La religion n’est pas l’opium du peuple
Sonia Noreau
Religion et Politique, volume 9, septembre 2009
« Définir c’est limiter »
Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray
Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray
L’auteure de ce texte, bien que d’un
athéisme à s’en confesser, volera au secours de ce qu’elle a en horreur à
prime abord: le christianisme. Ce texte s’oppose à la fameuse citation
de Marx: « La religion est l’opium du peuple. » L’auteure ne prétend pas
pouvoir offrir une définition claire et définitive du christianisme ni
de la religion en général, mais il lui semble quand même important, afin
d’avancer vers une meilleure compréhension de ce en quoi la religion
consiste, de déterminer ce en quoi elle ne consiste pas. Ce texte
cherche à démontrer en quoi la vision de Marx de la religion ne tient
pas la route si on la comprend comme une description de l’essence même
de la religion, ou même encore si on applique cette vision «
fonctionnalisante » à une autre société et à une autre époque que celles
qu’a connues Marx.
La religion n’est pas l’opium du peuple.
Néanmoins, Marx eut raison de préciser que « l’homme fait la religion
[et que] ce n’est pas la religion qui fait l’homme »(1). En le faisant
il souligne la primauté de l’homme sur le religieux et la possibilité de
manipuler les masses avec la religion, et explicite à juste titre
l’influence de la politique sur le religieux. Le propos religieux n’est
pas politique à la base. S’il se retrouve dans l’arène politique, c’est
qu’il y a été traîné par un acteur se servant de cet aspect de la vie
social pour atteindre son but. Ce n’est ni son projet au départ ni une
voie que le christianisme emprunte inévitablement.
Lorsqu’on essaie de comprendre la
religion uniquement selon sa fonction sociale, on passe à côté de ce
qu’elle peut être en soi et de ce qu’elle pourrait devenir dans un autre
contexte ; on se restreint à un seul de ses aspects sans regarder ce
qu’elle était à l’origine avant d’évoluer selon les nécessités
politiques passées, ni comment elle pourrait évoluer en restant en
contact avec la société qu’elle habite. La conscience religieuse peut
mener à une conscientisation politique et à la prise en main de
problèmes sociaux. Elle n’est pas l’opium du peuple, car ce n’est pas
clair dans ses racines historiques, soit au moment de sa fondation, que
son essence serait d’aliéner le peuple pour lui faire oublier sa réalité
socio-économique. De plus, la citation de Marx devient moins évidente
encore si l’on considère la variété des formes que peut prendre la
religion chrétienne (comme la théologie de la libération en Amérique
latine, par exemple).
Par contre, Marx n’a pas complètement
tort lorsqu’il affirme que la religion est une théorie dont la fonction
sociale est de justifier les actes politiques de la classe dominante.
Cependant, il ne faut pas voir là une définition de la religion, puisque
ce n’est que l’une des nombreuses fonctions sociales qu’elle a occupées
à un moment et temps donnés. Or, la « fonctionnalisation » dans les
sciences humaines, telle que rejetée par Hannah Arendt dans Les Crises
de la culture, est une méthodologie réductrice et trompeuse. En
démontrant que ce n’est pas parce que le communisme remplit les
fonctions émotives, sociales et psychologiques d’une religion qu’il en
est devenu une, Arendt souligne à quel point il est important de ne pas
ranger dans une même catégorie tout ce qui occupe la même fonction:
manipuler les masses, par exemple, peut être l’une des fonctions de la
religion, mais aussi de la publicité, de l’art, de l’éducation, etc. «
C’est comme si j’avais le droit de baptiser marteau le talon de ma
chaussure parce que, comme la majorité des femmes, je m’en sers pour
planter des clous dans le mur »(2), illustre Arendt, qui souligne
également l’erreur que constitue le fait de ne pas étudier « ce que les
sciences historiques appellent les sources »(3).
Passons maintenant rapidement en revue,
en nous appuyant sur les travaux d’Armelle Le Bras-Chopard (4), comment
le message original de paix du christianisme a pu être transformé au
point de permettre à un président américain de justifier une guerre au
Moyen-Orient en parlant de guerre sainte. En expliquant l’articulation
de la guerre dans le discours religieux chrétien, Le Bras-Chopard nous
apprend que le christianisme endosse trois interprétations
contradictoires de la guerre, issues de l’évolution de la religion en
réponse au contexte politique dans lequel elle se trouvait : le principe
de la non résistance à la violence du christianisme primitif, la
licéité de la guerre juste et, finalement, les thèses providentialistes
qui soutiennent que la guerre est auto-justificatrice.
Si le message initial de la Bible en est
un de non-violence et d’amour envers son prochain, il a toutefois été
complètement transformé au fil du temps pour des raisons politiques.
C’est suite à l’adoption du christianisme comme religion d’État par
Constantin que les choses changèrent. Après que ce dernier eût déclaré
le christianisme religion d’État, les chrétiens firent face aux
invasions barbares et durent repenser la possibilité de faire la guerre
afin de défendre la Cité. Saint Athanase et saint Ambroise créèrent le
concept de « guerre juste », guerre au cours de laquelle il était permis
de tuer un ennemi. En offrant une solution médiane conciliant le besoin
de faire la guerre et le respect du principe de la non-violence, saint
Augustin établit les principes de ladite guerre juste, c’est-à-dire la
une guerre sous conditions. La guerre serait juste si elle tendait à
rétablir l’ordre naturel et pacifique d’une union entre les hommes, tel
que voulu par Dieu. Bref, la théologie chrétienne devenait de plus en
plus permissive en termes d’utilisation de la violence, phénomène qui
n’a fait que s’accroître avec saint Thomas d’Aquin, à qui on doit le
concept de la « guerre défensive ». Cette troisième interprétation
contradictoire du message chrétien provient des thèses providentielles,
qui voudraient que la guerre ait une essence divine venue régler
l’iniquité entre les peuples qui en appellent de la vengeance de
Dieu(5). C’est à travers les nécessités historiques des nations que se
sont développés les ponts entre la religion et la politique. La religion
ne serait donc pas, au départ, un outil de manipulation populaire,
contrairement à ce qu’en a dit Marx.
La religion, au moment de sa fondation,
n’est pas l’opium du peuple. Ce n’est plutôt qu’une fonction que lui a
fait porter la classe politique au fil de l’histoire. Toutefois, c’est
cette possibilité au sein même de la religion d’être un moteur de
réflexion, d’action et de conscientisation politique qui trahit la
fameuse citation marxiste. Il peut sembler contre nature, dans notre
société sécularisée, de suggérer que la conscience religieuse peut mener
à la conscience politique. Pourtant, l’exemple donné par la théologie
de la libération, en Amérique latine, confirme qu’il est possible de se
politiser à travers les préceptes religieux.
Louise Melançon, professeure à la
Faculté de Théologie de l’Université de Sherbrooke, fait comprendre ce
phénomène en adoptant une conception de la politique où cette dernière
n’ignore pas les autres dimensions de la vie sociale. Sortis de la
compartimentation classique des sciences humaines, les problèmes étudiés
dans le domaine de la science politique peuvent se comprendre tels
qu’ils se retrouvent en société, c’est-à-dire à travers une pluralité de
points de vue et de compréhensions du monde. La religion, puisqu’elle
se vit au sein des sociétés humaines, est en contact avec ses problèmes.
Les chrétiens peuvent se pencher sur ces derniers sans abandonner leurs
croyances. Par conséquent, la foi peut se vivre en société et, par
ricochet, en politique, avec tous les engagements que cela sous-entend.
La foi, comme tout autre aspect social, peut alors prendre une dimension
politique. Par exemple, les chrétiens conscients de l’exploitation de
certains par d’autres s’engagèrent, en Amérique latine, dans le débat
politique. Appelée théologie de la libération, cette mouvance politico
religieuse « est en même temps une option de foi: leur foi se fait
praxis de libération »(6). En vivant à l’intérieur d’une société dite,
la foi est amenée à se redéfinir face aux réalités des gens et, dans le
cadre de la théologie de la libération, les prêtres furent amenés à
poser des gestes politiques. La spiritualité, dans ce contexte, est
alors un élément social dynamique en contact avec la réalité politique
et non pas un outil de manipulation des masses.
Conséquemment, la religion n’est pas
l’opium du peuple. Elle a pu en occuper la fonction dans le contexte
sociohistorique de Marx, un peu comme le fait présentement la publicité
et la télévision dans nos sociétés contemporaines, mais elle ne l’était
pas au moment de sa fondation et elle a su être le moteur de luttes
politiques dans d’autres contextes, lorsqu’elle avait une autre fonction
sociale. Hannah Arendt a raison de rejeter le fonctionnalisme des
sciences humaines à cause du manque de considération de ce dernier pour
l’essence possible, si essence il y a, des réalités sociales. De plus,
le fonctionnalisme vient noyer celui qui voudrait une réponse claire et
unique parmi des possibilités aussi nombreuses qu’il y a de contextes.
Faut-il alors définir le christianisme par ce qu’il était à sa
fondation, avant d’être manipulé par la politique, comme un besoin
humain, une prise de conscience de l’Homme de sa place en société?
L’auteure de ce texte ne le sait pas, mais elle doute que le
fonctionnalisme puisse nous apporter une réponse satisfaisante ou qu’il
faille réduire la religion à une fonction d’« opium du peuple ».
1 MARX Karl, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel
2 ARENDT Hannah, La Crise de la culture, Gallimard, Paris
3 Ibid.
4 LE BRAS CHOPART, Armelle, La Guerre, théorie et idéologie, Clef politique, 1994
5 MELANÇON Louise, La Théologie de la libération
6 Ibid.
2 ARENDT Hannah, La Crise de la culture, Gallimard, Paris
3 Ibid.
4 LE BRAS CHOPART, Armelle, La Guerre, théorie et idéologie, Clef politique, 1994
5 MELANÇON Louise, La Théologie de la libération
6 Ibid.