le
Royaume, c'est l'Église qui est venue. Avec le millénarisme militant de
Miinzer, par exemple, des chrétiens se remettent non pas seulement à
espérer le Royaume, mais à combattre pour le réaliser : « La foi, dans
son principe originaire, disait Mûnzer, nous donne d'accomplir des
choses impossibles, dont les délicats ne sauraient imaginer qu'elles
doivent advenir. » Et il afirmait les deux thèmes essentiels de sa théologie
de la Révolution : d'abord appliquer cette force de la foi à la transformation
réelle de ce monde pour accomplir pleinement l'homme, et
ensuite ne jamais oublier d'ordonner cette rénovation de la vie terrestre
à une finalité toujours plus haute. La foi, dans cette perspective, n'est
plus opium, mais ferment de la création continuée du monde par
l'homme, et ouverture de l'histoire humaine vers un horizon sans fin.
S'il est vrai, pour chaque homme, que Dieu l'a créé créateur, la tâche
primordiale d'un chrétien, dans le monde, n'est-elle pas de lutter contre
toutes les formes d' « aliénation » qui dégradent l'homme en faisant
du sujet un objet ? Ceci, à notre époque, a un sens concret : mettre fin
à la condition prolétarienne qui fait de chaque travailleur non pas une
fin mais un moyen, un moyen de produire de la plus-value; mettre
fin à toutes les formes de colonialisme ou de néo-colonialisme qui
empêchent des millions d'hommes d'accéder à la dignité d'être les
artisans de leur propre destin; mettre fin à une situation de course aux
armements et de guerre latente ou virtuelle, qui a pour effet de contraindre
chaque peuple à consacrer à la destruction possible de l'homme, les
richesses et les pouvoirs qui permettraient de donner à des millions
d'hommes la possibilité d'accéder à la dignité proprement humaine
d'êtres cultivés, responsables et créateurs.
La lutte concrète contre ces aliénations de l'homme (c'est-à-dire contre
tout ce qui empêche des millions d'hommes d'être des hommes, des
créateurs à l'image de Dieu) peut et doit devenir le lien de solidarité le
plus fort entre chrétiens et marxistes.
Les marxistes ne sauraient oublier ce qu'ils doivent, sur ce plan, à l'enseignement
chrétien.
L'humanisme grec a découvert et élaboré un aspect et un moment
essentiel de la liberté : celui de la nécessité et de la connaissance de
la nécessité. La liberté la plus haute, c'est alors la nécessité comprise.
Dans la conception hellénique du monde et de l'homme, l'idée de création
est absente.
Dans la conception judéo-chrétienne, au contraire, la création est
première et la liberté de l'homme ne se définit plus comme conscience
de la nécessité, mais comme participation à l'acte créateur. Les récits
du Nouveau Testament annoncent cette « bonne nouvelle » : l'homme
peut à chaque instant commencer un nouvel avenir, maîtriser les lois
de la nature et de la société. La Résurrection du Christ est le paradigme
de cette liberté nouvelle : la mort, la limite par excellence, par
quoi se définit notre inexorable finitude, la mort même a été vaincue.
Cette expérience vécue de la possibilité de s'arracher au monde « donné »
et d'inaugurer un nouvel avenir est celle d'une double transcendance :
la transcendance radicale de Dieu par rapport à l'homme fonde la
transcendance de l'homme par rapport à la nature, à la société et à sa
propre histoire.
Si l'homme est autre chose que le produit nécessaire des lois de la nature
et des structures de la société, le prolongement et la résultante de son
passé, il ne peut exercer un droit de reprise sur la nécessité du monde
que s'il participe à l'acte même de la création continuée du monde.
Il appartient aux marxistes de reconnaître l'importance de cet apport
chrétien dans leur héritage non seulement culturel mais militant.
Mais cela même leur donne le droit d'attendre de l'Église un dynamisme
nouveau.
A la différence du premier Adam qui a commis le péché originel majeur
de se laisser dicter sa conduite de l'extérieur, de s'abandonner aux sollicitations
d'un serpent, le deuxième Adam, Jésus, a affirmé la prérogative
essentielle de l'homme, celle par laquelle i l s'est élevé définitivement
au-dessus du règne de la nature : son message essentiel n'est-il
pas d'avoir montré que les forces qui régnent dans le monde n'ont
pas le pouvoir de déterminer l'homme, que l'homme peut se libérer
de sa dépendance à l'égard de tous les destins : ni les forces économiques,
ni les rapports de classe, ni les pulsions de l'instinct et de la physiologie,
ni les pressions psychologiques et morales de la famille, de la
classe ou de la nation, aucune exigence structurelle de la nature ou
de la'société ne peut le déterminer entièrement, même si toutes ces
données conditionnent dans une très large mesure ses actes et ses pensées.
L'essentiel du message de Jésus n'est-il pas le message de cette transcendance,
de ce dépassement dialectique, libérant l'homme de la tyrannie
des forces infrapersonnelles ou suprapersonnelles ?
Quand donc l'Église nous rappellera-t-elle, dans ses actes quotidiens,
que l'exigence que Dieu nous a rendue sensible par la « geste » du
Christ, c'est la défatalisation de l'histoire et la désaliénation de
l'homme ?
Ce que les incroyants, en ce dernier tiers du xxe siècle, attendent d'abord
de l'Église, c'est qu'elle rende au message de Jésus sa force de rupture
à l'égard du donné.
Cela suppose d'abord que l'accent soit mis moins fortement sur la
piété personnelle et l'intériorité spirituelle, et davantage sur la dimension
historique et sociale de l'amour.
Le christianisme historique, traditionnel, a souvent donné à l'incroyant
le sentiment que la foi impliquait un retrait du monde, un repli sur soi
ou sur le sanctuaire.
Est-il vrai qu'il existe, dans la vie, un moment spécial ou un lieu spécial,
ou une activité spéciale — qui s'appellerait le culte — pour signifier la
réponse à l'interpellation de Dieu ?
La mort du Christ, scandale pour toutes les religions antérieures, ne
signifie-t-elle pas, au contraire, une solidarité plénière avec le monde
qui exclut la possibilité de délimiter un domaine particulier du sacré,
de cadastrer un secteur religieux de la vie ?
Mais alors, si la parole de Dieu ne peut se circonscrire dans le formulaire
d'un catéchisme ou même d'un credo, si la parole de Dieu est un acte,
au sens même où Jésus est le Verbe de Dieu, dans quelles actions de
l'homme, dans quels événements historiques, politiques ou sociaux,
l'Église apprendra-t-elle à lire les gestes de Dieu ?
Cette lecture essentielle des « signes du temps », selon l'expression
du Pape Jean, ne consiste-t-elle pas à rechercher humblement, c'est-àdire
avec les seules ressources d'une intelligence toute humaine, sans
aucune prétention de transcender l'histoire, ses tâtonnements, ses
erreurs et ses chutes, quelle organisation des rapports humains garantit
plus pleinement à chaque homme la possibilité de déployer ses capacités
et ses dons, d'être un créateur ?
N'est-ce pas là le contenu le plus haut de l'espérance humaine, pas en
dehors de la vie, pas en dehors de l'histoire, mais dans ce monde historique
et charnel où se noue le dialogue le plus pathétique de l'humain
et du divin ?
N'appartient-il pas à l'Église d'être alors aux côtés de tous ceux,
croyants, mécréants, hérétiques ou athées, qui rendent cette espérance
visible à l'horizon des hommes ?
La réalisation concrète de cette tâche exige infiniment plus qu'une bienfaisance
individuelle ou une charité d'Église : une redistribution fondamentale
de la richesse et du pouvoir.
Cela met en cause, fondamentalement, ce qu'il est convenu d'appeler
« la doctrine sociale de l'Église ».
Ce serait trop peu de redire avec Jaurès que l'Église a commencé à
s'occuper des faibles quand ils sont devenus une force. Que la première
« Encyclique sociale », Rerum Novarum , est venue quarante-trois ans
après le Manifeste communiste, vingt-sept ans après la Première Internationale,
et surtout après le Syllabus et, plus généralement après l'anathème
jeté depuis un siècle contre toutes les révolutions politiques ou
sociales.
Mais il serait vain ici d'ouvrir le contentieux du passé. Il est plus fécond
de tourner notre visage vers le soleil levant, de nous efforcer de définir,
avec clarté, l'étape prochaine à franchir pour amenuiser le fossé qui
s'est creusé entre l'Église et ceux qui aiment l'avenir.
L'obstacle essentiel, sur le plan social, c'est le fait que la « doctrine
sociale de l'Église », lorsqu'elle se définit par rapport au capitalisme et
au socialisme, se fonde sur un postulat tragique : le postulat selon lequel :
« Ce n'est pas des lois humaines, mais de la nature qu'émane le droit
de propriété individuelle; l'autorité publique ne peut donc l'abolir »
(Encyclique Rerum Novarum). Dans'' Quadragesimo Anno, l'on ajoute :
« c'est de la nature et donc du Créateur que les hommes ont reçu le droit
de propriété privée. » La propriété privée, rappelle Pie XII, est « la
garantie de la liberté essentielle de la personne humaine ».
L'Encyclique Mater et Magistra souligne, en se référant à Rerum Novarum ,
 que « la propriété privée même des biens de production . . . est un droit
naturel que l'État ne peut supprimer ».
La conclusion pratique d'une telle attitude était dégagée avec la plus
grande clarté déjà par l'Encyclique Rerum Novarum : « Qu'il reste
donc bien établi que le premier fondement à poser par tous ceux qui
veulent sincèrement le bien du peuple, c'est l'inviolabilité de la propriété
privée... La théorie socialiste de la propriété collective est... contraire
aux droits naturels des individus. »
A partir de ce principe, l'Église n'a cessé de condamner le socialisme
dans son essence même, alors qu'elle ne condamne du capitalisme que
les abus.
Il s'agit de savoir si ce « principe » est théologique, ou s'il exprime
seulement la survivance d'une tradition politique constantinienne, qui
a constamment prétendu donner un fondement théologique à l'esclavage,
puis au servage, avant de donner sa caution au système de la
propriété privée de type capitaliste et à son corollaire : le salariat.
Il ne m'appartient pas de donner à cette question une réponse théologique,
mais seulement de rappeler, sur le seul plan historique, que la
propriété privée des moyens de production a conduit le capitalisme aux
pires formes de l'oppression et de l'écrasement de l'individu; dans le
prolétariat européen comme dans les colonies. Car s'il est vrai que la
propriété privée, surtout celle des moyens de production, donne de
puissantes armes à l'individu pour sa propre expansion, elle livre,
désarmés, à cette expansion, tous ceux qui ne possèdent pas cette propriété
privée des moyens de production. C'est donc dans son principe
même que le capitalisme est destructeur de la liberté dont i l se réclame.
Une élémentaire logique, qui a reçu d'un siècle et demi d'expansion
du capitalisme la plus sanglante des vérifications historiques, nous
montre que si la propriété est la garantie de la liberté, garantir la liberté
de chaque homme (et non des privilégiés), ne pas sacrifier la liberté
de l'immense majorité des non-possédants, à une poignée de privilégiés
disposant, avec la propriété des moyens de production, d'une domination
absolue sur les autres, exige que l'on institue une propriété collective
des grands moyens de production afin que chacun puisse disposer
de sa part d'initiative et de responsabilité dans la gestion de l'économie,
dans la production et la répartition des biens qui conditionnent l'épanouissement
de tous et de chacun.
Si bien que l'une des prochaines étapes à franchir et qui répondrait à
l'attente des masses profondes des peuples (croyants ou incroyants),
c'est une inversion, sur le plan social, de la « doctrine sociale de l'Église »
l'amenant, à la lumière d'une longue expérience historique et dans
l'esprit de notre temps, non plus à condamner le socialisme dans son
principe et le capitalisme dans ses excès, mais le capitalisme dans son
principe et le socialisme dans ses perversions.
Sans doute l'Encyclique Populorum Progressio marque-t-elle un commencement
d'évolution : les formulations sont plus nuancées.
Elle subordonne « tous les droits, y compris ceux de propriété et de
libre commerce » à l'exigence humaine première de « promouvoir
tout homme et tout l'homme ». Elle déclare, en conséquence, que « la
propriété privée ne constitue pour personne un droit inconditionnel et
absolu ».
Mais les conclusions pratiques demeurent timides : l'on condamne « un
certain capitalisme » et non le principe même du système.
Trop hâtivement certains ont pu voir dans la formule : « le bien commun
exige donc parfois l'expropriation », un contenu révolutionnaire. Mais
l'expropriation pour cause d'utilité publique n'a rien à voir avec le
socialisme et se pratique dans les régimes les plus conservateurs.
La révolution est au contraire condamnée « sauf  le cas de tyrannie
évidente et prolongée ».
Si bien qu'en définitive c'est « un certain capitalisme », « le principe
fondamental du libéralisme comme règle des échanges commerciaux,
qui est ici mis en question ». Et nullement le principe même du capitalisme.
Il semble qu'un certain capitalisme d'État soit considéré comme
acceptable et, en tout cas, le principe d'une propriété collective des
moyens de production n'est pas évoqué, le nom du socialisme n'est
même pas prononcé. Les précédentes Encycliques « sociales », depuis
Rerum Novarum non seulement ne sont pas répudiées, mais au contraire
invoquées dès le préambule comme ayant correctement « projeté sur
les questions sociales de leur temps la lumière de l'Évangile ».
Mais le mouvement esquissé est désormais irréversible. Même si les
textes officiels ne reflètent encore que faiblement la métamorphosé
en cours, la poussée des hommes s'exprime avec une force croissante.
Déjà, si l'on ne parle pas du socialisme, du moins n'est-il pas anathématisé.
Le progrès est incontestable par rapport au passé.
C'est ainsi par exemple qu'après l'Encyclique sur le développement,
animé par son esprit et le prolongeant, un groupe d'évêques du Tiers-
Monde, d'Amérique latine, d'Asie et d'Afrique, sous l'impulsion généreuse
de Monseigneur Helder Camara, archevêque brésilien, ont dessiné
déjà les contours doctrinaux d'un proche avenir de l'Église.
Sensibles à la colère des peuples dans lesquels ils vivent, ils ont souci
de désolidariser leur Église du système d'oppression colonialiste et
capitaliste. Ils rappellent l'avertissement solennel de saint Jean, dans
l'Apocalypse, aux chrétiens de Rome opprimant les peuples et trafiquant
des esclaves : « Sortez, ô mon peuple, quittez-la, de peur que,
solidaires de ses fautes, vous n'ayez à pâtir de ses plaies. »
Ils affirment avec force que l'Église ne peut être solidaire d'aucun système
politique, économique et social : « Dès qu'un système cesse d'assurer
le bien commun au profit de l'intérêt de quelques-uns, elle doit
non seulement dénoncer l'injustice, mais se dégager du système inique,
prête à collaborer avec un autre système mieux adapté aux besoins du
temps et plus juste. »
Si l'abandon des privilèges n'a pas été consenti de bon gré, « sachons
au moins reconnaître la main de Dieu... dans les événements qui nous
obligent à ce sacrifice ».
Condamnant les émigrés des pays révolutionnaires qui, sous prétexte
de religion, « ne fuient en réalité que pour sauver leur richesse et leurs
privilèges », ces évêques ajoutent : « L'Église, depuis un siècle, a toléré
le capitalisme... peu conforme à la morale des prophètes et de l'Évangile.
Mais elle ne peut que se réjouir de voir apparaître dans l'humanité un
autre système social, moins éloigné de cette morale. »
Évoquant le « vrai socialisme », ils déclarent : « Bien loin de le bouder,
sachons y adhérer avec joie, comme à une forme de vie sociale mieux
adaptée à notre temps, et plus conforme à l'esprit de l'Évangile. Nous
éviterons ainsi que certains confondent Dieu et la religion avec les
oppresseurs du monde des pauvres et des travailleurs que sont, en effet,
le féodalisme, le capitalisme et l'impérialisme. »
Écartant toute équivoque, le texte des évêques rappelle les déclarations
au Concile de Monseigneur Franic, évêque de Split : « Aujourd'hui
les ouvriers deviennent de plus en plus conscients que le travail constitue
une partie de la personne humaine... Toute vente ou achat du travail
est une sorte d'esclavage... L'évolution de la société humaine progresse
en ce sens, et même dans ce système qu'on dit n'être pas aussi sensible
que nous à l'égard de la personne humaine, c'est-à-dire le marxisme. »
Peut-être trouvons-nous dans ce texte d'évêques du Tiers Monde l'expression
la plus avancée des aspirations de ceux des chrétiens qui pensent
que, dans un monde déchiré, la tâche de leur Église est de rendre l'espérance
visible.


TROIS EXIGENCES

Dans le désordre d'une pensée qui se cherche pour tenter de se hausser
au niveau de l'événement, c'est-à-dire de la gigantesque métamorphose
du xxe siècle, voici donc quelques réflexions sur ce que les non-chrétiens
attendent de l'Église pour l'élaboration et le développement des normes
d'une morale publique.
Cela se ramène, au fond, à trois exigences précises :
1) La reconnaissance de l'autonomie des valeurs humaines, de la connaissance
et de l'action.
2) L'accueil à l'ambition prométhéenne de l'homme d'une création
continuée du monde et de l'homme par l'homme.
3) La décision claire de « dédouaner » le mot et la réalité du socialisme
comme condition de l'épanouissement sans limite de tout l'homme et de
tous les hommes.
Nous attendons avec angoisse et avec espoir que soit franchie cette
étape, car notre avenir commun en dépend. Il n'est demandé à aucun
chrétien d'être moins chrétien, mais de l'être plus pleinement, c'est-àdire
de savoir apporter une réponse chrétienne aux problèmes de notre
temps et dans l'esprit de notre temps.
Car nous avons cette certitude profonde : le communisme ne pourra
réussir pleinement que lorsqu'il aura intégré le meilleur de l'apport
chrétien à l'image de l'homme, mais cette intégration ne sera pleinement
possible que lorsque ces valeurs chrétiennes fondamentales ne seront
plus occultées par l'attitude conservatrice de l'Église.


1968 / No. 35