Monsieur le
PRESIDENT, mes chers CONFRERES,
Je voudrais d’abord
remercier SA MAJESTE le ROI du MAROC d'avoir proposé à notre réflexion, avec la
"déontologie de 1'espace", un problème de la solution duquel, au
delà de la discussion académique, dépend la vie ou la mort de notre avenir.
Je remercie
également les quatre rapporteurs qui nous ont fourni les données permettant de
prendre conscience des dimensions véritables du problème.
Permettez-moi
seulement de présenter quelques remarques sur la signification spirituelle de 1’aventure
spatiale et surtout une suggestion par laquelle, à mon sens, notre jeune
Académie pourrait contribuer à empêcher que cette épopée inédite n'ait une fin
tragique.
Pour la première
fois dans 1’histoire, il est devenu techniquement possible de détruire 1'espèce
humaine, de faire capoter 1'évolution et 1'humanisation de 1’homme.
Cette ère nouvelle
a commencé à HIROSHIMA, en 1945. Elle a
abouti, en 1982, avec
650 milliards de dépenses d’armement, à placer sur la tête de chaque habitant
de la planète, 1'équivalent de plusieurs tonnes d'explosif de type classique.
Avec le lancement
du premier satellite artificiel, en 1957 , 1' accouplement du nucléaire et du
spatial a donné naissance à
"1'arme
absolue", c’est à dire à la possibilité, pour les deux empires [les USA et l’URSS, NDLR], d'atteindre,
à partir de
leur territoire
national, n‘importe quelle cible de la planète. Ainsi se réalisa, par une
logique implacable, cet
"équilibre de
la terreur", où quatre milliards d'hommes étaient pris comme otages, et
auquel fut donné le nom de
"Mutual
assured destruction", aux initiales de "MAD", symbole éloquent
de cette folie.
Les conséquences ne
furent pas seulement militaires. Loin d'assurer la paix par saturation de 1'horreur,
ce système exclut seulement un affrontement direct entre les deux propriétaires
de la mort: chacun d’eux dispose en effet des moyens de détruire plusieurs fois
son vis à vis, mais il ne peut le faire sans se détruire lui-même. Le monopole
de
1'apocalypse créa
donc entre eux une paradoxale complicité par laquelle, un conflit frontal étant
exclu,la polarisation politique à 1' échelle de la planète conduisit à alimenter
en armements (avec leurs complices européens) les guerres locales, les guerres
par procuration, de 1'Amérique Centrale à 1'Externe Asie, de 1’Afrique au
Moyen-Orient, chaque peuple et chaque communauté vivant désormais sous la
menace d'être écrasés entre les banquises de ces monstres froids, qui ne s'
affronteront jamais directement, mais qui, par la mythologie manichéenne de
leur propagande, sont prêts, par exemple, à faire battre les arabes jusqu’au
dernier pétrodollar, et les européens jusqu’au dernier euromissile.
Les excès même de
1'accumulation des armes et de leurs vecteurs, chez les deux maîtres du jeu,
rendaient de moins en moins crédible la nécessité de leur course aux armements.
Le mur de cette
folie, du "MAD", devait donc être franchi: dans le silence à 1'Est,
avec 1'éclat de voix, à 1'Ouest, du discours sur "la guerre des
étoiles", une étape nouvelle commençait de la course à la mort de 1'héritage
humain .
Masqué par toutes
les séductions du "show business" pour détourner 1'attention des
badauds de la signification véritable de 1'entreprise.
Le lobby de
1'espace choisit un nom, "Higher frontier", qui évoque pour le peuple
américain 1'image qui exalta 1'adolescence historique de cette nation: celle de
"nouvelles frontières", au delà de celle du
Pacifique. Le scénario des chevauchées de ce nouveau western de 1'espace, qui,
à n'en pas douter, a son symétrique à 1'Est, sous forme par exemple, des
"pionniers du socialisme dans le cosmos", n'est, hélas! pas un
chapitre de la science-fiction.
Le slogan selon
lequel on passe ainsi des chantages sinistres de la "dissuasion", à
1'idylle d'une "protection", purement défensive, ne peut tromper que
les mêmes naïfs à qui 1’on fit croire un temps que "1'équilibre de la
terreur" conduirait à la paix. Ceux-là ont cru à une paix démontrée par
1'absurde,
C’est à dire par
1'absurdité d'une guerre où 1'on détruirait les richesses que 1'on convoite, ou
les peoples à qui 1'on voudrait dicter une politique. Leurs yeux, aujourd'hui dessillés
sur ce point, vont-ils se laisser abuser par le nouveau mirage du remplacement
de la "dissuasion" par la défensive inoffensive sous un parapluie
spatial parfaitement étanche ?
Notre collègue
ABDUS SALAM a montré avec force toutes les failles dans la
"faisabilité" de ce programme de ligne Maginot orbitale, et ses
objections scientifiques sont partagées, en Amérique même, par une grande
partie de la communauté scientifique.
Mais le lobby
économique, politique; et militaire n'en risqué pas
moins de faire engager le processus, qui entraînerait une triple course aux
armements: aux armes offensives, pour tenter de dépasser la saturation de la défense
adverse, aux "armes défensives" dans des proportions illimitées pour
ne pas risquer le même débordement de 1’attaque, et aux contre-mesures pour le
brouillage ou le dérèglement des dispositifs de 1'ennemi présumé.
Non seulement la
mise en oeuvre de tels projets absorberait 1' essentiel des ressources, même
des deux grands Empires – 1/3 des PNB, et refoulerait au second plan tous les
investissements scientifiques et financiers nécessaires pour construire un
avenir à visage humain, mais, comme 1'a montré notre collègue ELMANDJRA, la
satellisation physique aggraverait encore la satellisation politique et la
polarisation du monde.
A partir de cette
prise de conscience des nouveaux périls que 1'exploitation militaire de
1'espace fait peser, comme 1'a montré LORD CHALFONT, sur "1'héritage
commun de 1'humanité", que pouvons-nous faire?
Je voudrais
suggérer une initiative à notre Académie.
Les traités sur
1'Espace, depuis 1967, les accords "Salt"
entre les deux
Empires, les tentatives d'empêcher la prolifération, n'ont empêché jusqu'ici ni
le renforcement du
monopole des deux
Empires, ni les formes extra juridiques de
leur course aux
armements nucléaires et spatiaux, ni les
proliférations des
guerres locales, ni la mise hors jeu de ce qu'il est convenu d’appeler le Tiers
Monde. Tout s'est déroulé en fait selon les lois non - écrites de la volonté de
puissance et de la volonté de croissance des deux Empires et de leurs vassaux.
Aucune disposition
juridique tendant à faire servir les pouvoirs que confèrent les sciences et les
techniques à 1' épanouissement de 1'homme et de tous les hommes, et non à leur destruction,
n'ont de chance d'aboutir que si elles sont portées et imposées, non par en
haut, au niveau des seuls dirigeants et de leurs parades internationales destinées
à orchestrer la propagande de chaque camp, mais par les masses profondes des
peuples.
Or ce qui paralyse
la mobilisation de ces masses, ce sont les mystifications empêchant la prise de
conscience des objectifs réels de telles entreprises utilisant les méthodes du
show-business spatial ou du marketing politique pour créer les diversions de la
politique - spectacle, et exalter 1'exploit technique en en faisant oublier la
logique meurtrière.
A mon sens il
appartient au Tiers – Monde non pas d'entrer dans la course, en s’intégrant au
système par une participation à un rang subalterne, satellisé, mais au contraire
d’ apparaître comme force spirituelle consciente des
dérives suicidaires d'un monde livré aux volontés de puissance et aux volontés
de croissance aveugle des plus forts, et mettant au service de leurs appétits
de jungle, des sciences et des techniques séparées de leurs finalités humaines
.
Il existe un haut
lieu de 1'histoire d'où rayonna un temps, sur le monde occidental, une science
qui n'était séparée - ni de la sagesse, comme réflexion sur le sens de chaque
chose, de son rapport à Dieu, dans un monde harmonieux et où la vie a une
signification et un but, -ni de la foi, comme aveu que la science n’atteint jamais
la cause première ni la sagesse la fin dernière. La foi, comme conscience de
nos limites et de nos postulats. La foi comme raison sans frontière.
Ce haut lieu,
c'était 1' UNIVERSITE Musulmane de CORDOUE.
Je suggère que
notre Académie désigne parmi ses membres, une Commission de cinq ou six membres,
chargés:
1°) De préparer le
projet d'un" APPEL DE CORDOUE ", posant avec force le problème des
finalités et des priorités humaines de la recherche scientifique et de l’investissement(ex:
fertilisation du Sahara) notamment par une comparaison concrète chiffrée, des
sommes englouties pour 1'exploitation militaire de 1'espace e de 1'atome, et des sommes consacrées à la
recherche scientifique et à 1’investissement pour vaincre les fléaux majeurs de
1'humanité : la
faim et la malnutrition, qui tuent chaque année autant que la
deuxième guerre mondiale; les cinq maladies qui frappent le plus lourdement
deux milliards d'hommes; 1’organisation de 1'information dominée à 80 % par
cinq agences occidentales et qui est une machine à décerveler la jeunesse; la
croissance de 1'analphabétisme dans le monde et la désintégration de la culture
par le positivisme et la commercialisation, excluant toute finalité proprement
humaine.
2°) La deuxième
tâche de cette Commission, après ce projet d'APPEL de CORDOUE, de conscientisation
sur les priorités et les finalités (à soumettre, pour examen et mise au
point, à une session extraordinaire de notre Académie) serait de créer
le Comité de
parrainage le plus prestigieux, avec des
personnalités
scientifiques, religieuses, artistiques de tous les peuples, de toutes les
cultures et de toutes les fois; de collecter les fonds nécessaires pour créer,
à CORDOUE, un centre permanent - très réduit - mais à partir duquel, en liaison
avec toutes les organisations concernées (je pense en particulier à 1'UNESCO et
à l'ISESCO, mais aussi à des groupements ayant des objectifs analogues, par
exemple le Comité de 1'APPEL de GENEVE), nous pourrions diffuser périodiquement,
en plusieurs langues,les données et les réflexions permettant la prise de
conscience, et 1'éveil à la responsabilité de millions d' hommes et de femmes.
Pour avoir, en d’autres
occasions, abordé ces problèmes avec elles, je suis sûr que les autorités
locales, à CORDOUE, seraient favorables à une telle initiative, si celle-ci
reçoit 1'agrément de notre Compagnie et de Sa MAJESTE.
Renouer, à CORDOUE,
avec la grande tradition de dialogue et de symbiose des civilisations de 1’Orient
et de 1'Occident.
Recréer un centre
de rayonnement, en Occident, de la culture arabo-islamique, pour permettre au
Tiers-Monde tout entier d’ apparaître comme la force
spirituelle capable de rendre aux sciences et aux techniques de 1'Occident la
conscience des finalités humaines et de la responsabilité. Car sans la
réflexion sur leurs finalités humaines et divines la science devient
scientisme, la technique technocratie, la politique machiavélisme.
Rendre la culture à
sa vraie mission: celle de poser le problème de sens de notre vie et de notre
commune histoire, dans un monde où la culture se désintègre parce qu’aucune
civilisation, depuis la décadence de 1'empire romain, n'avait à ce point
méprisé la dimension transcendante de 1'homme et le sens de notre vie et de
notre mort.
Tel pourrait être
le résultat de ce projet si nous parvenions à le réaliser pleinement, à un
moment où toutes les jeunesses du monde s'interrogent avec angoisse sur leur avenir,
et, devant la faillite des valeurs de 1'Occident, attendent du Tiers-Monde
qu'il prenne le relais de 1'ESPERANCE.
Roger Garaudy
Casablanca du 1 au 4 Mars
1984 (Documentation personnelle de Roger Garaudy, non datée)