Avant
le sous-développement, il y avait un développement.
Pas
le nôtre. Telle est la tragédie majeure de
notre
temps.
Cinq
siècles de colonialisme ont conduit au pillage
des
richesses de trois continents, à la destruction de
leurs
économies, aux échanges inégaux et à la dette, à la
négation
et au mépris des autres sagesses.
Avant
le sous-développement, il y avait le développement.
Pas
le nôtre, celui de l'Europe, qui a construit
d'abord,
sous le nom de « providence » , puis d ' « évolution
»
, puis de « progrès » , puis de « croissance » , une
vision
linéaire de l'histoire. Vision selon laquelle la
puissance
technique de manipulation de la nature et des
hommes
serait l'unique critère de valeur.
Par
le langage on masque un double mensonge : sous-développement
ne
signifie pas « retard » dans une évolution
historique,
mais dépendance coloniale, qui a fait des
colonisés
des appendices de l'économie des métropoles
et
a bloqué tout développement endogène.
L'expression
en voie de développement dissimule la réalité
d'un
écart grandissant : le sous-développement du plus
grand
nombre est le corollaire et la condition de la croissance
de
ceux qui en font le pillage. En voie de développement
désigne
une misère croissante de peuples « en voie de
régression
» et de faillite, par le jeu de la dette.
Avant
d'être « découverts » , les autochtones avaient
créé
des formes de culture au moins égales aux plus
belles
réalisations de l'Europe. En témoignent les
soudards
de l'invasion, éblouis par Tenochtitlàn —
l'actuel
Mexico — plus que par Venise.
Il
est hypocrite, en invoquant les « sacrifices
humains
», de vouloir justifier le génocide de 80 % de
ce
continent par le travail forcé dans les mines d'or et
les
plantations, pour les seuls « besoins » des métropoles
occidentales,
avec les épidémies et les massacres
qui
en découlaient, ainsi qu'en témoigne, dans sa Très
brève relation de la destruction des
Indes, monseigneur
Bartolome
de las Casas, chassé de son diocèse de
Chiapas
par les colons esclavagistes.
Où
sont les barbares ?
«
La barbarie est venue d'Europe » , répondait l'évêque.
Cette
chasse à l'Indien n'appartient pas seulement au
passé,
ou aux westerns racistes : elle se poursuit encore,
des
« réserves » des États-Unis et du Canada jusqu'aux
forêts
de l'Amazonie où les seringueros et les grands
propriétaires
fonciers massacrent les Indiens.
Une
civilisation disparaissait de l'histoire.
On
ne peut rien comprendre aux situations chaotiques
et
parfois à l'agonie de régions du monde telles que
l'Afrique
noire, ni aux flambées intégristes de révolte
contre
la désintégration matérielle et spirituelle de leur
société
et de leur culture, si l'on feint d'ignorer les cinq
siècles
de colonisation qui ont préparé les faillites, les
fureurs,
les convulsions d'aujourd'hui.
Le
père Vincent Cosmao pose le véritable problème :
«
Pour comprendre le sous-développement, il apparaît
indispensable
de s'interroger sur la manière dont fonctionnaient
les
sociétés avant d'entrer en déstructuration.»
L'Inde
fournit l'exemple le plus classique du mécanisme
colonial du sous-développement. L a colonisation
colonial du sous-développement. L a colonisation
connut
ses trois étapes classiques :
1.
Le pillage (par la Compagnie des Indes orientales).
En
1769, le résident à Murshidabad, Bêcher, écrit à
la
Compagnie : « Ce beau pays, qui était florissant sous
le
plus despotique et le plus arbitraire des gouvernements,
est
au bord de la ruine depuis que les Anglais
prennent
part à son administration. »
Le
rapport officiel de la Compagnie des Indes, en
1770,
révèle : « Plus d'un tiers des habitants a péri dans
la
province autrefois prospère de Purneah, et ailleurs la
misère
est aussi grande. »
Le
gouverneur général des Indes, Lord Cornwallis,
en
1789, fait ce bilan : « J e puis déclarer avec certitude
qu'un
tiers du territoire de la Compagnie en Hindoustan
est
maintenant une jungle habitée seulement par
des
bêtes sauvages. »
2. La déstructuration de
l'économie du pays colonisé, lorsque
l'État
prend le relais de la Compagnie qui régnait en
Inde
depuis 1660.
En
1793, le «Règlement foncier permanent», promulgué
par
le même Lord Cornwallis pour le Bengale et
le
Bihar, stipule que les Zamindars, chargés par les
anciens
dirigeants autochtones de prélever les impôts,
seront
désormais propriétaires fonciers à perpétuité et
astreints
à payer des versements fixes au gouvernement
anglais.
Ainsi,
pour plus d'un siècle, les Anglais se sont assuré
de
puissants collaborateurs. En 1925, l'Association des
grands
propriétaires écrivait au vice-roi : « Votre Excellence
peut
compter sur le soutien sans réserve et l'appui
des
propriétaires fonciers. »
La
première conséquence de ce nouveau régime,
quadrillant
l'Inde en propriétés privées et spoliant ainsi
les
paysans pauvres des traditionnelles « terres communales»
(qui permettaient des cultures vivrières et une
(qui permettaient des cultures vivrières et une
économie
de subsistance), fut la famine : 1 million de
morts
entre 1800 et 1825, 5 millions de 1850 à 1875, 15
millions
de 1875 à 1900.
A
u mythe de la surpopulation engendrant la misère
—
mensonge facile pour gens cruels —, opposons que,
de
1870 à 1910, la population de l'Inde s'est accrue de
18,9
%, celle de l'Angleterre de 58 %.
L
a révolution industrielle anglaise, notamment grâce
à
l'exploitation de la machine à filer de Hargreaves, de
la
machine à vapeur de Watt, du métier mécanique de
Cartwright,
et à l'introduction de la liberté du marché
(déjà
elle!), a permis de réaliser cet exploit : l'Inde,
jusque-là
exportatrice de cotonnades dans le monde
entier,
devient importatrice de cotonnades anglaises,
dont
l'industrie occupait 13 % de la population de
l'île.
Par
le seul jeu de cette « liberté » , de 1814 à 1835, les
importations
anglaises passent de 1 million de yards à
51
millions. Après la paysannerie, c'est l'artisanat
indien
qui est frappé à mort.
Plus
significatif encore : l'exportation de céréales et
de
comestibles en provenance de l'Inde affamée passe
de
850000 livres, en 1849, à 19 millions de livres en
1914.
En
1933, le rapport du général Sir J o h n Magraw,
directeur
du service médical indien, indique que 61 %
de
la population est sous-alimentée.
3. La déstructuration de
l'agriculture et de l'industrie, à
l'heure
des « libérations » et des « décolonisations »,
faisait
de ces pays dévastés par la colonisation, devenus
des
appendices des métropoles, modelés selon les
besoins
économiques de celles-ci, des proies faciles pour
le
capital financier de l'Occident.
Après
Y « indépendance » de 1947, les capitaux de
l'étranger
détenaient 97 % du pétrole, 93 % du caoutchouc,
62
% des charbonnages et 73 % des mines de fer
du
pays, etc. Depuis lors, à partir de 1950, un déplacement
de
capitaux s'est opéré en faveur des États-Unis.
On
pourrait faire la même analyse de la décomposition,
des
structures économiques (mais également politiques
et
spirituelles) des pays colonisés par les pays
colonisateurs
(Angleterre, France, Belgique au Congo
et
Hollande en Indonésie, Italie en Libye et en Ethiopie,
tous
membres du club des anciens colonialistes qui
constituent
« l'Europe de 1992 » )
L'Algérie
L'intégrisme
algérien du F I S n'est qu'un cas particulier
d'un
phénomène international. Il était aisément
prévisible,
comme sont prévisibles, sous des formes
diverses,
de futures autres explosions, non seulement
dans
le Maghreb et le monde arabe, mais dans l'ensemble
des
pays musulmans. E n dehors aussi de cette aire
spirituelle,
de l'Amérique latine à l'Afrique et à l'Asie,
en
un mot dans l'ensemble du tiers monde.
Ce
serait donc ne rien comprendre à ce qui se passe
en
Algérie que de l'expliquer seulement par une réaction
contre
la dégénérescence du F L N , contre ses
corruptions
et sa politique de parti unique, autoritaire
et
répressif.
Aucun
problème actuel ne peut être abordé que dans
son
contexte planétaire. Le problème de l'intégrisme
comme
les autres. L'intégrisme, c'est l a prétention de
posséder
la vérité absolue et de l'imposer aux autres.
L'exemple
le plus meurtrier de l'intégrisme, cette
prétention
de posséder la seule culture véritable, la
seule
religion universelle, le seul modèle de développement,
et
de nier ou de détruire les autres cultures, les
autres
religions, les autres modèles de développement
est
donné par l'Occident colonialiste depuis cinq siècles.
La
prétention de l'Occident à être l'instituteur et le
dominateur
du monde a trouvé des justifications successives.
Tantôt
religieuses, et l'on appelle alors « évangélisation
du
Nouveau Monde » le pillage, la destruction
et
l'extermination de 80 % des autochtones. Tantôt
c'est
au nom du « progrès » et de la « modernité » , de la
civilisation,
de la raison, de l'athéisme même, qu'un
Jules
Ferry définit et justifie le système colonial.
Cet
intégrisme premier du colonialisme occidental a,
dans
le monde, engendré tous les autres, qui constituent
des
réactions prévisibles de défense de l'identité personnelle,
culturelle
ou religieuse, des peuples assujettis.
Mais
ces réactions sont souvent perverties par le rêve
trompeur
d'un retour au passé comme à un âge d'or —
antérieur
aux invasions de l'Occident — pour préserver
ces
identités. Comme s'il n'y avait de choix qu'entre
l'imitation
de l'Occident en sa décadence, et l'imitation
du
passé.
Le
Fonds monétaire international ( F M I ) , la Banque
mondiale
et autres G A T T ont pris le relais de ce
colonialisme,
et continuent à imposer à tout le tiers
monde
les règles du marché occidental et de son mode
de
développement — déséquilibre de la terreur encore
aggravé
par l'hégémonie mondiale américaine depuis la
première
guerre coloniale mondiale dans le Golfe
persique.
Le
vaisseau « terre » sur lequel nous sommes tous
embarqués,
après cinq siècles d'hégémonie occidentale
absolue,
a tellement déséquilibré sa cargaison qu'il
donne
aujourd'hui de la bande et menace de couler si
nous
continuons dans cette voie. O n ne saurait imaginer
gestion
plus désastreuse de la planète.
C'est
dans ce cadre général qu'il faut placer le
problème
algérien, si l'on veut le comprendre en
profondeur.
L
a dette extérieure algérienne est actuellement de
23
milliards de dollars, et se voit imposer un taux
usuraire
: plus de 5 milliards et demi de dollars
d'intérêts
annuels. Les revenus du pétrole et du gaz ne
peuvent
servir à l'équipement du pays : ils sont au
service
de la dette.
Les
chômeurs algériens se comptent par millions, et
les
jeunes de vingt ans n'ont ni travail, ni avenir. Le
programme
du FIS, concernant ce problème majeur,
est
dérisoire : renvoyer les femmes au foyer pour libérer
des
emplois pour les hommes! E n Algérie, 300000
femmes
ont un travail rémunéré hors de leur foyer.
Cet
apartheid des femmes dans la vie publique ne
créerait
que quelques milliers d'emplois pour des
millions
de chômeurs. Une solution démagogique qui
évoque
celle de L e Pen en France, qui propose l'expulsion
des
immigrés.
La
cause profonde du chômage et du sous-développement
est
ailleurs.
L'Algérie
a nourri les armées de la Révolution
française
et de l'Empire grâce à ses exportations de blé.
C'est
à la suite du refus par les gouvernements français
de
1815 à 1830, de payer leur dette, que le dey d'Alger,
après
avoir accordé pendant quinze ans des moratoires,
finit
par perdre patience et chasser le consul français,
qui
lui promettait sans cesse le remboursement en lui
demandant
des « dessous de table » pour l'accélérer. Ce
«
coup d'éventail » fut le prétexte de l'invasion française.
Ce
pays, qui fut grand exportateur de blé, dépend
actuellement
des importations françaises pour son alimentation.
Faut-il
ajouter que l'Algérie, qui comptait 65 % de
lettrés
en langue arabe sous A b d El-Kader, comptait
65
% d'illettrés lors de sa libération : 8 % seulement
avaient
accès à une véritable culture française.
Les
Algériens n'ont pas besoin des Mirages de Dassault,
mais,
en revanche et en priorité, d'appareils de
forage,
car i l y a de l'eau partout en Algérie. L a faire
jaillir
serait décisif pour son agriculture et son autosuffisance
alimentaire.
Elle a plus besoin de tracteurs et
d'engrais
que de voitures de luxe et de déodorants.
L'Algérie
a expérimenté au cours des siècles toutes
les
formes d'exploitation et de décadence de l'Occident
:
le capitalisme de l'Ouest et le colonialisme ; après
la
libération politique, l'imitation, sous Boumediene, du
modèle
soviétique de gigantisme industriel ruineux;
puis
la lente intégration de l'Algérie à l'économie du
marché
mondial par le F M I , la Banque mondiale et les
prêteurs
étrangers.
L
a plus profonde et la plus lourde faute du F L N ,
tiraillé
par ses factions, est d'avoir oscillé sans cesse
entre
les deux modèles occidentaux : soviétique et
américain,
aujourd'hui l'un et l'autre en décadence,
comme
l'Occident lui-même.
La
montée du mouvement islamiste du Front islamique
de
refus — le F I S — exprime fondamentalement
une
réaction de rejet des modèles occidentaux. Tous
conduisent,
sous hégémonie américaine, au monothéisme
du
marché, c'est-à-dire de l'argent, inhérent à
toute
société dont le seul régulateur est la concurrence,
la
guerre de tous contre tous, une logique de guerre.
Cette
« économie de marché », que l'on baptise du
nom
angélique et trompeur de « démocratie », crée une
société
où chacun prétend, en visant son intérêt personnel,
réaliser
l'intérêt commun. Aussi, ce que l'on appelle
curieusement
« libéralisme » est une jungle où s'affrontent,
au
niveau des individus, des nations, du monde,
des
volontés de croissance, de puissance et de jouissance.
Conséquence
: l'événement historique est quelque
chose
que personne n'a voulu. Marx le disait déjà.
Toutes
les formes d'intégrisme dans le tiers monde
sont
des réactions de rejet de cette religion implicite qui
n'ose
pas dire son nom, et qui est actuellement la seule à
régner
dans les rapports internationaux. La « révolution
culturelle
» chinoise en fut une première expression.
En
1992, les Indiens d'Amérique célèbrent, contre les
successeurs
de Christophe Colomb, « cinq cents ans de
résistance
indienne », pour défendre leur identité
humaine
et leurs cultures.
De
telles révoltes, de la Chine à l’Amérindie, montrent
que
le mouvement n'est pas spécifique à l'Islam.
La
Révolution islamique d'Iran est née du même
rejet
d'un mode de vie américain que prétendait
imposer
le shah.
J'appelle
« fossoyeurs » ceux qui exaltent cette religion
totalitaire
du monothéisme du marché.
Contre
cette religion du non-sens et ses fossoyeurs de
l'homme,
se lèveront d'autres révoltes, d'autres explosions
:
de l'Asie à l'Afrique et à l'Amérique latine. Sous
des
formes religieuses parfois dévoyées, mais sous des
formes
religieuses, car il s'agit d'un problème religieux :
celui
du sens de la vie et des fins dernières.
A
ce problème, le plus profondément humain, l'Occident
est
actuellement incapable de répondre.
N'est-ce
pas la définition d'une décadence ?
Le
chaos algérien actuel est un cas particulier de cette
crise
planétaire du sens. E n Algérie, comme partout
dans
le monde, deux visions de l'avenir s'affrontent.
Il
y a au coeur de masses innombrables, pas seulement
dans
la paysannerie ou parmi les chômeurs des
villes,
mais aussi chez les intellectuels les plus lucides,
une
saine révolte contre le monde du non-sens occidental.
Mais
ce légitime refus de l'imitation de l'Occident
sous
toutes ses formes, soviétique ou américaine,
s'exprime
dans une confuse espérance messianique
d'une
religion qui rendrait à l'homme sa dimension
humaine.
Une religion dont certains cherchent le
modèle
dans les catégories du passé, comme si l'Islam
était
identifié une fois pour toutes à ce qu'il fut voici
quelques
siècles. Le Coran ne cesse pourtant d'appeler
à
la réflexion personnelle, à la recherche pour
participer
à la création toujours nouvelle de Dieu.
L'islamisme
est une maladie de l'Islam. E n partant
de
l'idée parfaitement justifiée qu'une autre société est
possible,
fondée sur autre chose que le monothéisme
du
marché, et que les principes de l'Islam sont ceux
de
toute foi et de toute sagesse (chrétienne avec les
théologies
de la libération, ou hindoue avec ses libérateurs),
on
rabâche bientôt le passé, comme si tous les
problèmes
avaient été résolus une fois pour toutes
dans
une création achevée, c'est-à-dire morte. C'est
lire
le Coran avec les yeux des morts, comme d'autres
aussi,
du christianisme au judaïsme, de l'hindouisme
au
tao, lisent leurs textes sacrés avec les yeux des
morts.
Contre
ce premier mouvement, il existe en Algérie
des
lobbies industriels, d'affairistes, de trafiquants,
d'intellectuels
« occidentalisés » , de militaires de haut
rang
— comme il en est en Amérique latine ou en
Afrique
— qui ne rêvent que d'intégrer l'Algérie au
marché
mondial. Ceux-là ont chassé Chadli, trop
résigné
à la « cohabitation » et trop faible pour
dénoncer
et annoncer. Si bien que, paradoxalement,
on
dit « sauver la démocratie » en refusant la volonté
populaire
la plus massive et en se préparant à la
détruire
avec des blindés !
Ceci
rappelle l'ironie tragique de Brecht : « Le peuple
a
condamné le gouvernement. Est-ce qu'il ne
serait
pas plus simple que le gouvernement dissolve le
peuple
et en élise un autre ? »
A
travers la télévision et les médias, nos « démocrates
»
français semblent éprouver un « lâche soulagement».
La seule question leur semble être de savoir
La seule question leur semble être de savoir
qui,
de la France ou des États-Unis, aura la plus
grande
place sur ce « marché » nouveau et auprès de
ses
servants.
Pour
faire oublier cette contradiction majeure de la
«
démocratie » , on cultive la peur, devant le raz de
marée
du F I S . Ces réactions paralysent les efforts pour
comprendre.
Cette peur cherche un alibi moral. On
s'indigne
d'avance de l'intégrisme religieux, des mains
coupées
ou de l'apartheid des femmes, qui sont ajuste
titre
révoltants. Mais cette appréhension et cette indignation
morale
s'expriment à sens unique. L'intégrisme
religieux,
les mains coupées, l'apartheid des femmes
régnent
férocement en Arabie Saoudite, laquelle s'efforce
de
diffuser ces pratiques en finançant tous les
intégrismes
musulmans du monde, y compris le F I S . L a
Saoudie
est maintenant relayée par le Soudan, l'Iran et
le
Pakistan. O n reçoit avec égards des émirs sanglants,
on
vole à leur secours lorsqu'ils se croient menacés.
Pourquoi?
Parce qu'ils sont d'excellents clients pour
nos
armements et nos gadgets, de bons collabos pour les
livraisons
et les prix du pétrole, nerf de notre croissance.
En
Algérie, au contraire, on s'inquiète à la fois de la
fourniture
du gaz saharien, de nos exportations et de
notre
croissance, que l'abbé Pierre appelle fort justement
«
un programme d'amélioration des conditions de
ceux
qui ne manquent de rien » . On craint aussi
l'invasion
de la misère, alors que la seule méthode à la
fois
humaine et réaliste d'enrayer l'émigration est de ne
pas
acculer des peuples entiers à la faillite, au désespoir
et
à l'exil.
La
France et l'Occident tout entier ont une part
importante
de responsabilité dans ce genre d'explosions.
Aussi
faut-il changer radicalement nos rapports
avec
le tiers monde. Malheureusement, il ne semble pas
que
cette radicale mutation soit en cours.
A
Maastricht, pas un mot sur le tiers monde. Comme
si
l'on pouvait construire aujourd'hui une communauté,
quelle
qu'elle soit, sans réfléchir à ses rapports avec les
trois
quarts de la planète.
Sur
la base de rapports économiques nouveaux,
profitables
aux deux parties, i l deviendra possible à
l'Algérie
de choisir un développement endogène, sur le
prolongement
de sa propre foi, de sa propre culture, de
sa
propre histoire. A nous de ne plus créer, par
l'exportation
et la contrainte de modèles étrangers, et
par
la négation de l'identité d'autrui, des blocages
intégristes.
Il existe, même dans le FIS, de nombreux
maires
et de nombreux militants vivant un Islam
ouvert,
créateur. U n dialogue authentique peut s'engager
en
tournant le dos aux anciennes méthodes coloniales,
qui
consistaient à mettre en résidence surveillée
les
oulémas progressistes de « l'Association des oulémas
»
de Cheikh Ben Badis, de Cheikh Ibrahimi, de
Cheikh
El Oqbi, ouverts à l'avenir par une méditation
vivante
sur le Coran, et à « collaborer » avec les
«
marabouts » les plus obscurantistes et les plus intégristes.
Aujourd'hui,
on cajole les pires intégristes, les financiers
et
les pourvoyeurs de missionnaires intégristes de
Saoudie,
ou du Koweït des Sabbah.
A
quoi nos sociétés sans principes pourraient-elles
«
intégrer » nos frères immigrés, en méconnaissant ce
que
leur foi même peut nous apporter dans nos propres
luttes
contre le monothéisme du marché? Comment
répondre
à ces élans de foi messianique — fussent-ils
parfois
aveugles — si nous sommes d'avance fermés à
leur
accueil ?
Nous
nous perdrons tous ensemble ou nous nous
sauverons
tous ensemble.
Pour
qui essaye de voir le monde dans sa totalité et
non
à travers les fausses fenêtres obtuses des écrans de
télé,
deux incendies semblent avec une intensité croissante
nous
menacer de mort.
1. Les échanges inégaux entre
le Nord et le Sud : entre des
économies
désintégrées par des siècles de colonialisme
et
des économies gorgées de leurs pillages, la liberté du
marché,
c'est la liberté pour les forts de dévorer les plus
faibles.
La détérioration permanente des termes de
l'échange
en est la manifestation la plus éclatante. En
1954,
il suffisait à un Brésilien de quatorze sacs de café
pour
acheter aux États-Unis une jeep. E n 1962, il lui en
fallait
trente-neuf. E n 1964, un Jamaïcain achetait un
tracteur
américain avec 680 tonnes de sucre, en 1968
avec
3 500 tonnes. Les pays pauvres continuent à
subventionner
les pays riches.
Le
paiement des intérêts de la dette représente
plusieurs
fois le capital reçu. Chaque dollar donné en a
rapporté
deux ou trois au donateur, et le paiement des
intérêts
équivaut le plus souvent à la totalité des
exportations,
rendant ainsi tout « développement »
impossible.
Il ne s'agit donc pas de pays « en voie de
développement
», ainsi qu'on les appelle hypocritement,
mais
de pays condamnés à une misère croissante
par
une dépendance croissante.
La
prétendue « aide » aux pays du tiers monde est un
des
facteurs les plus efficaces du renforcement de leur
dépendance
et de leur régression.
L'
« aide » publique, multilatérale, a été fixée à
moins
de 1 % (0,7 %) du Produit national brut des
«
donateurs » . E n fait, moins de la moitié a été versée.
L
a discrimination à l'égard du tiers monde en ce qui
concerne
toutes les formes d'aide est significative :
l'aide
reçue par le « bastion avancé de l'Occident »,
Israël,
est telle qu'avec un millième de la population
mondiale,
i l reçoit un dixième de l'aide totale, soit cent
fois
plus, par habitant, que les pays du tiers monde.
Enfin,
la prétendue « aide » en capital et en technologie
aux
pays « sous-développés », par les investissements,
n'a
pas assuré d'autre développement que celui
des
entreprises multinationales implantées dans ces
pays
où la main d'oeuvre est bon marché. Elle a aussi
permis
aux compagnies occidentales de tirer des profits
très
supérieurs à ceux dont elles bénéficiaient chez elles.
Les
résultats sont là : développement des monocultures
et
des monoproductions, recul des cultures vivrières et
des
artisanats autochtones de subsistance, dépendance,
exploitation
accrue de la main d'oeuvre, aggravation de
la
dette du fait de l'importation grandissante.
Le
résultat global est probant : depuis le début des
années
1980, le revenu par habitant a baissé de 15 % en
Amérique
latine, de 20 % en Afrique.
2. L e mécanisme de la ruine
des pays du tiers monde est
politique. Il est caractérisé par le rôle du
Fonds monétaire
international
et de la Banque mondiale, dirigés
par
les pays riches, notamment les États-Unis, qui en
détiennent
les principaux leviers de commande.
Ces
institutions sont chargées de « l'aide » , c'est-à-dire
des
investissements et des prêts aux pays en
difficulté.
Lesquelles « aides » , prêts ou investissements,
sont
accordées sous des conditions politiques,
pudiquement
appelées « programmes d'ajustement »
ou
« plans d'ajustement structurels ».
U
n « programme d'ajustement » est le plus souvent
composé
des éléments suivants : dévaluation de la
monnaie
(afin de décourager les importations et
d'encourager
les exportations) ; réductions draconiennes
des
dépenses publiques, particulièrement au
niveau
social : réduction des crédits d'éducation, de
santé,
de logements, élimination des subventions à la
consommation,
y compris la consommation alimentaire;
privatisation
des entreprises publiques ou augmentation
de
leurs tarifs (électricité, eau, transports,
etc.)
; élimination du contrôle des prix; « gestion de la
demande
» — donc réduction de la consommation —
assurée
par le plafonnement des salaires, la restriction
du
crédit, l'augmentation des impôts et des taux
d'intérêt,
le tout en vue de faire baisser le taux
d'inflation.
Ce
« libéralisme » règne d'autant mieux que des
dictatures
militaires en assurent le relais. Le paradis de
la
« liberté du marché » — y compris du marché des
monnaies
— était le Chili de Pinochet, fidéicommis de
la
grande « démocratie américaine ». Comme les colonels
argentins
et les généraux brésiliens. Susan George
écrit
: « Rien de tel qu'une dictature militaire pour
saigner
un pays à blanc ». Dans ces pays, l'endettement
a
crû en fonction directe de la répression. Le record est
détenu
par le Chili : 1 540 dollars de dettes par habitant.
Les
peuples ont payé à leurs généraux et à leurs
colonels
les jouets meurtriers qui leur permettaient de
maintenir
1'«ordre » au service de leurs suzerains
étrangers.
Aujourd'hui, les nouveaux emprunts servent
exclusivement
à payer les intérêts des dettes antérieures.
Cette
politique « d'ajustement » entraîne des
émeutes
de la faim contre la montée des prix : au Maroc
en
1981 et 1984, à Caracas en 1985 et en mars 89, à
Alger
en octobre 1988.
Mépris
des économies de subsistance, et surtout des
cultures
vivrières, primauté des exportations — seule
source
de devises — pour payer la dette en dollars... les
pays
ainsi « aidés » produisent trop de ce qu'ils ne
consomment
pas, et consomment trop de ce qu'ils ne
produisent
pas.
C'est
ainsi que depuis vingt ans le Fonds monétaire
international
et la Banque mondiale dévastent l'hémisphère
Sud,
de l'Argentine à la Tanzanie, du Pakistan
aux
Philippines, et commencent maintenant à appliquer
la
même méthode dans les pays de l'Est.
Illustration
particulièrement saisissante de la liberté
du
marché : le trafic de la drogue.
La
consommation de cocaïne aux États-Unis était de
85
tonnes en 1984, de 125 tonnes en 1985, de 250 tonnes
en
1986. Actuellement, avec leurs 20 millions de
drogués,
les États-Unis absorbent 80 % de la vente
mondiale.
Il
ressort des études du professeur Reich, économiste
de
l'université de Harvard, que la drogue est devenue,
aux
États-Unis, un des secteurs importants de l'économie,
au
même titre que l'électronique, l'automobile ou
l'acier
*.
E
n termes de marché, face à une pareille
«
demande », l’ « offre » bolivienne a grandi dans les
mêmes
proportions : produisant 6 000 tonnes de feuilles
de
coca dans les années 70, elle est passée à
150000
tonnes en 1986.
Le
programme Bush propose une prime de 360 dollars
par
hectare substituant à la coca une autre
culture
!
Or,
aujourd'hui, 60 000 hectares de terres boliviennes
sont
plantés en coca; chaque hectare donne chaque
année
trois récoltes qui rapportent à son propriétaire
10000
dollars. Alors qu'un mineur bolivien gagne
827
dollars par an, un ouvrier d'usine 649 dollars, un
paysan
ne produisant pas de coca 160 dollars. Le plus
pauvre
des paysans colombiens, passant de la
production du café ou du cacao à celle du coca, obéit à la
production du café ou du cacao à celle du coca, obéit à la
même
logique que le boursier de Wall Street : celle du
marché.
Si
le marché et sa radieuse « liberté » demeurent les
seuls
régulateurs, l'avenir de la drogue est assuré.
Roger
Garaudy. Les fossoyeurs. Un
nouvel appel aux vivants.
L’Archipel. 1992, pages 19 à 35
L’Archipel. 1992, pages 19 à 35