POUR ACHETER LE LIVRE : Le principe Transcendance - Alain RAYNAUD (thebookedition.com)
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Dans son séminaire, Alain Badiou affirme : «Toute stratégie de la pensée est soutenue par une option ontologique», un postulat quant à l’être. Les options les plus simples, et les plus trompeuses, sont le matérialisme et l’idéalisme. Toutes les stratégies de la pensée permettent d’accéder à une transcendance, mais, en fonction du postulat de départ, la nature et la forme de ces transcendances ne seront pas les mêmes. Par exemple, le matérialisme, en érigeant le primat de la matière sur l’esprit, c’est-à-dire de l’être sur la pensée, prive d’efficience tout postulat, puisque par nature le postulat est issu de l’autonomie de la pensée, quand l’idéalisme, posant le primat de la pensée sur l’être, fait du réel une abstraction.
Kant distingue deux options de
pensée : la «dogmatique» pour
laquelle «l’être en soi» peut être connu, et l’option «critique» pour laquelle cette connaissance est impossible. Pour
Heidegger, il y en a trois : la «poétique»
des premiers âges de l’homme avec un être caché mais dont on soupçonne
qu’il est, cet âge est révolu ;
la «métaphysique» dirigée vers l’être supérieur ; et la
«nihiliste» qui clôt la séquence métaphysique par l’irruption de la Mort,
l’être comme être pour la mort (le néant).
A la classique opposition matérialisme-idéalisme, que l’on trouve y compris chez Kant ou Heidegger, Badiou substitue trois options plus scientifiques. Dans l’option «constructiviste», l’au-delà de la frontière («l’excès», dit Badiou), peut être nommé par le logos (la raison) et n’existe que s’il est nommé. Dans l’option «générique», l’au-delà de la frontière est erratique, c’est un monde chaotique, peut-être un non-monde. Dans l’option «transcendante», l’au-delà de la frontière est «suprêmement haut», c’est le monde en grand, c’est le domaine où le général supplante le particulier.
Quel est pour les trois le
rapport du sujet à la vérité ? Dans la constructiviste (les sophistes
grecs, Leibniz, Foucault…), c’est le sujet qui pose sa vérité et s’expose à une phobie pour ce qui ne s’y conforme pas. Dans
la générique, comme dit Spinoza, «le vrai s’indique de lui-même»,
le sujet est dans un rapport de recherche extrême de la vérité objective ;
dans un monde désordonné cette situation peut mener à une forme d’hystérie. Dans
la transcendante, le sujet est «sujet de la loi», la vérité est localisée, présente au sujet et dans l’au-delà
escompté, révélée au sujet par un élément extérieur, potentiellement source
d’obsession par la fidélité recherchée à cette vérité.
Nous avons dit que le monde de l’option
de pensée transcendante est le monde du grand. Ses rapports avec le monothéisme
s’établissent dans ce cadre du «grand», quel que soit ce monothéisme, y compris
les formes panthéistes (Dieu partout), si proche de l’athéisme, faisant du
monde un Grand Tout. Le Grand Tout fait Un. L’un est pourtant ce que, d’un
côté, il y a de plus petit. Mais d’un autre côté l’un est comme un absolu de l’idée
d’unité, donc d’une forme d’infini. Le plus petit est ainsi comme une figure du
plus grand.
A l’infiniment petit et à
l’infiniment grand Teilhard de Chardin ajoute l’infiniment complexe, ce qui
rend plus difficile l’élucidation du grand, auquel l’infiniment complexe peut
se rattacher, mais n’en change pas la localisation dans l’espace-temps.
Dans ce grand, où se trouve et
comment caractériser le point - ou la ligne – d’activation du principe Transcendance puisque l’option transcendante
implique la détermination perpétuelle d’un nouveau point de transcendance
transcendant le point déjà transcendé. Pour Hegel l’idée de l’absolu est
le mouvement vers l’absolu ; ce
mouvement, il l’appelle le «négatif». L’être de l’au-delà de la frontière est innommable ; seul
peut être nommé, parce que décidé, le mouvement qui y mène. «Au
commencement était le Verbe» [Evangile de Jean, 1-1], ou «Le
chemin se fait en marchant»
du poète Antonio Machado, sont les devises de toute pensée appuyée sur le principe
Transcendance.
Traditionnellement deux chemins
se présentent. L’un, rationnel, utilisant la preuve et la démonstration, on
peut l’appeler le chemin de la transcendance intellectuelle. L’autre fait appel
à l’expérience personnelle, son ressort principal est l’attrait de l’autre,
l’amour, et on peut l’appeler le chemin de la transcendance mystique. Par
référence aux mathématiques (y-a-t-il plus transcendant que les
mathématiques ?), à la suite de Badiou, nous pouvons essayer de
caractériser ces chemins :
- Accéder au grand, c’est accéder
à ce qui n’est pas atteint par des opérations ordinaires. Le grand est
transcendant par rapport à la norme du monde, Dieu est transcendant «au
regard des opérations du monde».
- Accéder au grand est possible
en chacune de ses parties car chaque partie du grand est grande par elle-même.
Le transcendant «résiste au morcellement», à l’exemple de la Trinité catholique,
des doctrines panthéistes ou de l’immanence totale de Dieu chez Spinoza.
- Accéder au plus grand, «Transcender
la transcendance» est
possible dans le grand car le grand est toujours partie d’un plus grand.
- Accéder au plus grand des
grands est possible sur le chemin mystique, là où le concept de plus grand
devient incohérent, où les mathématiques cessent d’être opérantes.
Nous voyons que, de la ligne du
principe Transcendance, c’est-à-dire de la zone d’espace-temps entre l’en-deçà
et l’au-delà de la frontière, tout ce qui est dit parle du grand. Comme la
pensée mathématique, la pensée transcendante est dans l’immanence de ses
opérations. La grandeur de la transcendance réside dans la grandeur même du
mouvement immanent, et non dans l’objet visé par ce mouvement. Est grand ce qui
a besoin pour advenir d’une grande rupture avec l’en-deçà.
*
Cosmogonies et mythes nous parlent de ces grandes ruptures. Une cosmogonie
est un récit de la création du monde. Comme personne n’a pu assister à cette
création, la cosmogonie ne nous dit rien du créateur lui-même, mais nous dit
beaucoup de la créature, par le biais des mythes.
Claude Lévi-Strauss pense
que le mythe, loin d’être la forme première de pensée (l’option de pensée
poétique d’Heidegger), que la philosophie grecque oblitéra, ou la manifestation
archaïque de l’esprit humain qu’en fit l’ethnologie, est en réalité homogène au
mode d’existence de la pensée et de l’esprit en général. Le mythe n’est pas
contenu par la norme du langage (option de pensée constructiviste) et répond à
l’incertitude pathologique de l’option de pensée générique.
Le mythe dit ce que le logos ne
peut exprimer. C’est un outil que les hommes se sont donné pour comprendre d’où
ils viennent, comment ils sont arrivés à aujourd’hui et quelles forces il leur
est demandé de mettre en œuvre pour continuer leur humanisation. C’est un outil
qui fait appel à la métaphore – transfert du sens d’un mot à un autre –, à la
métonymie – transfert d’un mot d’un sens à un autre, à l’allégorie – le parler
en images -, et au symbole – acte faisant sens, langage hors du langage.
Il faut distinguer le mythe de la
légende.
Pour s’en tenir à notre aire judéo-chrétienne,
Jean-Marc Petithory a opéré un tri rigoureux notamment dans les «récits
mythiques de la Genèse» et
montré qu’il ne s’agit pas là de mythes, mais de légendes créées à partir d’interprétations
successives de récits déformés lors de leur «adaptation» au monothéisme
hébraïque. L’auteur cite entre autres l’Epopée de Gilgamesh, évoquée aussi par
Roger Garaudy dans «Comment l’homme devint humain» : «Gilgamesh
est la première image d’un héros «deux tiers divin un tiers
humain»
qui a maîtrisé la nature, combattu d'autres géants, tenté de repousser les
limites de l'homme, affronté les dieux, et défié la mort pour conquérir
l'immortalité».
Gilgamesh est le type du héros
mythique qui montre aux humains par ses actes la voie vers une vie nouvelle, en
rupture avec le passé. Cette voie est risquée. Dédale, par une science
imprudente, cherche dans les cieux la liberté perdue dans le labyrinthe du réel
imposé par le roi Minos mais son fils Icare s’y brûle les ailes au propre et au
figuré. Pygmalion de ses mains crée lui-même l’objet de son amour mais est
contraint de faire appel à la déesse Aphrodite pour lui donner vie. Ulysse,
comme Don Quichotte, poursuit la quête incertaine d’un sens à sa vie. Faust
dispute à Dieu le savoir et la richesse, et pactise avec un autre dieu, le
Diable, pour les obtenir. Tous connaissent l’amertume ou la déception, la
souffrance, parfois la mort. Mais le mythe lui ne connaît pas la mort. Il
survit au héros. Il parle aux hommes de tous les temps.
*
Avec Antigone, l’esprit de
résistance et de rébellion s’incarne, au mépris de tous les dangers.
Ecoutons Sophocle. Oedipe, roi de
Thèbes, sommé par la destinée de franchir la frontière des apparences, a tué
son père et épousé sa mère, Jocaste, sans savoir qui ils étaient. Lorsqu’il
l’apprend il se crève les yeux et s’exile. Avec
Jocaste Oedipe a quatre enfants, deux garçons – Eteocle et Polynice – et deux
filles – Ismène et Antigone. Antigone, modèle de fidélité et de dévouement
filial, assiste son père jusqu’à sa mort à Colone, puis elle rentre à Thèbes.
Ses frères s’entretuent pour succéder à leur père sur le trône. Leur oncle
Créon s’empare alors du pouvoir, accorde des obsèques honorables à Eteocle,
mais interdit sous peine de mort de donner une sépulture à Polynice, qui avait
fait alliance avec des soldats étrangers pour s’emparer du trône, et dont le
cadavre doit être livré aux bêtes. Antigone refuse cette discrimination, cette
injustice, au nom de principes universels : «La mort veut une seule
loi pour tous». Par prudence et soumission à
l’autorité politique et patriarcale, sa sœur refuse de l’aider. «Le
temps où il me faut plaire aux morts est plus long que celui où je dois plaire
aux vivants. Je ne te demande plus rien. Reste ce que tu es», et Antigone va ensevelir son
frère. Créon la fait arrêter. «Tu as l’audace de transgresser mes
lois ?», lui
demande-t-il. Elle répond : «Je ne pensais pas que ton décret pût mettre
la volonté d’un homme au-dessus de l’ordre des dieux, au-dessus de ces lois qui
ne sont pas écrites et que rien ne peut ébranler». Créon est furieux : comme le remarque Micheline
Carrier, «moins parce qu’on a transgressé sa loi que
du fait que ce soit une femme qui l’ait transgressée… L’homme aurait mieux
toléré une Antigone repentante et tremblante à ses pieds qu’une femme fière et
forte assurant la responsabilité de ses actes». Créon a aussi peur de l’influence que sa nièce, en lui
résistant, a acquise auprès d’un peuple lui-même opprimé et victime de
l’injustice royale. Il essaie donc de la raisonner. Peine perdue : «Je
ne suis pas née pour partager la haine, je suis née pour partager l’amour».
Condamnée à être enfermée dans une caverne, à y mourir à petit feu, elle
n’éprouve ni peur ni culpabilité, ne laisse aucune possibilité d’excuses ou de
rachat au pouvoir, et se pend avec son voile. Son amoureux Hémon, fils de
Créon, se suicide ; Eurydice, épouse du roi, fait de même ; Créon regrette,
mais il est trop tard, il ne reste au tyran de son peuple et de sa famille
qu’à appeler la mort.
*
Autant le mythe d’Antigone, malgré son issue tragique, est unifié, cohérent
d’un bout à l’autre et dans ses diverses versions, autant celui de Prométhée est ambigu, susceptible
d’interprétations différentes. Trois siècles après Hésiode qui avait dressé un
tableau poétique de la naissance de l’univers, Eschyle fait parler Prométhée.
Prométhée
est l’un des Titans, créatures nées d’Ouranos - le ciel - et de Gaïa - la
terre-mère, qui gouvernaient le monde avant d’être «renversées» par Zeus
et les dieux de l’Olympe. Pour Eschyle, Prométhée est un bienfaiteur de
l’humanité : «J’ai délivré les hommes… Je leur ai fait
présent du feu. Je leur ai appris le secret des levers et des couchers des
astres. J’ai trouvé pour eux le Nombre, suprême science. J’ai imposé le joug à
l’animal et j’ai donné la voile aux
marins… Les arts humains viennent tous de Prométhée». Une version du mythe attribue même à Prométhée la
création de l’homme à partir de l’argile. En volant par ruse le feu que
Zeus, de crainte qu’ils s’en servent contre l’Olympe, avait retiré aux hommes,
et en le leur rendant, Prométhée est-il leur ami ou leur tentateur ? Ainsi que le reconnaît Eschyle, n’a-t-il pas
mis «dans leur cœur d’aveugles espérances», celles de pouvoir égaler les dieux en puissance et en
orgueil, voire de se substituer à eux ?
La leçon
essentielle à tirer du mythe de Prométhée est liée à la punition que lui
inflige le chef des dieux, Zeus. Enchainé à un rocher, un aigle lui dévore
éternellement le foie, soit symbole de la victoire des dieux ou de la nature
sur l’insolence de l’esprit humain, voué au matérialisme, et pour cela n’ayant
ni le droit ni la capacité d’accéder à l’éternité et à l’infini, soit symbole
de la pensée libre qui torture l’âme et le corps. Mais le feu est acquis
définitivement à l’homme et Prométhée choisit de souffrir plutôt que de céder à
Hermès, envoyé par Zeus : «Contre une servitude pareille à la tienne,
sache le nettement, je n’échangerais pas mon malheur. J’aime mieux, je crois,
être asservi à ce roc que me voir fidèle messager de Zeus, père des
Dieux ! C’est ainsi qu’à des orgueilleux il sied de montrer leur
orgueil !» Et, après
avoir cité ces vers, Marx, dans sa préface à sa thèse de doctorat (1841),
conclut : «La philosophie ne se dissimule pas. La
profession de foi de Prométhée – Je hais tous les dieux ; ils sont mes
obligés, et par eux je subis un traitement inique – est sa propre profession de
foi, sa propre maxime contre tous les dieux du Ciel et de la terre qui ne
reconnaissent pas pour divinité suprême la conscience que l’homme a de soi… Prométhée
est le plus noble des saints et martyrs du calendrier philosophique».
*
«Le héros
mythique, écrit Garaudy, est
celui qui prend conscience d’une question posée à l’homme par une situation
historique, qui en découvre le sens humain (c’est-à-dire dépassant la
situation) et dont la victoire ou l’échec même constituent pour nous tous un
éveil de responsabilité pour la solution des problèmes de notre temps». Et plus loin : «Le
mythe ne peut être conçu seulement comme un rapport à l’être, mais comme un
appel à faire». Antigone
et Prométhée, chacun à leur manière, portent au paroxysme cet appel. Même
lorsque l’au-delà de la frontière leur impose, pour être fidèle à leur quête,
la souffrance perpétuelle ou la mort.
Toute
cosmogonie est faite de luttes et de sacrifices. Tout mythe appelle à un
changement de soi et du monde, par-delà la mort s’il le faut. D’ailleurs la vie
et la mort se nourrissent l’une l’autre, toute création naît d’une destruction.
Teilhard nous a dit «la mort n’existe pas».
Dans «Initiation aux Veda», Raimon Pannikar écrit : «La
vraie vie ne meurt pas, mais implique non seulement la transformation de
l’objet vie mais encore la transformation du sujet vivant. Cette métamorphose
radicale est libération». S’atteler
à cette métamorphose en pleine conscience, ce peut être donner un sens à sa
vie, aussi bien la vie de la personne que nous sommes ou que nous aspirons à
être que celle des communautés auxquelles nous appartenons, et ce à quelque
niveau que ce soit, du plus petit au plus grand, et même dans le petit accéder
à une démarche de grandeur.
*
Après le terrible 20e siècle, la boucherie de 14-18 pour le
partage du monde entre puissances impérialistes, après Auschwitz, après l’échec
des révolutions se réclamant du communisme, avec la perspective d’une
destruction planétaire (militaire ou écologique), la question du sens est
devenue une problématique essentielle des sociétés du 21e siècle.
Il y a,
dans cet Occident qui domina jadis le monde, une crise de la modernité qui est
un symptôme d’une crise de civilisation, d’une «crise du sens». La «modernité»,
née avec Descartes et les «Lumières», est fondée sur le rationalisme et le
positivisme qui excluent tout ce qui n’est pas raison et science,
l’individualisme qui est le contraire du communautaire, et le progressisme qui est croyance au progrès
éternel. Des philosophes ont critiqué cette modernité, ont cherché à comprendre
cette crise : notamment Adorno, Horkheimer et Strauss.
La pensée
de Theodor Adorno part dans diverses
directions et s’exprime souvent sous forme de textes courts, pensées et
aphorismes. Adorno attribue la crise du sens à la confiance dogmatique en la
raison, qui, après avoir exaucé le rêve cartésien – nous rendre «maîtres
et possesseurs» de la
nature -, nous plonge dans ce cauchemar où l’homme lui-même est tombé sous son
emprise, l’emprise d’une raison technicienne, ne se posant que la question des
moyens, jamais celle des fins. Dans le prolongement de la remise en cause de la
raison, Adorno fait également le procès de la primauté de la pensée elle-même, et propose de
redonner toute leur valeur au corps, à l’art et à l’esthétique en général
(Adorno était aussi musicologue), à l’expérience et à la pratique.
Max Horkheimer dénonce
lui aussi la raison cartésienne qui, se fixant comme but la
description-compréhension du réel, vient légitimer de fait les dominations
inscrites dans ce réel – dominations de classe, de fortune, de sexe, de race,
d’éducation… Le socialisme «réel» (le socialisme stalinien), comme le
capitalisme, fut pris dans la logique de cette idéologie. Sur la fin de sa vie,
et bien qu’il ait été un des inspirateurs du Mai 68 allemand, cette analyse conduit Horkheimer à un profond
pessimisme quant à notre capacité à changer la société. Nous domestiquer individuellement
pour accéder à une sorte de «nirvana» lui semble la seule échappatoire.
Pour Léo Strauss, qui s’appuie notamment sur
la philosophie grecque (Aristote, Platon, Socrate…), la crise de l’Occident est
une crise morale induite par une pensée positiviste et historiciste de la
«modernité».
Le
positivisme, initié par Auguste Comte, est un scientisme, une croyance absolue
dans les progrès des sciences et des techniques, qui ont à s’occuper du comment et en aucun cas du pourquoi. On a oublié ce qui fonde le juste.
L’historicisme fait reposer toute vérité sur ses conditions historiques
particulières : il n’y aurait donc aucune vérité éternelle, aucune vérité
universelle. Ces deux courants philosophiques, qui se trouvent rarement à
l’état pur – comme tout courant de pensée -, ont tendance à réduire la vérité à
la réalité, la morale à la loi, l’amour et la politique à des techniques.
Strauss propose, face au droit de fait – le droit réel, positif – de
réhabiliter le droit «naturel», qui n’est pas la loi de la jungle de «la
nature» mais au contraire ce droit qui corrige la nature, met du juste dans le
réel, de l’universel dans le particulier, de la durée dans le provisoire.
*
A cette
problématique issue de la critique de la modernité, il est tentant de répondre
par une forme de nihilisme, comme les personnages de Dostoïevski : seule la
mort est vraiment importante, tout se vaut, donc tout m’est permis en
l’attendant. Nietzsche a appelé à surmonter positivement cette décadence de
l’Occident, mais les fanatiques du 21e siècle font de la destruction
de tout ce qui n’est pas eux leur «valeur» suprême. Par exemple, une
branche, très minoritaire mais active, de l’islamisme (cette «maladie de
l’islam», dit Garaudy) est constitué par les takfiristes, les
«excommunicateurs». Ceux-ci considèrent comme mécréants y compris les musulmans
qui ne sont pas de leur bord et ils s’arrogent en conséquence le droit de les
tuer, ce qu’ils font.
Si nous
choisissons de rejeter le nihilisme, si nous ne plaçons pas notre espérance
dans un au-delà acquis grâce à la mort, la nôtre en martyr ou celle de nos
victimes expiatoires, trouverons-nous dans le rejet radical et militant de
toute transcendance, dans un nouvel athéisme, les ressources de notre
dépassement ? Peut-être d’ailleurs ne faut-il pas espérer ce dépassement.
Peut-être cette espérance nous est-elle néfaste. Peut-être devrions-nous
apprendre à accepter la pesanteur du réel plutôt que la violence de
l’espérance.
«L’athéisme
chrétien ou judéo-chrétien» d’un
Bernard Henri-Lévy ou d’un Alain Finkelkraut, d’un Vladimir Jankélévitch ou d’un
Emmanuel Lévinas, repose, pour Michel
Onfray («Traité d’athéologie») sur des valeurs : «La
charité, la tempérance, la compassion, la miséricorde, l’humilité, mais aussi
l’amour du prochain et le pardon des offenses, l’autre joue tendue quand on est
frappé une fois, le désintérêt pour les biens de ce monde, l’ascèse éthique qui
récuse le pouvoir, les honneurs, les richesses comme autant de fausses valeurs
qui détournent de la sagesse véritable… Cet athéisme… évacue la plupart du
temps la haine paulinienne du corps, son refus des désirs, des plaisirs, des
pulsions et des passions. Plus en phase avec leur époque sur les questions de
morale sexuelle que les chrétiens avec Dieu, ces tenants d’un retour aux
Evangiles – sous couvert de retour à Kant voire à Spinoza – considèrent que le remède au nihilisme de
notre époque ne nécessite pas un effort post chrétien, mais une relecture
laïque, immanente, du contenu et du message laissé par le christ». Ainsi, «l’écriture immanente du
monde distingue l’athée chrétien du chrétien croyant. Mais pas les valeurs qui
restent communes».
A cette
communauté de valeurs, inspirée par la transcendance chrétienne ou
judéo-chrétienne, où la morale cherche ses fondements dans une théologie, à
l’athéisme chrétien, Michel Onfray oppose un «athéisme athée» qui «abolit la référence théologique, mais aussi
scientifique, pour construire une morale. Ni Dieu ni la science, ni le Ciel
intelligible ni l’agencement de propositions mathématiques, ni Thomas
d’Aquin ni Auguste Comte ou Marx. Mais la Philosophie, la Raison, l’Utilité, le
Pragmatisme, l’Hédonisme individuel et social, autant d’invitations à évoluer
sur le terrain de l’immanence pure, dans le souci des hommes, par eux, pour
eux, et non par Dieu, pour Dieu».
«Dans le
souci des hommes», c’est bien pourtant la
préoccupation de Jankélévitch comme
d’Emmanuel Lévinas. Pour le premier,
seul l’amour donne de la valeur à l’action. Pour le second, qui s’appuie sur
l’étude du Talmud (compilation de commentaires des lois mosaïques), c’est dans
la rencontre de l’autre homme que la transcendance s’offre à nous, avec la
possibilité d’un amour et aussi le risque d’une déception. Dieu n’est au fond
que l’ «absolument autre» dont chaque «visage» rencontré est une
manifestation de sa proximité. Selon Lévinas , «l’idée nouvelle», celle qui vient en rupture de la
normalité du monde, qui recèle un passage à l’autre, une transcendance, découle
non d’un enchaînement de faits ou de raisonnements bien articulés, mais «de
la surenchère», de
l’excès, du «ne pas être emmuré», «de l’inspiration jusqu’au
bout, jusqu’à l’expiration»,
expiration qui rend possible - et nécessaire - une nouvelle inspiration. L’incertitude,
«l’indétermination du but»,
caractérisent cette transcendance
que Lévinas nomme bizarrement «utopie», une utopie dont le lieu est le chemin qu’elle prend vers
l’Autre, l’autre homme, l’Autre positif par opposition à l’Autre négatif de
l’aliénation. Le point de départ de la relation éthique est la rencontre du Je
avec Autrui. Dans ce parcours de surenchère, l’Autre est autant que moi le
maître de ma transcendance car celle-ci trouve son énergie dans l’accueil que
lui fait la vulnérabilité imprévisible et toujours renouvelée de l’Autre. Dans «Noms
propres», Lévinas se
demande «si vêtir ceux qui sont nus et nourrir ceux
qui ont faim n’est pas le vrai accès à l’altérité d’autrui».
Tout simplement. La transcendance serait éthique et non
ontologique, dans l’action et pas dans l’être, chemin de responsabilité et
d’engagements pratiques.
L’immanence
n’est peut-être pas cette anti-transcendance, et la transcendance cette
anti-immanence qu’y voit Onfray. L’humanisme sous ses diverses formes, idéalistes ou matérialistes, a
contribué, quand il le fallait, à restaurer la subjectivité de l’homme, mais à
un prix dont les hommes ont pris conscience plus tard. Ce prix est double. C’est
d’une part l’isolement de l’individu dans un monde de choses - choses qu’il
nous faut aujourd’hui retrouver comme composantes de nous mêmes : la
nature et l’autre homme -, et d’autre part la réduction de la raison à la
rationalisation.
Immanence
et transcendance n’ont pas de vérités séparées. Ce que montre le récit
d’Abraham.
Alain Raynaud
Les notes ont été supprimées dans la reproduction numérique