15 mars 2016

Joachim de Flore, Ramon Lull, Cardinal de Cues. Par Roger Garaudy

[Après Thomas Münzer (http://rogergaraudy.blogspot.fr/2016/03/thomas-muntzer-1.html et http://rogergaraudy.blogspot.fr/2016/03/thomas-muntzer-2.html) nous nous intéressons à d'autres prophètes d'un christianisme révolutionnaire: Joachim de Flore, Ramon Lull, Nicolas de Cues ]



Joachim de Flore (1135-1202), moine calabrais du XII ème siècle, aborde le problème en sa racine même : l'interprétation du christianisme qui avait régné en Europe, de Saint-Paul à Constantin, des querelles du sacerdoce et de l'Empire pour la primauté du pouvoir (Le Pape ou l'Empereur), jusqu'aux Croisades dont il connut les fausses victoires (il rencontre Richard Coeur de Lion) et les plus dures défaites (il avait 52 ans lorsqu'en 1187 Saladin reprend Jérusalem.) Il fut éduqué en Sicile à la Cour de Roger II, où l'influence de la culture musulmane se prolongeait après la fin de la domination arabe de l'île (1071) et, où les invasions byzantines n'étaient pas rares après le schisme de 1054 qui séparait de Rome l'orthodoxie orientale.
En cet âge d'or de la Sicile, où se fécondaient les spiritualités de l'Orient, Joachim de Flore eut pour premier mérite de dénoncer l'alliance millénaire de l'Église et du pouvoir.

« L'exégèse joachimite, écrit son biographe Henry Mottu , a tendance
à renverser la perspective paulinienne » En effet, Joachim de
Flore met radicalement en question :
1° - la continuité entre l'Ancien Testament et le message inédit
de Jésus : Jésus n'est pas « venu pour clore l'histoire du salut mais
pour l'ouvrir à son accomplissement.» (id. p. 326)
2°- la prétention de faire de Jésus le Messie (Christ) attendu
par les juifs, et, par conséquent de faire de ce Christ le fonda-
teur d'une Église qui, dira Saint Thomas (Somme théologique)
« durera jusqu'à la fin des temps. »
Joachim de Flore n'accepte pas ce christianisme judaïsé par
Paul. Il écrit même, pour marquer les ruptures, un «Adversus
judeos».
II souligne, au contraire les étapes du salut : « Si la lettre de
l'Ancien Testament a été confiée au peuple juif, la lettre du Nouveau
Testament le fut au peuple romain, tandis que l'intelligence spirituelle
qui procède des deux est confiée aux hommes spirituels.»
(Concordia H, 1,7,9b).
La Trinité est ainsi déployée dans l'histoire :
- l'âge du Père est celui de la Loi.
- l'âge du Fils est celui de la Grâce.
- l'âge de l'Esprit sera celui de la liberté. (C.V.84,112 b c)
Cette conception de la Trinité fut condamnée en 1215 par le
Concile de Latran, car la troisième alliance constituait une subversion
de l'Église romaine et du pouvoir de son clergé ; elle
disparaissait à l'âge de l'Évangile éternel (Apocalypse XTV, 6),
où, Dieu étant tout en tous, devenaient caduques les autorités
antérieures : si l'Évangile se transformait en Loi, même nouvelle,
c'est tout le christianisme qui sombrerait dans un nouveau
judaïsme. (Tractatus 197. 2-3)
Contre le paulinisme constantinien, Joachim de Flore représente
le pôle apocalyptique des Évangiles.
A ce titre il est le précurseur d'une double ouverture du christianisme
traditionnel.
1° - Non seulement celle du grand refus de la théologie
romaine de la domination qui s'exprima par la Réforme de
Luther, mais aussi par la révolution de Thomas Munzer, se
réclamant de lui pour ouvrir la perspective d'un monde sans
Église, sans propriété et sans État, projet si prémonitoire que
Marx et Engels y verront le programme communiste le plus
radical jusqu'au milieu du XIX ème siècle, c'est à dire jusqu'à
leur propre Manifeste communiste (Engels : La guerre des paysans.
Conclusion)
2 ° - La visée d'un universalisme de la foi. Joachim de Flore
voyage à Constantinople et rêve de rétablir l'unité de la foi
après le schisme des Églises d'Orient.
Il pouvait trouver, chez les Pères d'Orient, une première
ébauche de sa propre vision : « Dans l'histoire de l'univers il y a
eu deux grandes mutations, qu'on appelle les deux Testaments, l'un
f a i t passer les hommes de l'idolâtrie à la foi, l'autre de la Loi à l'Évangile,
un troisième séisme est prédit... » (Saint Grégoire de
Nysse. Discours théologiques V, 15) qui pouvait se fonder sur
l'Évangile de Saint Jean, fréquemment évoqué par Joachim de
Flore, Jésus y prévient ses disciples :
« J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez
pas les porter maintenant. Quand viendra l'ESPRIT DE VÉRITÉ,
il vous conduira vers la vérité tout entière.... il vous annoncera les
choses à venir. » (Jean XVI, 12-13)
Joachim de Flore visite la Palestine, et imprégné, par son éducation
première, en Sicile, par la culture arabo-islamique, il
retient l'idée maîtresses de cette philosophie : Dieu n'a pas
créé le monde une fois pour toutes et figé ainsi l'histoire dans
l'acceptation de l'être de droit divin, mais au contraire dans
un acte fondé sur la dignité de l'homme, sur sa participation
à l'acte créateur d'un Dieu qui « ne cesse de créer. » (Coran
XXXV, 81).
« Il commence la création et la recommence. » (Coran X,4)
Ce dynamisme de la création continuée et de la participation
de l'homme habité par Dieu sera le dénominateur commun,
de Ramon Lull au Cardinal Nicolas de Cues, des théologies de
l'espérance aux théologies de la libération, de toutes les tentatives
d'oecuménisme véritable, c'est à dire total, unissant la foi de
toutes les f a m i l l e s de la terre.
Dante place Joachim de Flore au quatrième ciel de son Paradis
et y salue son esprit prophétique.
Cette grande espérance d'universalité véritable et d'unité de
la foi revit, un demi-siècle après la mort de Joachim de Flore,
dans une autre île de la Méditerranée, Majorque, où, malgré
la reconquista, l'influence de la culture arabo-islamique
demeurait vivante.
Ramon Lull (1232-1316), lui aussi, dut combattre intégrisme et
répression : i l naquit l'année même où l'Inquisition était
confiée aux Dominicains. Il avait 12 ans lorsque les derniers
Cathares étaient brûlés sur les bûchers de Montségur. Il a 42
ans lorsqu'en 1274 Saint Thomas d'Aquin publie sa Somme
théologique. Il a 59 ans lorsque les derniers croisés sont
contraints à se rembarquer pour l'Europe à Saint-Jean d'Acre,
en 1294, après l'échec de la huitième Croisade.
Il meurt en 1316, mais sa pensée est condamnée comme hérétique
en 1376 par le Pape Grégoire XI pour n'être réhabilitée
qu'en 1419, par le Pape Martin V.
Son oeuvre est dominée par un esprit missionnaire : il fait serment,
dès sa propre conversion, de « ne se donner ni repos ni
consolation tant que le monde entier ne louerait pas le Dieu trine et
un. » (Libre de contemplaciô, ch.358, 30). Et ceci, non par
contrainte et violence mais au contraire en se faisant le procurateur
des infidèles.
C'est pour convaincre mieux qu'il inventa, en son Ars Magna,
une méthode de pensée universelle, sans rapport avec la
logique d'Aristote et de Saint Thomas, mais qui constitue une
première ébauche de la combinatoire de Leibniz poursuivant
le rêve d'une langue universelle .
De même que Leibniz s'intéressait, pour atteindre ce but, à la
langue chinoise et aux hexagones du Yi-King, Ramon Lull traduit,
en 1276, la logique du philosophe musulman Al Ghazali,
et, s'inspirant de la mystique des soufis écrit le Livre d'Evast
et de Blaquerne, à la fois roman et utopie, évoquant le cheminement
spirituel de l'homme mais aussi l'image d'une société
idéale, englobant l'humanité tout entière et assurant la paix
de tous.
A partir de là, l'homme va pouvoir se consacrer à la méditation
et découvrir Dieu dans l'amour. C'est le Livre de l'ami et
de l'aimé. L'aimé c'est Dieu fait homme et crucifié.
Pour convaincre les musulmans, en 1307, à Bougie, il emprunte
à ses interlocuteurs leurs méthodes et leur langage comme
l'ont montré les plus grands arabisants espagnols, Julian
Ribeira et Asin Palacios.
Il use même de leur langue, écrivant en arabe, en 1270, son
Livre du gentil et des trois sages. Les trois sages sont un rabbin,
un prêtre chrétien et un sarrazin. Le gentil est un athée
qu'ils essaient de conduire à la foi.
Désespéré d'abord par leurs divergences, l'athée les rejoint
finalement dans une foi commune lorsque l'un d'eux reconnaît:
« Les hommes sont tellement enracinés dans la foi qu'ont choisie
pour eux leurs parents et leurs maîtres qu'il est impossible de les
en arracher. » Par contre il existe une foi fondamentale et première,
à travers la diversité des cultures, et celle-ci est
accueillie par le gentil sans que les trois sages veuillent
connaître laquelle des trois religions il avait choisie. L'un
d'eux dit en conclusion : « Nous devons tirer profit de l'aventure
que nous venons de vivre. Nous nous rencontrerons jusqu'à ce que
nous ayions tous les trois une seule foi. » Ils font ensemble le serment
de porter cette vérité au monde « dès qu'ils seraient unis
par une même foi. »
Au principe et au terme de la vision de Ramon Lull, il y a
l'amour par lequel l'être fini prend conscience de son insuffisance
par rapport à l'infinité à laquelle il aspire. C'est le
moteur de sa vie : être c'est agir pour dépasser sa finitude,
c'est à dire pour travailler à l'harmonie du monde en découvrant
que Dieu est en nous ce qu'il y a de plus intime et nous
appelle à poursuivre son oeuvre de création de cette unité de
soi- même, du monde et de Dieu.

http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article401

Le dernier grand rêve d'universalité fondé sur la fécondation
réciproque des cultures et des religions, d'unité symphonique
du monde et non pas d'unité impériale de domination, en
rupture donc avec l'ethnocentrisme romain puis occidental,
fut celui du Cardinal Nicolas de Cues (1401 -1464) dans son livre : La Paix de la foi , publié en 1453, l'année même de la prise, par les Turcs, de Constantinople, capitale d'une monarchie de tradition romaine, dans un cadre grec. La victoire turque eut, dans toute l'Europe, un retentissement considérable, car elle apparut comme une victoire de l'Islam sur la chrétienté. Au lieu de faire appel à de nouvelles Croisades, le Cardinal Nicolas de Cues eut l'audace de répondre par la Paix de la foi, fondée sur deux principes fondamentaux de tout véritable dialogue énoncés au chapitre 5 du livre :
1° - « aucune créature ne peut embrasser le concept de l'unité de Dieu »
2° - « il n'y a qu'une seule religion dans la variété des pratiques religieuses.»
Il tend ainsi à définir une foi fondamentale et universelle,
dont l'unité est masquée par la diversité des cultures dans lesquelles
elle s'exprime : « Ce n'est pas une a u t r e foi, mais la même
et unique foi que vous trouverez sous jacente chez tous les peuples. »
(chap. 4)
Ce n'était pas seulement l'exclusion de la Croisade, mais un
changement même du rôle de la mission : au lieu de pratiquer
une colonisation culturelle de l'autre, le missionnaire chrétien
doit d'abord reconnaître Jésus vivant, présent et agissant dans
la diversité des cultes et des cultures.
De là le projet de ce Concile universel de toutes les religions
du monde fondant une paix durable entre les peuples par la
prise de conscience d'une foi commune respectueuse de la
diversité de ses approches, car « avant toute pluralité on trouve
l'unité » (ch. 4)
Et d'abord l'unité profonde de l'homme et de Dieu, telle que
l'avait conçue l'Église d'Orient que Nicolas de Cues avait
connue, non seulement par la lecture des Pères Grecs mais par
l'expérience vécue qu'il avait de la foi orthodoxe lors de son
voyage à Constantinople en 1437.
Le premier intervenant, après le grec, dans ce Concile, est un
non- chrétien : un indien qui proclame que les hommes « ne
sont pas Dieu absolument mais Dieux par participation. » (ch.VII).
Le chaldéen souligne : « l'on voit dans l'essence de l'amour comment
l'aimé unit l'amant à l'aimable. » (ch. VIII).
Dès lors, dit Le Verbe dans La Paix de la foi. (ch.IX) les Arabes
comprendront «qu'admettre la Trinité c'est nier la pluralité des
Dieux. »
Sur quoi, le Persan ajoute (ch.XI) que « de tous les prophètes
Jésus est le plus grand , il lui convient donc... d'être appelé "Verbe de
Dieu". C'est ainsi d'ailleurs que l'appelle le Coran » (ch.XÏÏ).
Dans sa lettre à Jean de Ségovie, archevêque de Césarée, du 28
décembre 1453, Nicolas de Cues le félicite de se livrer à « l'étude
critique du Coran » : «il faut plutôt dialoguer que guerroyer avec
eux », et lui-même écrira en 1461, une Cribratio Alchorani,
étude critique du Coran où il recherche, sous les formules
conflictuelles, ce qui est en accord avec sa propre foi.
Il n'y a dans cette recherche d'une foi fondamentale et première
à travers la diversité des religions, nul éclectisme : le
Cardinal Nicolas de Cues aborde ce dialogue à partir d'une
méditation profonde, (dans son livre sur La docte ignorance,
1440), sur la connaissance qui s'oppose à la philosophie
grecque de l'être et à la logique d'Aristote, car elle est fondée
à la fois sur une conception de l ' UN qui n'exclut ni le multiple
ni la contradiction, et une conscience aiguë des rapports du
fini et de l'infini, de l'homme et de Dieu, dont il avait eu, dit il,
la révélation philosophique au cours de son voyage en
Orient en 1437 et 1438.
Contre l'aristotélisme et la logique de l'école, qui régnait de
son temps, il formule le principe de la coïncidence des
contraires.
La pensée n'est pas pour lui un reflet de l'être, elle est un acte :
celui de l'être fini qui s'efforce de penser la totalité de ses relations
avec les autres, de prendre conscience qu'il n'est pas, en
dehors de ces relations avec les autres et avec Dieu.
Cette méditation spirituelle s'enracine dans une réflexion
mathématique sur la notion d'infini : un triangle dont un côté
serait infini, serait identique à une ligne droite, de même que
dans un cercle qui serait de diamètre infini, chaque segment
de la circonférence, courbe dans une figure finie, serait une
ligne droite . De même un polygone dont on diviserait
indéfiniment les côtés deviendrait un cercle.
Ainsi toute choses, pensées en fonction de l'Infini, de Dieu qui
est « en acte tout ce qui peut être », sont une dans leur altérité et
leur multiplicité.
« Les choses visibles sont des images de choses invisibles » (I, & 11)
et la Docte ignorance n'est autre que la foi, la vision de toute
chose en Dieu, c'est à dire dans la plénitude de ses relations
avec le tout, et la conscience de son rapport à l'infini. C'est de
cette manière que, rejoignant Maître Eckhart, il considère le
temps : là encore, si l'on contemple l'histoire du point de vue
de l'infini : si l'on voit les choses en Dieu (qui est au delà du
temps) le passé et le futur ne sont que des extrapolations du
présent ; si bien que, comme disait Maître Eckhart, « d u point
de vue de Dieu, le moment de la création du monde, le moment où
je vous parle, et celui du Jugement dernier sont un seul et même instant.
» (Sermon 9)
En regard de l'infini, l'instant est identique à l'éternité. « car
l'infini nous fait dépasser complètement toute opposition » (chap.
16), comme la courbure du cercle devient, à l'infini, ligne droite,
comme le triangle. Il en est de même pour toute forme et
toute ligne : « l'infini est en acte tout ce que le fini est en puissance»
(I, chap. 13)
« L'infini nous fait dépasser toute opposition » (chap. 16). « Tout
est en Dieu et Dieu est en Tout. » (II, chap. 3) toute chose est
dans toutes les autres et n'existe que par elles. Tel est « le mouvement
de connexion amoureuse qui porte toutes les choses vers
l'unité pour former, à elles toutes, un univers » (H, chap. 10)
Nicolas de Cues, dans une formule dont on attribue faussement
la paternité à Pascal, dit que « l'organisme du monde a son
centre partout et sa circonférence nulle part, parce que Dieu est circonférence
et centre, lui qui est partout et nulle part. » (II, 12).
Dans la perspective de cette unité des contraires, la mort du
Christ est le gage de l'immortalité.
Mais pour nous, dans notre finitude, cette unité du multiple
n'est accessible que par images : toute figuration ou définition
de Dieu le réduit à nos dimensions de créature finie. Toute
théologie est nécessairement négative : tout ce que je peux
dire de Dieu est inévitablement une idole. Je ne puis dire que
ce qu'il n'est pas : rien de fini au regard de l'infini.
Je ne puis le saisir par concepts. Ainsi « la foi est le commencement
de la connaissance intellectuelle » (III, chap. 11) et aussi sa
fin puisque la prise de conscience de cette inaccessibilité en
fait un postulat (à la fois nécessaire et intellectuellement indémontrable).
« Telles sont les vérités qui se révèlent par degrés à
celui qui s'élève à Jésus par la foi. Foi dont la divine efficacité ne
s'explique pas. » (III, chap. 11)
La Docte ignorance s'oppose à  l'ignorance arrogante,
comme le fut la philosophie de l'être d'Aristote et comme le
seront les philosophies de l'être de Descartes et d'Auguste
Comte.
Elle fonde la Paix de la foi, avec sa compréhension de toutes les
idolâtries : « les gentils nommaient Dieu de diverses manières, du
point de vue de la création finie.... tous ces noms sont des perfections
particulières... ils le voyaient là où ils voyaient ses oeuvres divines. »
(Lchap. 25)
Cet universalisme sera détruit, un siècle plus tard, par la
deuxième sécession de l'Occident : après la philosophie de
l'être qui s'exprimait chez Platon et Aristote, celle qui s'exprima
dans la raison technicienne de la renaissance. L'Occident
conçut alors une science ne visant que l'accroissement quantitatif
des moyens, et oublieuse de la recherche des fins.

L’avenir mode d’emploi,  pages 328 à 338
ROGER GARAUDY