« Dans la tradition juive, dit Shlomo Sand, il n’y a pas une notion de patrie ! La Terre promise à laquelle il est fait référence n’est pas une terre patrie. Je le montre avec la Bible, à travers le Talmud et jusqu’à la modernité. Cela ne veut pas dire que les juifs n’ont
pas eu de liens avec cette terre. Il y a eu des liens profonds. On ne
peut pas comprendre la culture juive sans le lien avec cette Terre
sainte, avec les lieux sacrés. Mais c’est un rapport métaphysique, pas
un rapport national, politique, patriotique. J’essaie d’entrer dans les
détails pour montrer que les juifs ne voulaient pas aller vers cette
terre. Parce que vivre sur une terre sacrée ce n’est pas
confortable... »
Shlomo
Sand, historien israélien, a déjà pu s'exprimer sur le blog associé (Shlomo Sand, l'exil du peuple juif est un mythe -2008) mais le temps, et
d'autres obstacles non temporels, n'ont pas permis de parvenir à une
solution.
Là, ci-dessous, il s'exprime à nouveau par l'intermédiaire d'une interview à l'Humanité.
Michel Peyret
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16 Octobre 2012
Shlomo Sand : « La Terre promise n’est pas une terre patrie israélienne »
Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Tel-
Aviv, Shlomo Sand
a notamment publié « Comment le peuple juif fut inventé », traduit en vingt langues.
À l’occasion de
la parution de son nouvel ouvrage, Comment la terre d’Israël fut inventée, il revient pour l’Humanité sur la genèse de son travail comme sur les notions de Terre sainte et de mère patrie.
Avez-vous
senti la nécessité de poursuivre, d’approfondir ce que vous aviez
commencé, avancé avec Comment le peuple juif fut inventé ?
Shlomo Sand. Lors
de la publication de cet ouvrage, j’ai été fustigé, attaqué. Certains
ont dit que le livre avait été écrit contre les juifs, contre les liens
historiques, contre les droits historiques des juifs sur la terre de
Palestine. Pourtant, en écrivant le premier livre, je n’avais pas
vraiment arrêté ma réflexion sur la question de territoire, parce que je
n’ai jamais pensé que les juifs avaient un droit sur la Palestine.
Le
propos du premier livre était de dévoiler la vraie histoire, ce que je
crois être la vraie histoire des juifs. Il s’agissait aussi de
décomposer ce mythe selon lequel les juifs sont un peuple race qui a
quitté la Palestine il y a 2 000 ans et qui retourne à cet endroit.
Beaucoup
d’historiens sionistes, philosionistes, ont dit que Shlomo Sand voulait
détacher les liens historiques des juifs de leur propre terre. Donc
j’ai décidé de prolonger le premier livre et d’écrire un deuxième volume
qui questionne premièrement le lien des juifs vers la terre (quand je
dis juif, je dis la croyance, la foi juive). Deuxièmement, étudier les
conditions de la colonisation sioniste et à quel degré cette
colonisation est une suite de la grande culture religieuse juive.
Dans le prologue, vous expliquez
que vous voulez « démonter le principe du droit historique ».
Et le sous-titre du livre est De la Terre sainte à la mère patrie. Comment passe-t-on de l’un à l’autre ?
Shlomo Sand. C’est
le plus intéressant dans mon livre. D’abord, je montre que,
historiquement, religieusement, si l’on considère la Palestine, Israël,
les juifs n’ont jamais eu de rapport envers un territoire national et
une patrie. Je voulais montrer que dans la foi juive il n’y a pas la
notion de patrie. D’ailleurs je ne crois pas que la patrie soit une
notion qui ait existé avant la modernité sauf deux cas, dans le monde
grec et le monde romain.
Dans la tradition juive, il n’y a pas une notion de patrie ! La Terre promise à laquelle il est fait référence n’est pas une terre patrie. Je le montre avec la Bible, à travers le Talmud et jusqu’à la modernité. Cela ne veut pas dire que les juifs n’ont
pas eu de liens avec cette terre. Il y a eu des liens profonds. On ne
peut pas comprendre la culture juive sans le lien avec cette Terre
sainte, avec les lieux sacrés. Mais c’est un rapport métaphysique, pas
un rapport national, politique, patriotique. J’essaie d’entrer dans les
détails pour montrer que les juifs ne voulaient pas aller vers cette
terre. Parce que vivre sur une terre sacrée ce n’est pas confortable. Si
les musulmans vont chaque année à La Mecque, ils savent en même temps
qu’y vivre ce n’est pas facile !
Donc, même chez les juifs croyants il n’y avait pas une notion de
propriété collective sur cette terre. Le passage à la modernité commence
plutôt avec les chrétiens.
Ce
ne sont donc pas les juifs qui créent cette notion selon laquelle cette
terre doit «contenir» les juifs vivants. C’était une terre pour aller
mourir mais une terre qu’il ne fallait pas toucher tant que le Messie
n’arrive pas. Comme on le sait, ce n’est que le Messie qui va réunir
tous les juifs, morts et vivants, sur cette terre !
Mais dans le courant protestant anglais il n’y avait pas cette notion
du Messie qui doit arriver. Nous savons que le Messie est déjà arrivé
dans le christianisme !
À
partir du XVIIe siècle, se développe l’idée selon laquelle les juifs
doivent se réunir en Palestine pour que le Messie revienne une deuxième
fois, après une apocalypse. Ce qui tend à prouver que l’idée de faire
venir les juifs en Palestine n’est pas une idée juive, en tout cas au
début. C’est une idée des puritains anglais du XVIIe et beaucoup plus
encore des évangélistes du XIXe siècle. Une des raisons pour lesquelles
les évangélistes américains soutiennent tellement Benyamin Netanyahou
est la suivante : ils savent que le jour de la rédemption, tous les juifs seront déjà
en Palestine. Deux tiers seront liquidés et un tiers sera christianisé.
C’est l’idée forte des évangélistes. Il ne faut pas rire : ils sont soixante millions aux États-Unis.
Est-ce que cette idée a influencé
le sionisme ?
Shlomo Sand. Le
sionisme n’a pas vraiment été influencé parce que les juifs savaient
que les chrétiens voulaient les envoyer en Palestine pour la rédemption.
Le mouvement national juif surgit à cause du malheur, des conditions de
vie des juifs dans l’empire russe. Avec le début des pogroms commence à
se cristalliser une unité nationale qui aboutit en 1897 avec le congrès
sioniste organisé par Herzl à Bâle, en Suisse. Seule une petite
minorité a soutenu Herzl. L’establishment juif mondial, des grands
rabbins, des loubavitchs en Russie jusqu’aux réformistes aux États-Unis,
étaient tous opposés à l’idée d’un État juif au Proche-Orient.
C’est
net et clair. Ils ont senti que le sionisme était un mouvement laïque.
Et ils ont compris que c’était une tentative pour intégrer
collectivement les juifs dans la modernité après l’échec de certaines
intégrations individuelles. Si on lit les grands rabbins, on s’aperçoit
que c’est ce qu’ils dénoncent. De plus, pour eux, établir un État juif
avant que le Messie n’arrive est antijuif. Il faut bien comprendre que
la notion centrale des juifs est le refus d’accepter l’idée que le
Messie est arrivé et qu’il existe parmi nous. Dans mon livre j’évoque
les quatre-vingts grands rabbins d’Allemagne. Soixante-dix-huit d’entre
eux signent un texte dans lequel ils expriment leur refus de
l’organisation en Allemagne du congrès sioniste ! Parce qu’en réalité Herzl, qui, avant de devenir un nationaliste juif sioniste, était un grand nationaliste allemand, voulait tenir son congrès dans une grande ville allemande comme Munich.
Jusqu’à
Hitler, le judaïsme refuse un État juif. Ils craignaient, et je pense
qu’ils avaient raison, que la terre ne remplace Dieu. Je suis très
étonné par ces textes, la rationalité qui s’en dégage, presque
prémonitoire. Ils ont eu peur que cet État juif soit un État
militariste, un État qui utilise la force ! Quelqu’un a d’ailleurs dit : «Bâtir un État juif c’est comme si nous devenions de nouveaux Goliath.» Mais le sionisme a surgi comme minorité dans les milieux juifs de l’Europe de l’Est. À
mon avis, la fermeture des portes des États-Unis en 1924 a jeté les
vraies bases d’un État juif en 1948. Évidemment la déclaration Balfour
en 1917 a beaucoup aidé. Mais cette déclaration est le fruit de courants
chrétiens pro-sionistes avant la lettre, des intérêts coloniaux
britanniques dans la région mais aussi la volonté de se débarrasser d’un
maximum de juifs vivants en Grande-Bretagne. Il y avait en Palestine
700 000 Arabes et 70 000 juifs au maximum. Je n’ai jamais compris
pourquoi Balfour, s’il était si gentil, n’a pas proposé l’Écosse comme
patrie des juifs pour les aider !
Comme
je le montre dans mon premier livre, les juifs n’ont jamais été exilés.
Donc il ne pouvait pas «revenir» de leur propre volonté. Mais, à partir
de 1924 jusqu’en 1948, les juifs ont cheminé vers la Palestine. Il n’y
avait pas d’autre endroit où aller. Il faut savoir que ce n’est pas la
volonté des juifs de revenir après 2 000 ans qui est à la base de la
constitution de l’État d’Israël. Ce processus commence avec les pogroms
atroces dans l’empire russe et se termine avec le terrible génocide
entre 1942 et 1945.
Les
bases de cet État, c’est le malheur, ce ne sont pas les fantasmes
juifs. Ensuite je décris chaque étape de la colonisation. Parce que les
sionistes ne sont pas venus au Proche-Orient pour vivre avec leurs
voisins. Leur but était de créer l’État des juifs, comme on disait au
début. Moralement je ne peux pas accepter qu’on constitue un État où la
majorité n’est pas juive. Les juifs ne sont pas venus à Jaffa comme ils
sont venus à Londres, à Paris ou à New York vivre avec leurs voisins.
C’est une chose qui m’a toujours dérangé, mais je voulais la dévoiler,
comprendre et expliquer le processus et ne pas oublier que c’est un fait
historique : l’Europe a craché les juifs sur l’autre qui vit au Proche-Orient.
En
ce sens ce livre complète le premier. D’abord démythifier l’idée d’un
peuple race parti puis revenu. Puis, deuxièmement, casser l’idée
qu’après un droit historique cette terre appartient aux juifs. Parce que
je ne crois pas que les Serbes ont un droit historique sur le Kosovo.
Je ne crois pas que les musulmans ont aujourd’hui un droit historique
sur l’Espagne bien qu’ils en aient été chassés. Et avec tout le respect
que j’ai envers les Indiens aux États-Unis, je ne crois pas qu’ils aient
le droit de chasser les Blancs et les Noirs de Manhattan et de Harlem
pour bâtir un État indien même si je sais parfaitement qu’ils ont été
chassés autrefois de cette terre. Je mentionne tous ces cas parce que le
fantasme de reconstituer un monde comme il était il y a 2 000 ans c’est
transformer le monde en asile de fous.
Est-ce que pour vous
cela doit remettre en cause l’existence d’Israël ?
Shlomo Sand. Je
dois souligner que toute cette analyse historique, toutes ces critiques
du «droit historique» des juifs, ne remet pas en question les droits
réels démocratiques que les Israéliens ont aujourd’hui sur cette terre.
Pas à cause du malheur mais à cause du fait historique. On peut corriger
l’histoire, réparer les dégâts mais on ne peut pas détruire ce qui
existe sans créer des tragédies.
Si
mon analyse historique est très radicale (et beaucoup de
communautaristes en France ne vont pas l’aimer), la conclusion, le
bottom line politique, est relativement mesurée. Je suis pour deux
États. Mais la seule différence entre moi et Netanyahou est que lui ne
veut pas vraiment deux États. Je ne crois pas qu’Israël reconnaisse
vraiment les droits des Palestiniens sur cette terre. Je ne crois pas
que les Israéliens acceptent de leur propre volonté un État palestinien
sur la chose qui est nommée la terre d’Israël.
Je
suis toujours pour deux États mais contre toute idée sioniste. Je suis
pour une République israélienne de tous ses citoyens israéliens et je
suis pour une République palestinienne qui va être créée à côté. Toutes
les chimères sur un État binational comme solution première ne sont pas
sérieuses de mon point de vue. Les Palestiniens doivent d’abord passer
par une autodétermination nationale. Et je ne crois pas que les
Israéliens accepteront de vivre dans un seul État dans la mesure où ils
vont devenir très vite une minorité. Comme je suis pragmatique, je suis
pour un partage. Il faut forcer Israël – par n’importe quel moyen sauf
la terreur et l’assassinat – à retourner dans les frontières de 1967,
reconnaître une République palestinienne. Parce que je ne suis pas
raciste et pas communautariste. Il faut bâtir une confédération qui va
renforcer les liens entre les deux Républiques. Le rêve, l’utopie, c’est
une confédération israélo-palestinienne.
Vous évoquez à la fin de votre livre
un village palestinien dont il n’y a plus de traces et sur les ruines duquel a été bâtie l’université de Tel-Aviv. Or il n’y a même pas une plaque pour rappeler l’existence
de ce village. Apposer une telle plaque signifierait-il symboliquement
une nouvelle conception, un nouveau regard israélien sur les
Palestiniens ?
Shlomo Sand. C’était
un village dont les habitants ne se sont pas battus contre les forces
sionistes, qui étaient prêts à s’accommoder de la nouvelle situation.
Pourtant, le 30 mars 1948, on les a forcés à partir. Dans cette
université, les trente dernières années il y a eu 60 historiens.
Personne n’a écrit un livre sur le destin de ce village, n’a dirigé un
travail sur la mémoire de ce village. Et comme mes collègues sont très
forts avec la mémoire juive, de longue durée, j’exige de leur part un
peu de respect par rapport à la mémoire courte des Palestiniens. Je ne
crois pas qu’on puisse arriver à un quelconque compromis historique avec
l’amnésie sur la Nakba (la « catastrophe » de 1948 pour les Palestiniens – NDLR).
Un historien critique hors norme
C’est
peu dire que l’historien Shlomo Sand a déclenché la polémique avec
Comment le peuple juif fut inventé (Fayard) où il remet en cause
l’existence éternelle du «peuple juif» et donc la question de l’exil.
Parce que ses détracteurs, s’appuyant sur la thèse sioniste du «retour»,
ont soulevé le problème de la «terre d’Israël», Sand s’est penché (1)
sur le lien qui existerait entre les juifs et cette terre. Modifiant la
référence à la Palestine en «terre d’Israël», la pensée sioniste,
analyse-t-il, a dû transformer la Bible en une forme nouvelle d’un livre
national. On passerait alors de la terre d’Israël à la mère patrie.
Sand, qui défend la création d’un État palestinien dans les frontières
de 1967, réfute l’idée d’un État juif et se prononce pour «une
République israélienne de tous ses citoyens israéliens».
(1) Comment la terre d’Israël fut inventée. De la Terre sainte à la mère patrie, de Shlomo Sand. Flammarion. 368 pages. 22,50 euros.
Entretien réalisé par Pierre Barbancey