Couverture du catalogue de l'exposition Jean Lurçat à la Maison de la Culture de Namur. Mai 1964 |
La
culture, coupée de toute action sur les structures
sociales,
se désintègre, et livre des masses atomisées aux
toutes
puissantes manipulations médiatiques.
L'isolement
de la culture, ne jouant aucun rôle
régulateur
dans la vie de la société, découle de la
formation
et de l'histoire des États-Unis.
En
Europe, la culture et les idéologies ont toujours
joué un
rôle important dans la vie politique, qu'il
s'agisse
par exemple de l'Europe de la chrétienté, de
l'âge
des Lumières et de la Révolution française, du
siècle
des nationalités — et des nationalismes — ou du
marxisme
et de la Révolution d'octobre.
En
Amérique, en dehors des autochtones indiens
dont la
haute culture régulait les relations sociales
(comme
chez les Incas), mais qui ont été décimés à
80 %
par le grand génocide, refoulés, marginalisés et
finalement
parqués dans les réserves, tous les hommes
qui
peuplent aujourd'hui les Etats-Unis sont des immigrants.
Quelles
que soient leur origine et leur culture première,
ils
sont venus essentiellement pour chercher du
travail
et gagner de l'argent. Irlandais ou Italiens,
esclaves
noirs déportés aux Amériques, Mexicains ou
Portoricains,
ils avaient chacun leur religion et leur
culture;
mais pas une religion et une culture communes.
Le seul
lien qui les rassemble est analogue à
celui
qui lie le personnel d'une même entreprise.
Les
États-Unis sont une organisation de production
régulée
par la seule « rationalité » technologique ou
commerciale,
à laquelle on participe comme producteur
ou
consommateur, avec pour seule fin un accroissement
quantitatif
du bien-être. Toute identité personnelle,
culturelle,
spirituelle ou religieuse est considérée
comme
une affaire privée, strictement individuelle,
qui
n'intervient pas dans le fonctionnement du
système.
A
partir de telles structures sociales, la foi, la foi en
un sens
de la vie, ne peut vivre que dans quelques
communautés
qui ont gardé l'identité de leur culture
ancienne,
ou chez quelques individus héroïques. Dans
l'immense
majorité de ce peuple, Dieu est mort, parce
que
l'homme y a été mutilé de sa dimension divine :
la
quête du sens. La place est alors libre pour le
pullulement
des sectes et des superstitions, les évasions
de la
drogue ou du petit écran, le tout recouvert
d'un
puritanisme officiel qui s'accommode de toutes
les
inégalités et de tous les massacres, et leur sert
même de
justification.
Le
premier et le plus perspicace observateur des
États-Unis,
Tocqueville, décelait dès 1840, dans son
livre De
la démocratie en Amérique, l'essentiel de ce
mécanisme
alors seulement à l'état naissant : « Je ne
connais
pas de peuple où l'amour de l'argent tienne
une
plus grande place dans le coeur des hommes. »
U n
peuple qui est « une agglomération d'aventuriers
et de
spéculateurs ».
Tocqueville
poursuit : « Un état social démocratique
semblable
à celui des Américains pourrait offrir
des
facilités singulières à l'établissement du despotisme
[...]
Ce despotisme serait plus étendu et plus
dense
[que celui des princes d'Europe], et il dégraderait
les
hommes sans les tourmenter. »
Ces
mots sont ceux d'un prodigieux analyste. Ils ont
cent
cinquante ans, mais peuvent encore nous servir de
fil
conducteur pour comprendre une réalité infiniment
plus
complexe. L'entrée dans le marché de tous les
moyens
de manipulation idéologique réduit la culture
au
conditionnement et à la « massification » des esprits,
ou à
leur évasion, deux voies pour les écarter de toute
participation
créatrice à la vie publique.
L'information,
d'abord, est devenue un immense
marché,
plus vaste encore que celui de l'industrie et de
la
finance, dans ce qu'Alain Cotta appelle « le capitalisme
médiatique
», complétant ainsi « la Trinité fondatrice
de la
cohérence sociale ».
La
privatisation des chaînes, sur le modèle américain,
a
permis d'assimiler le « fait » à une marchandise,
en
l'adaptant au goût du client. L'information et le
spectacle
servent désormais de support à la publicité,
qui
commande le financement des émissions et le choix
des
présentateurs en fonction de l'audimat. Pour les
grands
maîtres de la presse, les Murdock, les Maxwell,
en
France les Hersant, l'information est un marché
comme
les autres, et les « images » se vendent comme
les
faits. De même que trois grandes agences de presse
occidentales,
Reuter, Associated Press et France Presse,
trient
pour le monde entier ce qui doit être dit — et
promu —
« événement » et ce qui ne doit pas l'être, de
même
une « banque d'images », Exchange Video News
( E V N
) , opère le même tri sur ce qui doit être vu. En
France,
toutes les chaînes sont membres de cet organisme,
si bien
que le choix des « événements » est le
même
sur les six. Le tout fonctionne selon les règles de
l'offre
et de la demande. E n 1988, il y a des milliers de
morts
de faim au Soudan. Trois cents étudiants sont
massacrés
au Zaïre. Mais les caméras sont braquées sur
trois
baleines bloquées par les glaces en Alaska !
La
télévision l'emporte sur l'école, parce qu'elle
dispense
de l'effort d'apprendre et de juger.
La
jouissance passive du défilé des images prépare le
passage
de l'infantilisme télévisuel à la sénilité touristique.
Comme
l'écrit Marc Fumaroli: « La télévision
est du
tourisme sur place, le tourisme une télévision en
mouvement.
» L'avant-garde de la décadence, l'américanité,
vous y
attend, avec son langage : le « zapping »,
le «
shopping », le « sightseeing », et toute la consommation
oculaire
ou monétaire du prêt-à-porter culturel.
Du «
Mac Donald's » au Coca-Cola.
Que
voilà de la grande politique ! Comment préparer
mieux
un peuple à la servitude — de droite ou de
gauche
— que par les drogues douces administrées aux
boulimiques
du petit écran ou aux chenilles processionnaires
du «
grand tourisme » ?
Ce
n'est point par inadvertance que l'État subventionne,
au
titre de la « culture », la B D , le rock, le rap,
le clip
et le tag.
La
télévision n'a pas seulement phagocyté l'école,
mais
aussi la politique. Vu par en bas (côté demande),
rien
n'est plus facile à gouverner qu'un peuple d'analphabètes.
Vu par
en haut (côté offre), aucune fonction
n'est
accessible, dans le pouvoir, les affaires ou les arts,
sans
l'onction royale de la télévision.
Telle
est la société régulée par le marché.
Le look
du candidat est infiniment plus important que
son
projet ou ses arguments. Dès 1977, tirant les leçons
des élections
américaines de 1976, Michel Noir, maire
de Lyon
et aspirant présidentiable, écrivait un livre
précurseur
de la politique spectacle en France : Réussir
une
campagne électorale : suivre l'exemple américain ?, où
l'on
peut
lire : « Le but du responsable marketing vendant
des
dentifrices et le but du directeur de campagne d'un
candidat
sont identiques : persuader d'acheter son
produit
plutôt qu'un autre. » Et encore : « Si pour
réussir,
la forme importe plus que le fond, et si savoir
utiliser
les moyens modernes de communication est une
condition
première de réussite, alors la carrière politique
s'ouvre
à une nouvelle génération : celle des stars. »
La
tâche première du « dirigeant » politique est
désormais
de construire son image.
Ainsi
s'est ouvert un nouveau « marché » pour la
fabrication
d'une image par des « conseillers en communication
». Le
coût de fabrication moyen de cette
image
est estimé, aux États-Unis, à deux millions de
dollars.
L'économie de marché crée un nouveau pouvoir
«
démocratique » constitué par la noire trinité du
chef
d'entreprise de la « communication », du décideur
de la
télévision, et du chef de parti politique. La
«
démocratie » devient le pseudonyme politique de
l'économie
de marché.
Dans
une société de marché, l'art n'est pas seulement
désacralisé,
il devient marchandise sur le « marché de
l'art
». Comme toute valeur, il devient valeur marchande.
La
création culturelle, dans laquelle l'homme s'affirme,
dans sa
spécificité, comme responsable de sa
propre
histoire, devient production culturelle obéissant
aux
lois de toute production marchande, avec ses
critères
de rentabilité de l'entreprise.
Ainsi
s'opère, sans même que la victime, l'homme
mutilé,
en prenne conscience, une mutation de la
culture,
c'est-à-dire, répétons-le, de nos rapports avec la
nature,
les autres hommes, notre avenir et son sens.
Dans
ces trois dimensions, le « marché culturel » a
produit
un nouvel environnement, un environnement
standardisé,
comme l'exige toute «économie
d'échelle
».
Il
s'est produit sur le marché culturel comme sur
l'ensemble
des marchés ce que Galbraith a appelé
«
l'inversion de la filière » : la production n'a plus pour
fin
principale de satisfaire des besoins qui, en principe,
devraient
émerger sur le marché, mais de créer des
besoins
(et par suite des marchés) susceptibles d'accroître
les
profits et l a puissance de l'organisme producteur.
L'objectif
est d'intégrer la création culturelle au
modèle
économique classique : production, distribution,
consommation.
L'écrasante
majorité des entreprises de presse, d'édition,
de
spectacle, de galeries de tableaux, de cinéma,
de
télévision, est dominée et régulée par les lois de cette
jungle
relayée d'ailleurs, dans une large mesure, par le
système
éducatif, le j eu des concours, des prix littéraires
ou
artistiques, des académies, des salles de vente, et,
d'une
manière générale, de tous les lieux où se déterminent
ou se
consacrent la cote d'un peintre, d'un
chanteur,
d'un écrivain ou d'une vedette de quelque
domaine
que ce soit.
Telle
est la loi de « l'entropie culturelle », qui pèse
lourdement
sur la création et sur les jugements de
valeur,
conscients ou inconscients, que nous portons sur
elle.
Le
marché de la peinture, pour ne retenir que cet
exemple,
est révélateur.
Le prix
de tel ou tel tableau n'a rien à voir avec sa
qualité.
L'entente entre les marchands, les « galeries »
de
tableaux, les commissaires-priseurs et les médias, de
la
presse à la télévision, fait ou défait la cote d'un
peintre.
La
puissance économique américaine y a joué un rôle
aussi
catastrophique que dans le cinéma: la volonté de
s'emparer
du marché de la peinture et de détrôner Paris
s'est
exprimée dès 1954, avec le « lancement », comme
on
lance une nouvelle lessive, de Robert Rauschenberg.
D'u n «
canular » de Marcel Duchamp, vieux de trois
quarts
de siècle, naît la modernité du pop' art. E n 1914,
Duchamp
appose sa signature sur un porte-vaisselle,
puis
coince une pelote de ficelle entre deux plaques
métalliques,
expose un peigne rouillé puis un portemanteau
cloué
au sol. Le ready made était né. La saine
dérision
de Dada contre le non-sens de la guerre en
donnait
une expression poétique.
Cinquante
ans après, Rauschenberg intègre ces
objets-déchets
à la peinture des tubes vomissants inventée
par
Pollock, et voilà « l'école américaine » appelée
« pop'
art », comme s'il s'agissait d'un style et non d'un
art des
poubelles, encadrement d'une fraction de
décharge
ou sa reproduction en trompe-l’ceil. Comme
avec le
flux et le reflux d'un marécage pollué, ces
déjections
sont arrivées sur leurs plages, dans les
galeries
parisiennes du faubourg Saint-Honoré, ou les
galeries
d'importation américaine de la rive gauche.
Car le
temps est fini des marchands de tableaux
comme
Durand-Ruel, achetant des oeuvres que le
public
ne demandait pas (en l'occurrence les impressionnistes),
et
défendant leurs créateurs. Claude Monet
pouvait
lui écrire, le 6 mars 1883 : « Je suis effrayé de la
quantité
de toiles que vous avez de moi. » Après ses
successeurs,
Vollard et Kahnweiller, qui firent vivre les
Cubistes
lorsque personne ne les achetait, s'instaura,
avec
les succès de l'économie de marché, une autre
stratégie
du « marché de l'art », calquée sur les autres
marchés
: veiller à la surproduction par le stockage des
oeuvres,
s'assurer une publicité et un marketing pour
faire
monter les cotes, entrer en liaison ou collusion avec
les
États et les acheteurs de leurs musées. Avec les
corruptions
propres à ce genre de transactions, lord
Duveen,
en Angleterre, grâce à ses liaisons avec les
douanes
américaines, pouvait expédier les trésors de la
peinture
anglaise aux États-Unis.
Le
marchand de tableaux devient négociant et, dans
cette
logique de négoce, spéculateur.
Les
plus puissants de la dynastie, des Wildenstein à
Kahnweiller,
étaient de grands connaisseurs. Parfois
prophétiques
dans leurs jugements sur des artistes que
le
public ignorait, et dont ils achetaient l'oeuvre entière,
comme
le fit Kahnweiller pour les Cubistes, notamment
Juan
Gris, sur lequel il a écrit l'étude la plus profonde à
ce
jour. Avec le succès des artistes qu'ils défendaient et
dont
ils détenaient le monopole, ils devinrent d'immenses
entrepreneurs
jouant à merveille des lois du
marché,
et spéculant à partir de l'accumulation antérieure
du
capital.
La
génération suivante survit encore à l'invasion des
galeries
américaines en leur empruntant leurs techniques
commerciales
dans leur recherche de l a nouveauté
à tout
prix, comme dans les supermarchés, et en
fonction
de critères financiers et non esthétiques. « Ce
qui
m'intéresse, dit un marchand, c'est d'acheter un
tableau
50 000 francs pour le revendre 500 000. »
L a
conséquence de cette spéculation est immédiate
du côté
du fabricant de toiles peintes. Comme à la
télévision,
il est inutile d'apprendre. Ni à peindre, ni à
dessiner.
L'essentiel est d'épater par un « truc » nouveau
(fût-il
octogénaire comme dada). Axiome que
Buffet
dénonce dans son application picturale :
«
L'inculture en peinture est une chose établie : plus
vous
êtes inculte, plus vous êtes d'avant-garde. »
Dans la
montée ou la descente des prix, des cotes,
intervient
une nouvelle trinité noire : celle du marchand
de
tableaux, du critique et du commissaire-priseur,
dont
les charges sont transmises par cooptation vénale
(la
vénalité des charges s'y perpétue comme sous
Louis X
V ) . Le rôle de cette caste est déterminant pour
fixer
les prix de base de chaque enchère à la salle des
ventes.
Puis viennent les critiques, ménageant à la fois
les
marchands, leur journal, et les modes du public
manipulé
par les premiers.
L'emprise
du négoce sur la diffusion des oeuvres d'art
aboutit
à ce résultat : l'opération commerciale réussie
tient
lieu de jugement esthétique. Cette spéculation est
amplifiée
par l a « critique d'art », et par la télé, qui joue
le rôle
publicitaire indispensable pour imposer le nonsens.
Les
catalogues de Beaubourg sont édifiants :
«
Crottes de chien disposées " artistiquement " sur des
plaques
de verre de différentes couleurs » ; « mur de
graffitis
avec moquette jaune au pied » ; peigne et sèche-cheveux
«
suspendus au plafond », ainsi se multiplient
les «
compositions » d'allumettes ou de culs de bouteilles
baptisées
des noms les plus pompeux par les
critiques
chargés du marketing : vorticisme, orphisme,
groupe
Cobra, art ontologique, etc.
Le seul
critère est l'insolite, qui peut attirer le
snobisme
de la clientèle d'un jour, et permet de faire
entrer
sur le « marché de l'art » la stratégie du gaspillage,
parfaitement
exprimée par un marchand : « Il
faudrait,
par tous les moyens, à l'américaine, introduire
l'idée
du vieillissement de l'oeuvre d'art. Il faudrait
apprendre
aux collectionneurs à mettre les tableaux à la
poubelle,
comme les voitures et les frigidaires, quand
d'autres
plus nouveaux viennent les remplacer. »
Ceci
est dans la logique d'une lutte contre la « surproduction».
Quand
les pouvoirs entrent dans le jeu, il ne reste
plus,
au nom de la nouveauté, qu'à rendre inintelligible
et
incohérente l'architecture d'un siècle. Au Palais
Royal,
on juxtapose le bric-à-brac des « colonnes » de
Buren.
On laisse le manutentionnaire Christo, qui avait
déjà
empaqueté à New York des arbres ou des falaises,
recouvrir
le Pont-Neuf de bâches pour près de deux
milliards
d'anciens francs, qui auraient permis de vêtir
ce pont
de lumière de poèmes et de musique, faisant
resurgir
toutes les vies plus grandes de tant de véritables
créateurs
qui l'ont traversé.
Les
sérigraphies publicitaires en rose ou vert de
Marylin
Monroe reçoivent, à l'usine à gaz de Beaubourg,
la
consécration du « génie » d'Andy Warhol.
Ainsi
sont dévoyées les saines réactions de jeunes
devant
le monde actuel du non-sens, les « valeurs »
anciennes
servant à cautionner le chaos.
Avec
l'effondrement des prétendues valeurs traditionnelles,
surtout
après la Première Guerre mondiale,
on
conçoit aisément les cris des Surréalistes et de Dada,
leurs
négations et leurs dérisions.
Déjà,
au début du siècle, Vlaminck exprime cette
réaction
: « Après mon service militaire, j'étais révolté
contre
les conventions bornées d'une société soumise à
des
lois égoïstes et étriquées [...] La peinture me fut un
exutoire
[...]. Ce que je n'aurais pu faire dans la vie
qu'en
jetant une bombe [...], j ' ai tenté de le réaliser
dans
l'art. »
Rien de
plus explicable qu'une telle réaction comme
prélude
d'une création.
Mais
répéter, un siècle après, la même réaction de
négation
et de dérision légitime, sans la dépasser par
une
création réelle, ne peut être l'oeuvre que d'enfants
vieillots
ou de vieillards infantiles rabâchant indéfiniment
les
rancunes de dada sans y ajouter rien de neuf, si
ce
n'est la recherche de l'anesthésie, et non de l'éveil. Je
ne
porte aucun jugement sur les musiques de rock. Il en
est
peut-être d'excellentes, mais même Mozart, diffusé
à 130
décibels, produirait le même engourdissement
de la
conscience.
Un
désir désespéré d'échapper à la logique d'aliénation
d'une
société sans projet engendre fureur,
sinon
de destruction, du moins d'oubli du monde et
de soi.
Les
punks écrivent sur leur tee-shirt : No future. Pas
d'avenir!
C'est le cri et le drame d'une marginalisation
qui
s'accroît, avec l'extension du marché à tous
les
domaines de la vie sociale, du sport commercialisé
avec
ses tractations mercantiles et ses dopages pour
les
vedettes, son abrutissement pour les badauds auxquels
on
jette, comme l'Empire romain décadent à sa
plèbe,
le pain et les jeux de cirque, et le chauvinisme
hystérique
des supporters.
U n
exemple : du premier concert rock à Woodstock,
i l y a
vingt ans, à la dernière exhibition des Pink
Floyd
sur la place Saint-Marc à Venise, la
ville présentait
le
lendemain le même spectacle d'une ville
bombardée
par des poubelles.
Le
public, totalement désorienté du point de vue
esthétique,
n'attend d'oeuvres vite consommées que
la nouveauté
à tout prix, fût-elle aberrante.
Il en
va ainsi de tous les arts happés par le
maelstrôm
de l'économie de marché. D'autant plus
que les
investissements exigés sont plus importants.
Les
géants, les Warner Bros ou les Paramount
d'Hollywood,
ont organisé leur invasion de l'Europe
et du
monde, avec les procédés économiques classiques
des
grands monopoles : fusions, acquisitions,
OPA, ou
rachat mystérieux de la deuxième maison de
production
française, Pathé, dont il est difficile de
savoir
dans quelle mixture elle fut diluée.
Les
mêmes dévorants ont utilisé l'autorité des
Etats :
les accords Blum-Byrnes de 1936 et de 1945
accordent
au film américain un secteur de marché
étouffant.
A
travers l'Atlantique s'est acheminée l'idée
« neuve
» de délester le film, comme le théâtre ou le
roman,
non seulement de toute interrogation sur le sens
de la
vie, mais de tout personnage cohérent, de toute
action,
de tout sujet même.
La «
nouveauté » du « pop' art », de la « nouvelle
peinture
», de la « nouvelle vague », du « nouveau
roman
», et même des « nouveaux philosophes » —
caractérisée
par l'absence de toute philosophie et de
toute
nouveauté — fut de chasser l'homme, cette
question,
de tous les domaines de la culture. Cette
absence
est devenue le critère majeur de la « modernité».
En tous
les domaines, et pour des raisons d'hégémonie
économique,
d'hégémonie tout court, les cultures
européennes
sont en voie d'américanisation accélérée.
L'exemple
le plus saisissant et le plus déterminant est
celui
de la télévision — puisqu'elle fait désormais
pousser
les « célébrités » et les « génies ».
Les
décideurs de la télévision européenne, devant le
déferlement
du film américain, ont trouvé cet argument
digne
de Gribouille : nos productions n'ont pas un
marché
à la taille de l'envahisseur. Pour devenir
«
rentables » — toujours ! — il faut produire dans sa
langue
et nous contenter de regarder nos propres films
en
version doublée. Il en est déjà ainsi pour la chanson,
où
l'artiste est tenu, pour le « marché » — encore l u i —
du
disque, de s'exprimer en anglais. Étrange « réalisme
» des
hallucinés de l'Amérique, incapables de
penser
en dehors de l'Occident! Ils oublient que 800
millions
d'hommes, sur la planète, parlent chinois, 300
millions
espagnol, 200 millions arabe. La fécondation
mutuelle
de ces cultures et des nôtres n'exige pas le
passage
par la langue américaine ni le filtre d'inculture
qui
est, nous l'avons vu, un héritage de son histoire.
Une
jungle d'images, parmi lesquelles triomphe
l'image
sanglante des films américains, détruit la continuité:
le
pouvoir d'attention et de réflexion. Le « zapping»
prolonge,
par une sorte de montage barbare, ce
kaléidoscope
de contacts avec l'horreur banalisée. Ces
intrusions
chaotiques, en nos foyers, de la parole sans
réponse,
réduisent le téléspectateur à l'état de consommateur
d'images
sans signification humaine.
Il
n'est pas vrai que « le public demande ça », que
« les
jeunes demandent ça ». On les conditionne à le
demander,
parce qu'on ne leur donne que « ça » en les
tirant
vers le bas.
Lorsque
Jean Vilar proposait les plus hautes oeuvres
du
théâtre, de Shakespeare à Brecht, en résonance avec
l'actualité
de la guerre d'Algérie ou de la répression,
lorsque
Jacques Brel puis Jean Piat célébraient Don
Quichotte,
lorsque Peter Brook affronte le défi
d'une
représentation
de neuf heures dans une carrière de
pierre
sur le Mahabaratta comme histoire intérieure de
l'humanité,
chaque fois des milliers et des milliers
d'hommes
et de femmes, de jeunes surtout, ont participé,
en
célébrants, à l'évocation de la grandeur.
Monsieur
Hersant, ancien patron de la Cinq, énonce
clairement
la loi dominante : « Je dis qu'un film est bon
ou
qu'un programme est bon lorsqu'il fournit un bon
support
aux messages publicitaires. »
Ainsi
s'instaure la dictature de l'audimat, mesurant
le
nombre de téléspectateurs d'une émission. Il conditionne
à la
fois les prix de la publicité et les crédits
accordés
aux programmes. L'un des producteurs
d'émissions
de variétés de T F 1 , Albert Ensalem,
déclare
à Télérama : « Plus on est au ras des pâquerettes,
plus On
fait de l'audience ; c'est comme ça. Est-ce qu'on
doit
faire intelligent contre les téléspectateurs ? Eux, ils
n'ont
pas à réfléchir. Alors arrêtons de jouer aux
donneurs
de leçon. »
Il y a
là une incitation permanente et décisive au
racolage,
à la démagogie, à la veulerie courtisane à
l'égard
d'une opinion publique manipulée par la publicité,
les
médias, la télévision elle-même qui, ainsi, ne
raconte
pas l'histoire : par la manipulation, elle l a fait.
Au sens
où elle s'abandonne aux dérives du marché et
de la
désintégration de tout esprit critique et de tout
esprit
de responsabilité. Depuis les sondages visant non
à
refléter l'opinion mais à la manipuler — la suffocante
inepsie
des jeux télévisés et des loteries faisant miroiter
les
chances de l'argent facile (la plus abjecte : « C'est
facile
et ça peut rapporter gros ! ») —jusqu'aux informations
qui
n'en sont pas et nous soumettent à la
contemplation
hébétée des catastrophes du monde, en
passant
par les bandes dessinées japonaises, tout tend,
par
opportunisme commercial, à infantiliser l'opinion,
sans
rien qui puisse nous aider à comprendre les
événements
de cette fin du II e millénaire,
sauf à dose
homéopathique
et après onze heures du soir.
Comme
au temps de la décadence romaine et de ses
jeux du
cirque, nous vivons une nouvelle fois une
époque
de « pourrissement de l'histoire », caractérisée
par la
domination technique et militaire écrasante d'un
empire
qui n'est porteur d'aucun projet humain capable
de
donner un sens à la vie et à l'histoire.
Il
fallut trois cents ans de révoltes larvaires, et surtout
la
formation de communautés autonomes d'un type
nouveau,
échappant peu à peu aux tentacules de la
pieuvre,
pour que se créât un nouveau tissu social.
Cette
naissance d'un monde humain, à partir de la
«
préhistoire » bestiale que nous continuons à vivre, ne
pourra
naître que d'une prise de conscience, à l'échelle
des
peuples, de la malfaisance de ce monothéisme du
marché
et de ses sanglants prophètes.
Le
livre de Fukuyama, conseiller au Département
d ' É t
a t américain, sur La Fin de l'Histoire, est l'expression
typique
de ce que j'appelerais « le syndrome de 92 ».
C'est
un modèle d'idéologie de justification du « nouveau
désordre
international ».
Sa «
philosophie de l'Histoire » proclame sa conclusion
dès la
première page : « la démocratie libérale
pourrait
bien constituer [...] le point final de l'évolution
[...],
la fin de l'Histoire. »
La
théorie classique du capitalisme anglo-saxon,
fondée,
depuis Locke, sur « le désir de produire pour
consommer
» et sur la « raison » qui a conduit, selon
l'expression
obsessionnelle de Fukuyama, à « la logique
de la
physique moderne », ne fournit pas, dit-il, « le
maillon
manquant entre libéralisme et démocratie ».
Il
fabrique alors un travesti idéologique du principe
moteur
du système : la concurrence de jungle. Il
reprend
la division tripartite de l'âme selon Platon : les
appétits
matériels, qu'il appelle « désirs », la « raison »,
mais
réduite à l a raison technicienne, et le thumos — son
leitmotiv
—, que l'on peut traduire, dans le contexte de
son
livre, par « volonté de puissance ». Elle caractérise,
chez
Platon, la caste des guerriers gardiens de l'ordre.
Étrange
caution pour une « démocratie libérale » ! I l est
vrai
que Fukuyama classe Sparte, la plus brutale des
monarchies
de caste, au nombre des républiques !
Deuxième
référence : Machiavel, qui libère la politique
de
toute valeur transcendante.
Troisième
référence : Hegel, qui fait commencer
l'Histoire
par une lutte à mort pour la « reconnaissance»,
fondement
métaphysique de la domination du
maître
sur l'esclave.
Enfin,
Nietzsche, en qui Fukuyama voit l'affirmation
des
maîtres « qui n'ont pas peur de risquer leur vie pour
la
domination ».
Auréolés
de si nobles parrainages sont les héros
préférés
de Fukuyama, c'est-à-dire ceux qui ont réussi à
s'élever
au-dessus des autres : Ford, Carnegie, Bush,
Eltsine...
On s'attendait à ce qu'il cite aussi Tarzan,
James
Bond et Rambo !
Naturellement,
cette « philosophie de l'Histoire » ne
fait
aucune place aux civilisations non-occidentales.
Pour
démontrer que le système de « démocratie libérale»
peut comporter des faiblesses provisoires,
mais
pas de
contradiction fondamentale, Fukuyama évite de
rappeler
qu'il n'est pas universalisable : si le tiers
monde —
en réalité les 4/5e du monde —
avait le même
«
niveau de vie » et le même taux de consommation que
les
Occidentaux, les ressources de la terre seraient
dévorées
en moins d'une génération.
Le
monde de sa « philosophie de l'Histoire » est
comme
le cosmos avant Copernic et Galilée : l'Occident
en est
le centre, et tout le reste tourne autour de lui.
De
même, dans son chapitre intitulé « Libres mais
inégaux
», il occulte l'essentiel: la liberté de la jungle,
qui
exclut l'égalité entre les forts et les faibles, et ne
cesse
de creuser l'écart, non par accident, mais par son
principe
même.
Tel est
le manifeste théologique du monothéisme du
marché
et de la domination américaine.
1992
exige une réflexion sur la décadence. Le double
échec
de la civilisation occidentale, dans sa version
soviétique
qui conduit au goulag, dans sa version
américaine
qui nous ramène à la jungle, exige — c'est
une
question de survie pour le monde — que l'on
s'interroge
sur les erreurs d'aiguillage de l'Occident.
Que
l'on s'interroge sur le choix de ses moyens au
16 e
siècle, avec les perversions « scientistes » et
technocratiques
de la
Renaissance, et sur le choix de ses fins,
au 4e
siècle, avec la perversion « constantinienne » du
christianisme
en théologie de la domination.
Le
problème le plus profond et le plus décisif pour
l'avenir
est celui du choix des fins, c'est-à-dire un
problème
religieux. Ou plutôt un problème de foi, car
traditionnellement,
les religions répondaient — fût-ce
de
manière mythique — aux problèmes des fins dernières
de la
vie.
Les
deux systèmes sociaux de l'Est et de l'Ouest n'ont
ni l'un
ni l'autre réussi à répondre à ces questions de
finalité;
le premier, le capitalisme, parce qu'il n'en
comporte
aucune, sinon l'accroissement quantitatif de
son
rendement dans la production des biens et des
services.
Le second, le socialisme d'État dans sa
version
soviétique, s'est assigné un but, mais s'est révélé
incapable
de l'atteindre par les méthodes qu'il s'est
données.
Ils
sont nés, l'un et l'autre, sur le même « terreau »
culturel
occidental, sur la même conception de la raison
réduite
à sa fonction instrumentale — étrangère par
conséquent
au problème des fins. Ils partagent la même
certitude,
issue de la Renaissance, que « la science »
expérimentale
et mathématique peut répondre à tous
les
problèmes. Les moyens gigantesques qu'elle crée
assureront
le bonheur.
Ce
postulat a fait faillite. Aussi bien sous la forme
ancienne
d'une sociologie positiviste, qui croyait pouvoir
remplacer
la morale par une « science des
moeurs
», que sous la forme apparemment plus
moderne
— car elle a commencé après la Seconde
Guerre
mondiale — du rêve de « machines à gouverner
les
sociétés », de cybernétiques capables de dicter les
décisions
les plus favorables selon la rationalité scientifique.
Ainsi
est née une espèce nouvelle d'hommes : celle
des «
ordinanthropes », c'est-à-dire de ceux qui, assimilant
le
cerveau humain à un ordinateur, oublient que le
propre
de l'homme est de poser les questions dernières,
et
d'abord celles du pourquoi et des fins.
Le
cléricalisme scientiste et technocratique de cette
religion
des moyens met les pouvoirs d'un géant, ceux
par
exemple de l'atome ou de la manipulation des
gènes,
au service des désirs d'un animal aux instincts
dénaturés.
L'ordinanthrope serait ainsi le dernier avatar
historique
du pithécanthrope.
Dans
les élucubrations médiatiques ou télévisées, on
pose
encore la question : « L'ordinateur peut-il remplacer
le
cerveau humain ? » Question équivoque, car elle
ne
comporte pas la distinction première des moyens et
des
fins.
Il n'y
a pas de limite assignable à la capacité des
ordinateurs
de remplacer le cerveau humain pour lui
donner
des pouvoirs, des moyens, et même des fins
intermédiaires
pour atteindre n'importe quelle fin. La
seule
chose qu'il ne puisse faire, c'est de nous assigner
des
fins dernières.
Ses
limites sont celles de la raison scientifique et
technique,
qu'elle soit de Galilée, de Newton ou d'Einstein.
Il ne
s'agit plus d'un problème que l'on pourrait
résoudre
en perfectionnant encore nos moyens et en les
rendant
encore plus efficaces. Notre problème est de
nous
interroger sur nos fins.
Cette
interrogation sur les fins dernières était depuis
l'origine
de l'humanité l'affaire des religions, qui sont
nées
d'un besoin fondamental des hommes. Les animaux,
dirigés
par leurs instincts immuables, n'ont pas à
se
poser le problème des fins et du sens. Avec l'homme
naît
l'incertitude sur l'avenir, le sens de la vie, la mort.
Si
cette interrogation sur les fins est le propre des
religions,
pourquoi les grandes religions actuelles,
notamment
celle qui est la plus enracinée dans l'Occident
hégémonique,
le christianisme, en particulier
catholique,
n'a-t-elle pu poser ces questions et aider à y
répondre
?
Parce
qu'elle est liée à une unique culture, et qu'elle
est
contaminée par elle. La conception figée de la raison
hiérarchique
d'Aristote, la conception du Dieu tout puissant
de la
Bible, la conception individualiste de la
Renaissance
— qui a perverti le sens même de la
personne
—, la conception, acceptée avec réticence
pendant
longtemps, mais finalement intégrée, de la
«
modernité », c'est-à-dire du primat des sciences et des
techniques
pour étalonner les autres civilisations, sont
la
contribution « chrétienne » aux « erreurs d'aiguillage»
d'un
Occident auquel elle s'était identifiée.
Elle
n'a donc pu remettre en cause fondamentalement
la
civilisation occidentale, qui se considère comme
le « paradigme de la
modernité ».
Roger Garaudy, « Les fossoyeurs. Un nouvel appel aux vivants »,
L'Archipel éditeur, pages 81 à 98
L'Archipel éditeur, pages 81 à 98