Alain Badiou à propos de la question juive et de l’Etat d’Israël
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C’est précisément ce que j’ai pu
constater lors du colloque des 31 mai et 1er juin 2007 sur la sociologie historique de
l’antisémitisme culturel. Il suffit apparemment d’être protégé par un poste
dans l’enseignement supérieur et attaché à un groupe de pouvoir pour se mettre,
hélas !, à parler de mauvaise foi devant les étudiants, les professeurs et
les invités, en se targuant d’une profonde connaissance philosophique qu’on n’a
visiblement pas.
Ce genre de personne va jusqu’à
contester des ouvrages comme Circonstances 3. La question du mot
« juif » d’Alain Badiou, et à
attaquer cette publication avec des accusations ad hominem, tout cela pour semer l’équivoque et désorienter
l’esprit des gens à propos d’une pensée et d’une œuvre profondément critiques
et vigoureuses par leurs positions philosophiques et politiques.
Cela constitue une offense pour
ceux qui consacrent leur vie à l’étude de ce que l’on appelle la Philosophie. Je ne dis ici rien de bien nouveau :
rappelons-nous que, depuis les sophistes, la persuasion est inscrite comme
pensée et fait son travail dans les esprits de l’époque. Dans la France
d’aujourd’hui, cela vient nous confirmer que la recherche de la vérité et
l’orientation pour l’existence de la philosophie continuent d’être
attaquées.
Il est pénible que ces nouveaux
sophistes entreprennent de dénaturer les propos tenus dans ce livre par Alain
Badiou à propos de la question juive et de l’Etat d’Israël, de trahir l’esprit
même du livre. Cette manière de décortiquer, d’adopter les mœurs d’un petit
journaliste sélectionnant à sa convenance les parties d’un texte de manière à
bâillonner et dénigrer les positions personnelles de Badiou sur tous ces points
témoigne d’une violence systématique contre l’esprit du livre, violence qui
laisse bien voir qu’il ne s’agit pas alors de rebondir sur la pensée de
l’auteur mais bien de semer la confusion pour faire ensuite passer un message
de haine et de rancune sur les questions qui tiennent à cœur aux juifs et à
l’humanité entière.
Je ne prétends pas faire ici une
étude détaillée du livre de Badiou mais simplement présenter ses fondements et,
par là, relever l’importance de son œuvre dans un temps où l’esprit
d’extrême-droite vise à effacer l’esprit de 68, et même celui des Lumières, en
vue d’encourager les guerres, de ravager les droits des plus faibles et des
plus démunis, et tout ceci en promouvant ces médias et ces pseudo-intellectuels
qui travaillent à l’anéantissement de notre planète, des peuples et de leurs
cultures.
Je parlerai donc des trois
aspects qui me semblent à considérer dans ce recueil :
- L’engagement et la responsabilité politique de Badiou dans cette affaire.
- La pertinence et l’organisation des textes philosophiques et artistiques pour élucider la problématique.
- La position philosophique d’Alain Badiou en relation au corpus de la pensée.
Badiou est très clair quand il
indique que l’unité de son recueil tient à un point limite qui unifie
l’universalisme en surmontant toute injonction à la sacralisation des noms
communautaires, religieux ou nationaux. Ainsi, dès le début, il annonce une
voie pour que le ressentiment du peuple juif ne le fasse pas cheminer vers la
guerre. Loin de nier la souffrance et les morts pendant l’extermination nazie,
il critique le ressentiment et la haine qui font en sorte que de nouvelles
méthodes encourageant la destruction de la Palestine se mettent en place. Sa
position personnelle n’admet pas qu’au nom des victimes de l’holocauste
perpétré par l’Allemagne nazie s’instaurent un impérialisme et un colonialisme
de l’Etat israélien qui permettraient d’accepter et faciliter les crimes contre
les Palestiniens : « J’affirme qu’à mes yeux, la politique de
conquête, de liquidation physique des Palestiniens, de massacre de lycéens
arabes, de maisons dynamitées, de tortures, que mène aujourd’hui l’Etat
d’Israël, est la plus grave menace qui puise peser sur le nom des juifs »[1].
Sa critique tout au long du texte
laisse voir qu’il est contre le militarisme, l’invasion et le massacre sous
prétexte de l’identification d’un peuple qui comme victime pourrait légitimer les pires atrocités. Il ne s’agit
pas pour lui d’encourager la vengeance mais une possible réconciliation des
juifs avec leur passé et avec les Palestiniens.
La question dans ce livre
n’est donc pas de nier l’identité juive, loin de là, ni non plus
l’extermination du peuple juif pendant les guerres, mais de comprendre qu’il
n’est pas question de continuer à propager la destruction au nom du peuple juif
(lequel est répandu dans toute la planète).
Justement son orientation
philo-politique se retrouve dans des textes où l’art met en œuvre sa puissance,
par exemple celle d’agir sur l’imaginaire, comme une forme de thérapie contre
le ressentiment que l’extermination a pu laisser. Ce qui est tout à fait
intéressant dans le propos de sa pensée, c’est de mettre en place un nouveau
sens de la question de l’Etat juif en montrant la tâche de l’imaginaire sur la
subjectivité et les consciences. Par exemple, en parlant du film de Udi Aloni l’Ange
du lieu, il montre l’espoir d’un nouveau
brassage entre le peuple juif et le peuple palestinien : « Le
film croit en la possibilité de trouver dans la situation quelque chose qui
soit pour tous un symbole
existentiel de paix […] Ce n’est pas la forme classique que semble imposer la
situation : résistance, combat, agression. Comme Udi n’est pas un simple
pacifiste, il sait aussi bien que moi qu’une nouvelle conception politique à
propos des situations conflictuelles ne se trouve pas du côté de la vieille
idée qui consiste à se battre sans trêve pour déboucher sur la victoire finale
ou la mort. Il s’agit de trouver un autre chemin. Dans le film nous pouvons
voir que l’art, les chanteurs et l’amour sont des déterminations immanentes de
la conception réelle d’une transformation politique de lieu. L’écart qui sépare
révolte et dieu faible est celui où de nouveaux moyens permettent d’accéder à
un nouveau lieu »[2].
L’imagination agit avec la charge
affective de l’art et permet de créer un réel où la reconstitution de la
subjectivité soit possible. Ce réalisme de l’imagination constitue une nouvelle source de valeurs où
l’esthétique et l’éthique sont présentes.
Dans le fragment « la
destruction des juifs d’Europe et la question du Mal » extrait du livre l’Éthique, essai sur la conscience du mal, la question de l’éthique aborde l’exemple du
nazisme contre la reprise sous le nom de « juif » de la terreur et de la
violence. La notion de simulacre s’oppose à l’éthique des vérités car le
simulacre contient le Mal en brisant un universalisme qui conduit à un nouveau
topos de l’éthique au-delà des particularités mesquines. Une opposition à la
question du Mal comme stratégie du simulacre convient à la question de
favoriser les attaques ou n’importe quelle autre forme de violence. « Le
simulacre “révolution national-socialiste” a induit de telles nominations, en
particulier “juif”. Mais la subversion du simulacre au regard de l’événement
vrai se poursuit dans ces noms. Car l’ennemi d’une vraie fidélité subjective
est justement l’ensemble fermé, la substance, la communauté. C’est contre ses
inerties qu’on doit faire valoir le tracé hasardeux d’une vérité et de son
adresse universelle. »[3]
C’est dans la figure de Saint
Paul que Badiou voit la fondation de l’universalisme. Paul fonde
l’universalisme en proclamant la vérité « de la fable de la
résurrection ». Cela intéresse la direction de la pensée et celle de
l’humanité. Pour la pensée car il ne s’agit pas de produire des vérités
universelles, mais de les organiser de façon synthétique par son remaniement de
façon à produire une nouvelle Vérité, cette fois-ci par la foi. Pour ce qui est
de la conséquence éthique pour l’humanité, cet universalisme condense la force
du « transcendant » qui nous rassemble fraternellement : « Juif
entre les juifs, et fier de l’être, Paul ne veut que rappeler qu’il est absurde
de se croire propriétaire de Dieu, et qu’un événement, où il est question du
triomphe de la vie sur la mort, quelles que soient les formes communautaires de
l’une et de l’autre, active le “pour tous” dont l’Un du monothéisme véritable
se soutient. Rappel où, une fois de plus, le Livre sert à la
subjectivation : “Il nous a appelés, non seulement d’entre les juifs, mais
encore d’entre les païens, selon qu’il le dit dans Osée : ‘J’appellerai
mon peuple celui qui n’était pas mon peuple, et bien-aimée celle qui n’était
par la bien-aimée’.” (Ro.9,24) »[4].
Ce juif est alors porteur d’un
message de rassemblement au delà de n’importe quelle religion qui puisse
banaliser le rapport de cohésion entre les peuples avec leurs traditions, leurs
cultures et leurs mythologies. Ici l’important n’est pas de parler de Saint
Paul, le chrétien, mais de celui qui fonde ce processus de subjectivation où
l’universalisme permet de créer l’indivisible reconnaissance d’autrui. La
communauté n’est plus isolée, elle triomphe des particularités et des
singularités en intégrant les peuples.
La figure de Saint Paul
est assez controversée car autoritaire, elle pourrait être interprétée comme
celle qui fonde avant tout une forme d’adhésion à un pouvoir. Mais derrière
Saint Paul et la fondation de l’Eglise, ce qui est présent c’est
l’élargissement du peuple de Dieu qui n’est plus un peuple mais « toutes
les nations ». A l’intérieur d’Israël et plus encore à l’intérieur du
« mot juif », nombreux sont ceux qui voudraient cette
universalisation.
L’œuvre de Badiou est donc
porteuse de controverse politique car, en élucidant les portées du mot
« juif », le philosophe pousse le présent tétanisé des formes
stérilisées de haine, de violence et de ressentiment là où la vie et l’espoir
des peuples sont possibles malgré une vague énorme qui cherche à écraser les
orientations pour l’existence dans le temps présent.
La critique en philosophie est
l’être de son fondement, car la tâche de la philosophie est de dévoiler la
vérité et de veiller à l’intégrité de l’homme : l’unique combat qu’à mon
avis la pensée doit mener sans jamais céder !
Post-doctorante de
philosophie à Paris 8.
Paris, le 4 juin
2007
[1] Alain
Badiou. Circonstances, 3. Portées du mot « juif ». Lignes. 2005, p.25.
[2] Ibid., p. 81 et 85 (souligné par l’auteur).
[3] Ibid., p. 41.
[4] Ibid., p. 65 et 66.