29 août 2014

Roger Garaudy."Karl Marx". 1964



Roger Garaudy. Karl Marx
© 1964, Editions Seghers, Paris.



PREFACE
Marx et son oeuvre polarisent aujourd'hui les espérances
ou les colères de tous.
Déjà dans le passé, la philosophie était parfois descendue
au milieu des hommes. Mais pour la première
fois dans l'histoire de la pensée le marxisme, comme
philosophie, comme économie, comme politique, comme
conception du monde, de ses perspectives d'avenir,
de ses espérances, a pénétré la tête et le coeur de millions
d'hommes et de femme», la tête et le coeur même
de ceux qui furent autrefois les esclaves, ou les serfs,
de ceux pour qui le travail prenait jusque-là figure de
destin et à qui la pensée était refusée.
Pour tous les hommes, pour toutes les classes, pour
toutes les nations, la pensée de Marx aujourd'hui exprime
plus ou moins clairement, avec amour ou avec fureur,
une question, une promesse, un combat.
Pourquoi ? Parce qu'avec cette philosophie il s'agit de
changer le monde et non pas seulement l'idée qu'on
s'en fait. La théorie et la pratique, la pensée et faction
désormais ne font qu'un : Marx a révélé la philosophie
implicite du travail et des luttes des hommes ; il a
aussi arraché le masque des philosophies qui prétendaient
planer au-dessus de ce travail et de ces luttes,
et révélé les pratiques et les politiques qu'elles avaient
mission, à leur insu parfois, de légitimer ou de dissimuler.
La pensée de Marx est devenue la conscience agissante
d'un siècle. Elle nous apprend à dégager la loi
de développement historique de notre époque. Elle aide
chacun à prendre conscience du sens de sa vie, de l'avenir
qu'il porte en lui et de sa responsabilité envers cet
avenir. Elle lance un défi militant à ceux qui prétendent
nier le sens de notre vie et de notre histoire ou
leur refuser un sens.
Pour ses partisans comme pour ses ennemis la pensée
de Marx apparaît aujourd'hui comme le levain de
toutes les fermentations humaines sur cinq continents.
Suscitant chez les uns la haine et la malédiction, la
persécution des barbelés et des crématoires à une échelle
que l'histoire n'avait jamais connue, et, parmi les multitudes
qui ont trouvé en elle une issue et une espérance,
de l’Altaï à la Cordillière des Andes, la plus
prodigieuse levée d'héroïsme et de sacrifices.
De ce fait immense, ce livre s'est donné pour tâche
de tenter l'explication.
Quelle pensée a allumé, au milieu du siècle dernier,
cette flamme qui n'a cessé de croître, quel homme a
pu devenir, après un siècle, le chef vivant non seulement
des travailleurs dans le monde entier, mais aussi
de ceux à qui l'on impute aujourd'hui l'hérésie de
Prométhée ?
Ce livre a pour objet de répondre à cette question,
La tâche n'est pas simple. En raison même du caractère
de la pensée de Marx. La véritable révolution «copernicienne »,
en philosophie, a été accomplie par Marx
plus encore que par Kant : en plaçant au centre du
monde l'homme et ses combats, et pas seulement le « sujet»
 encore abstrait de Kant, en faisant ainsi descendre
la philosophie du ciel sur la terre pour voir en elle un
moment du travail et des luttes des hommes, le marxisme
est devenu une force agissante, une arme aux mains
des uns, une menace aux yeux des autres ; il s'est formé,
développé, aiguisé dans une polémique constante, passionnelle,
dramatique, et il mettait en cause trop d'intérêts
et de privilèges pour qu'on ne cherche pas à
l’étouffer d'abord, et, lorsque la chose devint impossible,
à le dénaturer.
Tenter de restituer la pensée vivante de Marx c'est
donc d'abord la débroussailler de tous les révisionnismes
qui ont successivement essayé, depuis plus de trois
quarts de siècle, de se parer des prestiges du marxisme
mais en le greffant sur des philosophies inoffensives.
L'on a ainsi prétendu « repenser » Marx à partir du néokantisme,
du bergsonisme, du néo-hégélianisme, de la
phénoménologie, de l'existentialisme, voire de la théologie,
avec l'espoir de l’ apprivoiser et d'en faire non plus
ce qu'il est fondamentalement: l'exigence et le moyen de
transformer le monde, mais, bien sagement, une « interprétation »
du monde parmi les autres et laissant le monde tel qu'il est.
Dans la riposte à de telles tentatives il est arrivé aux
marxistes soucieux d'épargner à Marx cette castration
de sa pensée, de se raidir dans la négation et le refus.
Pour se défendre contre le néo-kantisme l'on en est
arrivé à sous-estimer ou à nier le précieux héritage de la
critique kantienne recueilli par Marx, contre le néo-hégélianisme
un long ostracisme a été prononcé contre
Hegel, contre les entreprises de l'existentialisme ou de la
théologie, combattant le marxisme au nom de la subjectivité
 ou de la transcendance, ou tentant de « compléter »
le marxisme en lui « prêtant » leur conception
de la subjectivité ou de la transcendance, l’on a eu parfois
tendance à mutiler la pensée de Marx de plusieurs
de ses dimensions, au lieu de procéder selon la méthode
propre de Marx qui était de « remettre sur leurs pieds »  
les découvertes réelles mais mystifiées et d'en faire un
moment de la dialectique de sa propre pensée selon la
loi d’intégration qui permet au marxisme un enrichissement
sans limite.
L'entreprise n'est pas sans risque et même avec l'aide
de tous ceux que nous avons consultés nous ne prétendons
pas l'avoir accomplie sans faute. Mais l'enjeu était
trop grand, pour ne pas la risquer. Il s'agit de montrer
la vanité des tentatives sans cessé renouvelées du révisionnisme
de falsifier la pensée de Marx et de lui ôter
sa puissance offensive. Il s'agit d'en finir avec les déformations
dogmatiques, suscitées ou encouragées par l'interprétation
de Staline, qui ramenaient le marxisme au
stade infantile d'une philosophie pré-critique. C'est une
tâche de longue haleine. A une étape nouvelle de l'histoire
la pensée de Marx vit d'une vie nouvelle. Les conditions
du combat ont empêché longtemps Marx et ses
disciples les plus fidèles de développer le marxisme dans
toutes ses dimensions, comme, par exemple, la dimension
de la subjectivité ou celle de la création artistique,
alors que la pensée de Marx en contenait le germe. Les
possibilités nouvelles créées aujourd'hui par les progrès
matériels et spirituels du socialisme permettent un
développement nouveau de la recherche marxiste faisant
fructifier les deux découvertes majeures de Marx: un
humanisme total et militant, et une incomparable méthodologie
de l’initiative historique.

CONCLUSION
La vie de Marx est, indivisiblement, celle d'un savant
et celle d'un militant Une vie de misère et d'exil. Pendant
les années où, à la Bibliothèque de Londres, il
poursuivait ses recherches pour la composition du Capital,
Marx connut le dénuement le plus atroce. Refusant
inflexiblement les offres du gouvernement prussien et de
Bismarck qui voulaient acheter son génie, n'ayant que
les ressources intermittentes de quelques articles au
New York Herald Tribune, Marx et sa famille auraient
succombé sans l'aide que leur apporta sans défaillance
Engels.
Après avoir vendu, pour payer les dettes de la Nouvelle
Gazette Rhénane à Francfort, l'argenterie des ducs
d'Argyll et, à Cologne, les meubles qui étaient la dot de
sa femme, Marx, harcelé par les créanciers jusque dans
les pires taudis, dut, en 1851, emprunter de l'argent
pour acheter le berceau de sa dernière fillette, et, un an
plus tard, emprunter encore pour payer son cercueil. Sa
femme le suivit sans faiblesse dans cet enfer où les huissiers
mirent un jour les scellés sur les lits, les berceaux,
les jouets même des enfants, et où la famille se retrouva,
tremblant de fièvre et de froid sur le parquet Madame
Marx, épuisée allaitait l'un de ses enfants: « les derniers
jours il fut en proie à de violentes convulsions, écrit elle;
 il tétait si furieusement quand il était pris de ses
crises, qu'il me blessait le sein et que mon sang coulait
dans sa petite bouche tremblante... » Et elle ajoutait:
« je ne sais que trop que nous ne sommes pas seuls à
lutter et que je suis encore au nombre des élues, des
heureuses... Ce qui m'anéantit c'est de penser que mon
compagnon doive passer par de si sordides soucis »
alors que tant d'êtres « avaient trouvé en lui une pensée,
une aide, un refuge ».
L'amour de Jenny et l'amitié d'Engels ont permis à
Marx d'accomplir son oeuvre et de l'achever même au-delà
de sa mort, puisque lorsqu'il mourut à Londres le
14 mars 1883, Engels, renonçant à tous ses travaux personnels,
consacra tout te reste de sa vie, pendant douze
ans encore, à la mise en ordre et à la publication des
oeuvres de Marx. Tel fut te style de cette vie : le style
de la grandeur, du combat et de l'amour.
L'oeuvre eut une destinée prodigieuse. Après avoir
apporté à la philosophie le renouvellement le plus profond
qu'elle ait connu depuis la naissance de la pensée
rationnelle, Marx a fondé l'économie politique scientifique,
il a élaboré la méthodologie de l'histoire et de toutes
les sciences humaines, et, dotant le prolétariat de la
science de la transformation du monde, lui enseignant
l'art de vaincre dans sa lutte de classe, il est devenu, depuis
un siècle, le chef vivant du mouvement ouvrier
mondial.
Son triomphe posthume est sans précédent. En juin
1848, la classe ouvrière insurgée n'avait tenu que trois
jours le pavé de Paris. En 1871 avec la Commune, la
première dictature du prolétariat avait vécu trois mois.
Avec la Révolution d'Octobre 1917, la victoire du
marxisme s'inscrivait durablement, irréversiblement dans
l'histoire : c'était désormais une force contre laquelle se
sont brisés tous les assauts du monde du capital, de
1917 à 1920 comme de 1941 à 1945. En face du
marxisme vivant, le capital ne livre plus, depuis bientôt
un demi-siècle que des combats en retraite, en Europe,
et Asie et Jusqu'aux Caraïbes.
Le marxisme a conquis de nos jours une universalité
de fait que n'avait connu dans le passé aucun mouvement
spirituel, politique ou philosophique : non seulement
déjà un homme sur trois, dans le monde, vit dans
une société construisant te socialisme selon les enseignements
de Marx, mais te marxisme est devenu l'axe de
référence par rapport auquel de nos jours, toute pensée
et toute action se situent : pour lui ou contre lut
Le marxisme a pourtant connu bien des vicissitudes
depuis un siècle : ses adversaires ont tenté d'abord de
faire sur lui le silence ; puis ils ont dû le dénoncer avec
fureur en en présentant une caricature effrayante ; ils en
sont réduits aujourd'hui à essayer de l'apprivoiser en le
travestissant selon les modes philosophiques du jour,
pour tenter de canaliser son dynamisme.
« Un adage bien connu, écrit Lénine1, dit que si les
axiomes géométriques heurtaient les intérêts des hommes,
on essayerait certainement de les réfuter. Les théories
des sciences naturelles, qui hantaient les vieux préjugés
de la théologie ont suscité et suscitent encore une
lutte forcenée. Rien d'étonnant si la doctrine de Marx,
qui sert directement à éclairer et à organiser la classe
avancée de la société moderne, indique tes tâches de
cette classe et démontre que — par suite du développement
économique — le régime actuel sera inévitablement
remplacé par un nouvel ordre de choses, rien
d'étonnant si cette doctrine a dû conquérir de haute lutte
chaque pas sur le chemin de la vie.
La lutte de Marx et d'Engels contre les jeunes hégéliens,
contre le proudhonisme, contre Bakounine, contre
le positivisme de Dühring, pendant un demi-siècle, de
1840 à 1890, aboutirent à la victoire du marxisme dans
le mouvement ouvrier.
Mais, dès la fin du siècle, la lutte du courant anti-marxiste
commence à se développer au sein du marxisme
lui-même, et le révisionnisme de Bernstein en est
l'expression la plus systématique, de la philosophie à
l'économie et à la politique. Son exemple, depuis lors,
a été maintes fois imité et c'est dans la lutte contre tous
les révisionnismes que le marxisme s'est constamment
retrempé, affermi et développé.
La lutte menée par Lénine et le parti bolchevik contre
le révisionnisme et l'opportunisme rendit possible
la Révolution socialiste d'octobre. Et l'expérience historique
la plus constante a montré que, lorsque te
marxisme était abandonné, les socialistes au pouvoir ne
pouvaient instaurer le socialisme: de l'Angleterre à
l'Australie, de la Nouvelle Zélande à l'Allemagne et à
la Scandinavie, le « socialisme » non marxiste, s'est révélé
une variante de la gérance des intérêts fondamentaux
du capitalisme.
Partout où la propriété privée des moyens de production
a été abolie, partout où s'est réalisée une véritable
révolution socialiste, ce fut dans les voies indiquées par
Marx : par un parti marxiste et par une dictature du prolétariat,
quelle que soit la diversité des formes de cette
dictature et la diversité des voies, violentes ou pacifiques,
de son instauration.
Les succès les plus éclatants du marxisme furent parfois
freinés et ternis par des déformations de la pensée
de Marx. Pendant un quart de siècle, la construction héroïque
et douloureuse du socialisme, à laquelle le monde
du capital imposait la politique du fil de fer barbelé
eut à vivre dans un véritable état de siège qui exigeait
le maximum de tension et de centralisation des forces»
Cette situation de guerre rendit possible le développement
de phénomènes politiques et intellectuels qui constituaient
une violation flagrante des principes du marxisme
et de l'essence du régime socialiste : culte du chef,
bureaucratie, sclérose dogmatique de la pensée, isolement
spirituel, qui conduisirent, sur le plan intellectuel,
à l'époque dominée par la personnalité de Staline, à de
graves déformations du marxisme : régression vers un
matérialisme scientiste, pré-marxiste, conception spéculative
de la dialectique réduite à l'énoncé de quatre
« traits immuables », conception mécaniste des rapports
de la base et de la superstructure, rupture avec la pratique
vivante des sciences et des arts. Les conséquences
de ce schématisme et de cette sclérose sont redoutables.
Le marxisme, lorsqu'il devient dogme, cesse d'être un
guide pour l'action comme pour la pensée. Au nom des
lois déjà connues de la dialectique l'on prétendra trancher
a priori des problèmes scientifiques en biologie,
en physique, en psychologie, l'on condamnera a priori
certaines formes d'expressions artistiques, on l'en exclura
a priori certaines possibilités historiques.
L'exemple, sans précédera historique, de l'autocritique
publique faite par le premier et le plus grand des
pays socialistes, a permis une véritable renaissance de
la pensée marxiste et créé les conditions d'un grand développement
créateur.
Le développement du marxisme dans le sens où le
conçut Karl Marx nous aide à prendre conscience de son
actualité profonde : le marxisme est la conception du
monde accordée à l'esprit de notre temps.
A la différence de conceptions du monde antérieures
comme la pensée chrétienne, élaborée longtemps avant
la naissance du monde moderne, accordée à d'autres
conditions historiques et qui ne peut tenter de s'adapter
à l'intelligence des élites nouvelles qu'en remettant en
cause ses principes mêmes, ou de doctrines nées.des
angoisses d'une société en pleine métamorphose, comme
l'existentialisme, et n'en reflétant, sous une forme mystifiée,
que des aspects partiels, le marxisme est né, organiquement,
de l'ensemble des conditions du monde moderne
dont il exprime la prise de conscience et l'âme
vivante.
Il est l'héritier de l'humanisme prométhéen de la Révolution
française, de cette certitude de la toute puissance
de l'homme et de sa liberté, que la philosophie allemande
n'a cessé d'approfondir de Kant à Fichte, de
Goethe à Hegel, l'héritier aussi de cette conception de
la société comme organisme collectif du travail créateur
de l'homme, dont les économies classiques de l'Angleterre
avaient commencé l'exploration et dont le socialisme
français, avec Saint-Simon notamment, avait tracé
les perspectives démiurgiques.
En découvrant, dans la classe ouvrière, l'héritier et
te porteur de toute la culture antérieure et de toute la
civilisation humaine, en découvrant les racines de l'aliénation
fondamentale du travail créateur de l'homme, en
découvrant enfin, par l'étude scientifique du développe-
ment des sociétés, les lois dialectiques du dépassement
historique des aliénations par la lutte des classes, Marx
pose les fondements d'une philosophie qui exprime te
mouvement de toute une époque historique: l'époque
qui commence avec la lutte contre le capitalisme et se
poursuit avec la construction du socialisme et du communisme.
L'idée maîtresse de Marx est demeurée constante, de
ses premières oeuvres à ses derniers combats. Elle est la
clé de sa philosophie, de son économie, de sa politique :
faire de chaque homme un homme, c'est-à-dire un
créateur. Ce pouvoir créateur de l'homme, le jeune
Marx, encore proche héritier de Fichte et de Hegel, l'exigeait
contre toutes les formes de l'aliénation. La création
C'est le contraire de l'aliénation. Lorsque l'analyse scientifique,
à la fois économique et historique, permettra à
Marx de résoudre l'aliénation en ses formes concrètes :
exploitation et oppression de classe, et de découvrir la
vraie méthode pour la surmonter : la lutte de classe, lorsque
son communisme ne reposera plus seulement sur un
fondement philosophique mais d'abord sur un fondement
scientifique : la réalité historique des classes et
de leur lutte, cet humanisme profond demeurera et
s'affirmera plus encore, non plus comme une exigence
philosophique ou morale, proche encore de l'utopie,
mais comme la loi objective du développement des
luttes prolétariennes surmontant et détruisant tes aliénations
enfantées par tes régimes de classe, et donnant à
chaque homme la possibilité d'être un homme, un créateur,
un « poète > au sens profond du mot, en ce sens
plein qui faisait dire à Maxime Gorki : « L'esthétique
est l'éthique de l'avenir.»
Cette réflexion profonde sur l'acte créateur de l'homme,
par laquelle Marx est parvenu à  remettre sur ses
pieds , dans une perspective concrète, historique et matérialiste,
la philosophie de la création de Fichte, a permis
de poser les fondements d'un humanisme total et
militant. En faisant de la pratique (selon l'enseignement
de Fichte mais en le démystifiant) la source et le critère
de toute vérité et de toute valeur, Marx n'a pas seulement
opéré la révolution la plus radicale en philosophie
en l'enracinant dans la terre des hommes, mais il a ouvert
les perspectives nouvelles de transformations sans
fin de la nature, de la société et de l'homme dans son
intériorité la plus profonde.
Le marxisme, loin de nous ramener à une étape « précritique»
de la philosophie, prolonge et accomplit le
mouvement fondamental de la philosophie moderne depuis
Descartes et qui atteignit avec la critique de Kant
a la pleine conscience de lui-même : l'homme ne peut
comprendre que ce qu'il a fait. Fichte a conduit à son
terme ultime l'exigence primordiale du rationalisme
moderne, en rejetant l'affirmation dogmatique d'un
« donné » et en plaçant au point de départ de sa réflexion
non pas un fait mais un acte. Ce qui permet
essentiellement au marxisme d'échapper à tout dogmatisme
c'est d'avoir, par un « renversement » et une démystification
de la conception fichtéenne, donné une signification
concrète, historique, matérialiste, au primat de la pratique.
Les exigences du combat primordial pour l'émancipation
sociale de l'homme ont conduit Marx à développer
pleinement, dans ses oeuvres maîtresses : dans le Manifeste
Communiste, dans le Capital, dans ses ouvrages
historiques comme Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte,
ce qui constitue son apport décisif : une méthodologie
de l’ initiative historique.
Marx ne nous a pas légué un système de lois, mais
l’art dialectique de les découvrir et de fonder sur leur
connaissance notre action créatrice.
L'oeuvre de Marx contient en germe les principes
d'une exploration de l'homme dans toutes ses dimensions:
pas seulement la dimension historique et militante
à laquelle Marx a consacré l'essentiel de ses recherches,
mais la dimension de la subjectivité et celle de la création
(que la théologie désigne en général sous le nom de
transcendance). Un champ immense est ouvert à la recherche
marxiste, à l'âge de la victoire du socialisme,
pour explorer toutes ces dimensions en  remettant sur
leurs pieds  et en intégrant, chemin faisant, toutes les
découvertes réalisées en ces domaines et en même temps
mystifiées par les chercheurs non-marxistes.
Le marxisme seul nous permet de saisir dans leur
totalité les gigantesques métamorphoses de notre monde
et de notre temps.
Du point de vue scientifique, il fait éclater toute limite
au libre déploiement de la recherche : son matérialisme
exigeant, en nous imposant constamment la référence
à une réalité extérieure à notre pensée, implique
une attitude permanente d'ouverture et d'accueil, une
incessante rupture avec la spéculation, le dogmatisme,
les systèmes clos ; il rappelle à la dialectique qu'elle
n'est pas seulement celle des concepts, mais celle d'une
réalité inépuisable et mouvante que vise le concept au delà
de lui-même, une dialectique interminable, celle de
la pratique et de la création humaine aux prises avec un
monde à transformer.
Du point de vue esthétique, il ouvre à la création esthétique
une perspective illimitée en ne définissant pas
l'art seulement comme un mode du connaître mais
d'abord comme un mode du faire en ne définissant jamais
le réalisme comme la copie des apparences du
réel, mais comme la saisie de ses lois profondes de
développement et la participation à la création d'une
réalité en devenir et d'un homme en train de se faire.
Du point de vue moral, il oppose à une éthique de la
révélation ou de la tradition fondée sur des commandements
éternels et un idéal immuable, comme aux sophistiques
de l'individualisme et aux libertés confondues
avec l'arbitraire et la gratuité, use conception historique
de l'homme, élaborant, détruisant, intégrant et dépassant
les normes de son action et ne se définissant lui même
que par le mouvement de cette création continue.
Le marxisme n'est pas seulement une philosophie de
notre temps. Il en est le sens.
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TABLE
PREFACE . . . . . . . 7
MARX AVANT LE MARXISME
Le lever du soleil de la Révolution française . 11
Le rêve faustien . . . . . 1 9
Le fleuve de feu : « Feuer-bach » 26
L'héritage fîchtéen et l'hérésie de Promethée 39
LE MARXISME : Une révolution en philosophie
Les trois sources . . . . . 57
L'aliénation du travail . . . . 68
La pratique et la « reconversion » des concepts
spéculatifs . . . . . 86
Le matérialisme historique . . . 92
Le matérialisme de Marx . . . . 109
La dialectique chez Marx . . . . 126
Dialectique et liberté 141

MARX ET L'ECONOMIE POLITIQUE
A. LA MÉTHODE DE MARX DANS LE CAPITAL . 160
1) Le matérialisme historique et l'économie
politique 176
2) L'aliénation du travail et le fétichisme
de la marchandise . . . . 180
3 ) La méthode dialectique en économie
politique 184
B. LES GRANDES DÉCOUVERTES DE MARX ET
LEUR ACTUALITÉ . . . . . 208
La valeur travail . . » . . 215
La plus-value et la paupérisation de la
classe ouvrière . . . . 222
Les contradictions du capitalisme et les
crises . . . . . . 233

KARL MARX ET LES LUTTES POLITIQUES
De l'utopie à la lutte de classes . . . 253
Stratégie et tactique . . . . . 266
L'Etat . . . . ' . . . 278
Marx fondateur des partis communistes et
ouvriers 284

CONCLUSION  296
CHRONOLOGIE SOMMAIRE DE L A VIE
ET DE L'OEUVRE DE K A R L MARX . 307