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R. GARAUDY, Parole d'homme. Coll. La vie selon... Paris, R. Laffont,
1975,
21
X 13, 265 p. : «le premier livre d'une collection... Le principe de chaque
livre
est simple : l'auteur se voit proposer vingt thèmes - vingt chapitres :
Autoportrait,
Une idée de l'homme, ... Et puis encore... A lui de donner à
chacune
de ses réponses l'ampleur qu'il juge souhaitable» (Max GALLO, dans
la
présentation, p. 9).
Dans Parole
d'homme, l'auteur achève le dernier chapitre, « Et
puis
encore...», par les mots : «Je suis chrétien» (265). Autant
que la
sympathie, cette affirmation suscite, chez qui a lu l'ouvrage,
une
question : est-ce bien là notre foi ? R. Garaudy vient de confesser
: « Mon
propos dans tout ce livre, comme dans la vie qu'il questionne,
était
d'amour. Je voudrais que cela fût le dernier mot » (263).
Comment
un chrétien ne communierait-il pas à une telle confession ?
Et
pourtant il lui faut avouer, le plus humblement possible, que
dans
ces pages il ne retrouve pas les mots de sa foi : foi de l'Eglise
en
Jésus Seigneur. Le plus humblement possible, car R. Garaudy
est
certes une personnalité peu banale de notre époque. En particulier
les
trois «décisions» qu'il décrit en son «autoportrait» (15-
29)
sont impressionnantes de courage et de sensibilité, d'humanité
parfois
surhumaine, toujours vibrante aux accents les plus profonds
de la
terre et de l'homme. Incontestablement, ses critiques à l'endroit
de
notre société contemporaine sont pertinentes : l'école, « cette machine
à nous
rendre vieux» (15), qui «s'acharne à nous désapprendre
l'amour»
(31); le positivisme des sciences humaines et son
«
postulat implicite selon lequel tout ce qui peut être fait doit être
fait »
(69) ; le système capitaliste, qui a « ce triste privilège d'être
dans
l'histoire le seul système social qui ne soit fondé sur aucun
projet
conscient de civilisation» (175). La plupart des chapitres
de ce
livre ont la vigueur irrécusable du témoignage assuré et lucide
(cf.
l'instructive autobiographie au ch. « Liberté ? libération ? », 87).
Aussi
faut-il remercier l'auteur de nous avoir livré cette « parole
d'homme
».
Mais le
chrétien s'interroge à bon droit sur sa dernière affirmation
: « je
suis chrétien». Indépendamment de la bonne foi de l'écrivain,
laquelle
n'est pas en cause, n'y a-t-il pas là un abus de langage ?
Plus
précisément, le langage chrétien risque, sous la plume de R.G.,
de
perdre la densité de son réalisme symbolique, de ne plus être
qu'une
théorie (au sens grec de «vision»), un ensemble d'images
disponibles
que l'on utiliserait à son gré pour déchiffrer l'expérience
humaine.
La symbolique chrétienne ne serait plus alors qu'une
clé de
lecture valable, peut-être, pour n'importe quel texte ; elle
n'aurait
plus sa propre épaisseur textuelle (les Ecritures) ni ecclésiale
(les
sacrements) : elle n'aurait plus l'épaisseur historique, corporelle,
de
Jésus de Nazareth. Il n'appartient qu'à Dieu de juger de
la vie
d'un homme, et seul le Père peut y reconnaître avec exactitude
(l'exactitude
de la miséricorde) l'image et la ressemblance de son
Unique
bien-aimé. Cela ne nous dispense pas d'être réservés quand
R.
Garaudy se réclame du christianisme, car ce qu'il dit ne paraît
pas
chrétien. Sans doute peut-il confesser que la Croix lui a appris
les
renoncements de l'amour, et la Résurrection ses dépassements
(cf.
265), mais cela suffit-il pour s'autoriser à se dire chrétien ?
Pareille
profession ne peut en réalité se faire qu'en écho à (et
à
l'intérieur de) l'Eglise qui nous a plongés dans l'eau avec ces mots :
« Je te
baptise au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit ».
Ce
geste tout simple paraît formel, peut-être même dérisoire, en
face de
l'importance des enjeux d'une vie humaine : la vie, l'amour,
la
mort..., et on ne voit pas toujours en quoi une cérémonie d'une
demi-heure,
la liturgie du baptême, pourrait conférer le droit de se
dire
chrétien. Et pourtant c'est le signe unique (unique, en tenant
compte
de toute son extension, telle que la Tradition la reconnaît
quand
elle parle de baptême du sang ou de baptême de désir) qui
nous
est donné pour savoir avec précision de quelle croix et de
quelle
résurrection, sinon de quel amour il s'agit dans notre salut.
Chez R.
Garaudy, on trouve une utilisation judicieuse de la symbolique
chrétienne,
mais on n'en voit nulle part l'enracinement ecclésial:
il n'y a pas d'Eglise pour baptiser, pas de Tradition pour
il n'y a pas d'Eglise pour baptiser, pas de Tradition pour
donner
corps à l'esprit des Ecritures. Dans ces conditions, peut-il
y avoir
un Jésus qui soit, dans l'histoire, le Fils du Père ? Pour
l'auteur,
la vie du Christ est divine « parce qu'elle est faite tout
entière
de ce qui arrive si rarement chez un homme : uniquement
de
décisions» (14); est-ce là reconnaître la divinité de Jésus, ou
bien
plutôt déifier la liberté de l'homme ?
Les
chapitres sur la temporalité humaine obligent à pencher pour
la
seconde hypothèse : la liberté humaine y paraît déifiée en son
pouvoir
de décision sur l'avenir. Le passé n'est nullement indicatif
(une
seule phrase pour tout le chapitre « Le passé » : « il ne prend
son
sens qu'en fonction du présent» : 153) et le présent n'est pas,
comme
tel, sensé (une ligne au chapitre « Le présent » : « II ne
prend
son sens qu'en fonction de l'avenir» : 155) : seul l'avenir est
le champ
de la liberté humaine, désorrmais « défatalîsée ». TA liberté
paraît
bien n'avoir ici d'autre référence (ou d'autre « transcendance »,
pour
reprendre un mot cher à l'auteur) que son propre champ de
possibles.
« L'homme ne se définit que par son avenir, par ses possibles.
Par
lui, toute réalité naît d'un océan de possibles» (163).
Or la
liberté chrétienne est bien différente. Elle « prend son temps »
parce
qu'elle reçoit ce temps en présent dans l'Eucharistie. Ainsi,
plus
encore que sur l'indéfini des possibles humains, la liberté chrétienne
est
dynamiquement ouverte sur l'infini précisément chrétien,
sur
l'avènement de Jésus qui est déjà venu dans notre histoire. En
Eglise,
l'avenir n'est pas le sursaut, la rupture perpétuelle d'une liberté
toujours
« refroidie » en ses institutions du passé ; cet avenir est
bien
plutôt le temps exigé — d'ailleurs gratuitement — par une
plénitude
tout entière donnée dans le présent, engendrée du passé.
Si
l'indétermination de l'avenir est la seule transcendance que connaisse
notre
temporalité humaine, comment le Seigneur pourrait-il
avoir
été Seigneur en notre histoire, et l'être encore et toujours,
aujourd'hui
et pour les siècles ? Le passé est ce en quoi s'est formé
le
corps de Jésus ressuscité, né d'une femme ; et la façon exclusive
dont R.
Garaudy situe ce passé par rapport au présent et à l'avenir
risque
bien d'évacuer la consistance propre — divine — du corps
du
Seigneur.
Dans
une telle optique, les sacrements (et tout d'abord le Sacrement
qu'est
l'Eglise) ne sont plus pensables. Là-dessus on nous permettra
d'insister
quelque peu, à propos de l'Eucharistie et du mariage (du
baptême,
nous venons de dire un mot). A suivre la pensée de
R.
Garaudy, de quoi l'Eucharistie serait-elle le mémorial — à supposer
que
l'Eglise ait une mémoire ? Le Seigneur a-t-il eu un corps propre
pour
que nous puissions dire : « ceci est mon corps » ? Dans ce
livre
(cf. 26), l'Eucharistie risque bien de n'être que le signe formel
d'un
nouveau rapport à l'autre, le reflet d'une liberté qui se promet
d'égaler
la transcendance de son avenir fraternel.
Le
mariage est critiqué sous son aspect féodal ou bourgeois.
R.
Garaudy y joint « la vieille perversion dualiste du christianisme
selon
laquelle les relations sexuelles sont entachées de quelque déchéance
et de
quelque souillure» (39). (Suit un paragraphe où
l'auteur,
confondant l'Immaculée Conception de Notre-Dame avec
la
conception virginale de Jésus, reproche au dogme d'insulter chaque
mère et
de rejeter Jésus en dehors de la condition humaine.)
Il
faudrait voir si, au contraire, le christianisme n'est pas ce qui
sauve,
par le sacrement de mariage, la noblesse du corps et des
relations
sexuelles. La pratique ecclésiale n'a sans doute pas été
assez
transparente à cette volonté de Dieu, attestée dans toutes les
Ecritures, de faire alliance avec
son Peuple par l'alliance charnelle
de l'homme et de la femme ;
pourtant c'est bien ce réalisme chrétien
qu'il faut avoir en vue (réalisme
de l'Incarnation, réalisme du
sacrement de mariage) pour
percevoir comment Jésus sauve l'amour.
Il y a, dans l'amour, plus que
l'amour : il y a, par le sacrement, la
fidélité de Dieu et sa fécondité
paternelle. De cette transcendance
de l'amour dans l'amour même,
l'Eglise est témoin quand elle défend
la fécondité du mariage contre
tout ce qui peut y porter atteinte.
R. Garaudy, quant à lui, parle de
« jérémiades et imprécations archaïques
contre la ' pilule ' ou
l'avortement » (42).
Après le baptême, l'Eucharistie et
le mariage, il faudrait aborder
les autres sacrements, et poser
nos questions : la Confirmation :
l'Esprit est donné, mais de qui,
et par qui ? — l'Ordre : comment
peut-il y avoir médiation entre
Dieu et l'homme, distance réconciliée
de ma transcendance à moi-même ? —
et la Pénitence : si le pardon
donné nous ouvre un avenir de
grâce, n'est-ce pas parce qu'il assume
au présent le poids de ce qui nous
précède ? A poursuivre cet examen,
on verrait que l'économie
sacramentaire de l'Eglise est incompatible
avec la façon dont R. Garaudy
conçoit la liberté humaine, en
particulier sa temporalité. Qu'il
suffise d'un dernier exemple à propos
du sacrement des malades.
Quand le chrétien sent que ses
forces l'abandonnent, il demande
ce sacrement pour qu'en sa chair
soit rendu témoignage au mystère
de mort et de résurrection de
Jésus Sauveur et à la communauté
eschatologique que son sacrifice
rassemble. La mort, ainsi, change
de visage. R. Garaudy, en
dissociant l'individu de la personne (48),
évacue la transcendance de la
mort. Car la mort, c'est la mort de
l'individu (Marx disait : la mort
est la dure victoire du genre sur
l'individu déterminé — cité par
l'A., 53). Et ce qui n'est pas voué
à la mort, c'est « le contraire de
l'individu : la personne, capable
de transcendance et d'amour» (48).
Ce n'est d'ailleurs qu'en cette
vie-ci, en ce monde-ci — il n'y en
a pas d'autre — que se manifeste
cette transcendance de la
personne, et ce peut être dans la décision
même de mourir : « il est juste de
donner à chacun, devant une déchéance
irrémédiable, le droit à la mort
choisie, volontaire, proprement
humaine» (60). La transcendance de
la mort a donc été annexée
(et donc évacuée) au profit d'une
« décision » de la « personne » ;
elle n'est plus signe d'un au-delà.
Est-ce cette décision-là qu'a prise
devant son Père le Jésus de
l'agonie ? Et, ressuscité, a-t-il perdu
son individualité ? (cf. 248 : la
résurrection des morts, pas plus
que celle du Christ, n'est le fait
des individus). S'il en était ainsi,
quel serait encore le sens, par
exemple, du sacrement des malades ?
Bref, lorsque R. Garaudy signe : «
je suis chrétien », il faut
s'entendre : il ne s'agit pas du christianisme tel
qu'il est vécu
sacramentellement par la communauté des croyants, tel que nous
l'a transmis la tradition catholique de l'Eglise.
sacramentellement par la communauté des croyants, tel que nous
l'a transmis la tradition catholique de l'Eglise.
Quand
l'auteur distingue (44) « — l'objet, qui ne peut être manipulé
que par
le concept ; — le sujet, qui ne peut être appelé que par
l'amour;
— le projet, qui ne peut être désigné que par le mythe, la
poésie
ou la foi », nous lui savons gré de nous rappeler avec force
la
transcendance du sujet sur l'objet, de l'amour sur le concept.
Mais
nous ne pouvons plus le suivre quand il le fait sur le mode
exclusif
de la rupture : « je demande seulement qu'on admette cette
possibilité
de rupture qui s'appelle la foi au-delà du concept, l'amour
au-delà
de la justice, la révolution au-delà de l'ordre établi» (152),
car
dans cette optique (cf. aussi la rupture de l'avenir par rapport
à tout
ce qui le précède), le projet ne peut plus être désigné par
« le
mythe, la poésie ou la foi », mais par le seul mythe auquel est
réduite
sinon la poésie, en tout cas la foi. Car la foi n'a plus de
concept
pour se dire, plus de corps pour célébrer son Dieu. Dieu
« n'est
pas. Il fait. Son action n'est pas extérieure à celle de chacun
des
autres : il est, en chacun d'eux, sa dimension spécifiquement
humaine,
sa transcendance... » (150). Ce Dieu-là risque bien de
n'avoir
d'autre consistance que l'effort politique des hommes vers
le
socialisme autogestionnaire de la production, de la consommation
et de
la culture (cf. 222).
Et le
chapitre «Une foi» (25) nous confirme dans cette interprétation:
le postulat « utopique » de la transcendance, le postulat
le postulat « utopique » de la transcendance, le postulat
«
prophétique » de la relativité et le postulat « eschatologique » de
l'ouverture
animent l'action révolutionnaire en déployant cette idée
hégélienne
selon laquelle le christianisme reconnaît à l'homme « cette
dimension
d'une intériorité active, faisant de l'homme le principe
du
développement du réel» (243). Dans cette ligne, la Résurrection
du
Christ est devenue seulement la certitude absolue des possibles
humains.
L'auteur lui-même nous indique clairement le sens de son
effort
: « L'un des problèmes majeurs de ma vie a été de traduire
cette
foi en termes non théologiques, mais humains, c'est-à-dire non
comme
un discours sur Dieu, mais comme un déchiffrement des
appels
qui nous rendent possible de franchir nos limites » (249).
C'est
là que gît le problème : y a-t-il, oui ou non, possibilité d'un
discours
sur Dieu ?
R.
Garaudy en appelle à K. Barth, M. Blondel, P. Teilhard de
Chardin,
au P. Chenu, à G. Gutiérrez et à Rubem Alves (249 s.)
pour
énoncer son « déchiffrement », sa « traduction ». Mais lequel décès
philosophes
et théologiens accepterait de signer une telle réduction,
où le
Dieu trinitaire n'a pas d'autre réalité que la transcendance
humaine
et fraternelle rie notre avenir ? Tl semble bien qu’ici la
tradition
chrétienne de prière, de charité et de théologie soit, comme
celle
des sacrements, vidée de sa substance. Le christianisme est
devenu
purement et simplement la représentation mythique de notre
avenir
terrestre : il n'a plus rien de chrétien.
Il faut
le reconnaître : quel que soit le caractère étonnant du
cheminement
de cet ancien stalinien, R. Garaudy se situe très exactement
dans la
lignée athée de Hegel, Feuerbach et Marx. Or, dans
les
questions de fond, quand il s'agit de dire une « parole d'homme »,
peut-on
être à la fois chrétien et marxiste ?
«Et
puis encore...» R. Garaudy avoue : cette foi m'interroge
(249).
Pour nous, ce livre nous interroge : un tel effort, si émouvant
parfois,
pour tenir ensemble dans l'homme les libérations socioéconomiques
et la
transcendance proprement humaine ne peut-il pas
être
sauvé ? Par Qui ?