Palestine, Où et comment se feraient les deux Etats ?
La
carte montre comment nous sommes face à une Palestine réduite à de
minuscules morceaux éclatés, criblés de colonies, et sans continuité
territoriale. Les intervenants se posent alors la question : où se
feraient les deux états ? Les cartes sont mentales. Les frontières
inexistantes. Israël est partout, et la Palestine presque nulle part. « L’occupation est devenue indissociable d’Israël » (Gédéon Lévy6). Hassan Jabareen7,
explique comment juridiquement, l’Autorité palestinienne n’a aucun
pouvoir, et qu’à l’intérieur de la ligne verte nous sommes sous le même
régime dominé par le parlement israélien, la cour suprême israélienne et
l’armée israélienne. Il explique aussi comment Israël maîtrise le
moindre détail jusqu’à examiner des affaires entre voisins palestiniens
de Ramallah. L’autorité palestinienne n’a ainsi d’autre fonction que
celle de gérer l’administration des territoires occupés.
Le propos de Rital Bassil à propos du documentaire d'Eyal Sivan apparaît ne pas manquer d'intérêt.
Michel Peyret
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Rita Bassil, Contretemps
"Etat commun. Conversation potentielle", un documentaire d'Eyal Sivan, sortie en France le 9 octobre 2013.
Rita Bassil est journaliste, critique littéraire et poète. Elle a publié Beyrouth ou le Masque d’or en 2003 et L’eau se brise en éclats en 2008 aux éditions Dar An-Nahar. Elle nous livre ici son commentaire du documentaire intitulé Etat Commun, conversation potentielle (1) d’Eyal Sivan, sorti en salle en octobre dernier.
Il
s’agit de 24 interviews montées dans un documentaire par Eyal Sivan et
mises par écrit par Eyal Sivan et Eric Hazan dans un livre paru aux
éditions La Fabrique (Momento ! & La Fabrique Editions).
Réalisateur, producteur, essayiste, Eyal Sivan est né à Haïfa en 1964.
Il se fait connaître en France avec Route 181. Fragments d’un voyage en Palestine Israël, coréalisé
avec le palestinien Michel Khleifé. Cela lui vaut d’être traité par
Alain Finkielkraut de « juif antisémite » parce qu’il est
antisioniste.
« Si
les juifs étaient arrivés quelques part dans un pays en Europe en
disant : « Nous avons un Livre qui dit que ce pays est à nous », on les
aurait égorgés ou jetés dehors. Mais ils sont partis en Palestine. Et on
leur a proposé du café ? Un peu de terre ? Qu’est-ce qui vous ferait
plaisir ? Et voilà le résultat ». C’est sur cette ironique remarque de
Yaël Lerer2 que
s’ouvre le documentaire de Eytal Sivan, « Etat Commun, conversation
potentielle (1) » (produit et édité en livre par Momento ! et La
Fabrique éditions, dirigée par Eric Hazan3).
Un
israélien anti-sioniste engagé, Eyal Sivan, prend l’initiative inédite,
de faire rencontrer virtuellement des palestiniens et des israéliens,
dans le cadre d’un documentaire revenant sur le concept du partage du
territoire, contre la partition en deux états, Palestine/Israël, devenue
selon lui, irréalisable. Ce projet est celui de l’OLP en 1971. L’énoncé
est « nouveau », donc révolutionnaire, parce que même s’il est
contemporain à la naissance du mouvement sionisme l’impact de ses
combats marginaux est si faible que les voix sont inaudibles sans
recours à la censure.
Pour
développer l’idée de partage, Eyal Sivan rassemble une vingtaine de
palestiniens et israéliens adeptes de l’Etat Commun et de la
réconciliation. Ils sont chercheurs, professeurs de référence,
essayistes, écrivains, journalistes, politiciens, fondateurs et membres
de mouvements anti-coloniaux. Le montage triche pour mettre en scène la
parole (conversation potentielle) et l’écoute, et faire en sorte que les
interlocuteurs semblent s’adresser tout au long des deux heures aux
locuteurs. Les personnes parlent ou écoutent. Donc s’écoutent et
échangent dans un effort commun de réflexion vers une issue avec une
grande intelligence, dénuée d’accusations ou de victimisation, en dehors
des registres émotifs, avec le chiffre « un » dans le titre qui suggère
une continuité dans la réflexion, au-delà des deux heures du
documentaire.
Du côté gauche de l’écran prennent la parole les onze intervenants palestiniens4 et du côté droit les douze israéliens5 militants juifs anti-sionistes.
Le
documentaire commence par le constat de la disparition territoriale de
la Palestine à travers une chronologie numérique de la carte partant de
1946 à 2012. Un constat évident mais auquel résiste deux dénis, celui
(israélien) de l’expulsion et celui de la dépossession (palestinien et
arabe), d’où la prolongation du conflit dans un provisoire permanent.
La
carte montre comment nous sommes face à une Palestine réduite à de
minuscules morceaux éclatés, criblés de colonies, et sans continuité
territoriale. Les intervenants se posent alors la question : où se
feraient les deux états ? Les cartes sont mentales. Les frontières
inexistantes. Israël est partout, et la Palestine presque nulle part. « L’occupation est devenue indissociable d’Israël » (Gédéon Lévy6). Hassan Jabareen7,
explique comment juridiquement, l’Autorité palestinienne n’a aucun
pouvoir, et qu’à l’intérieur de la ligne verte nous sommes sous le même
régime dominé par le parlement israélien, la cour suprême israélienne et
l’armée israélienne. Il explique aussi comment Israël maîtrise le
moindre détail jusqu’à examiner des affaires entre voisins palestiniens
de Ramallah. L’autorité palestinienne n’a ainsi d’autre fonction que
celle de gérer l’administration des territoires occupés.
Suite
à un état des lieux condamnant fortement la politique de l’Etat hébreux
depuis 47, et à la dénonciation du déni de la nakba, de la catastrophe
palestinienne (« même les cartes scolaires israéliennes mentent » dénonce Nurit Peled-Elhanan8)
de la violation des territoires palestiniens, du système d’apartheid,
de l’exclusion du droit de vie, puisque les Palestiniens peuvent être
bombardés à tout moment, expulsés de leur propre terre et voir leur
maison détruite, commence la réflexion. Comment envisager la
réconciliation ? Le « pardon (…) processus, nouveau partenariat après un crime » (Ariella Azoulay9) ?
Il
ne s’agit pas d’un candide retour en arrière. Ni d’un gommage
historique, mais d’une volonté de réparation du passé. De la réparation
de la partition qui a conduit à l’expulsion (« Toute partition implique
un transfère de population » avait mis en garde Hannah Arendt avant la
Nakba). Le modèle sud-africain sert de référence à plusieurs
intervenants.
Par
ailleurs, les intervenants israéliens et palestiniens dénoncent le
concept de deux Etats, qui avait été fortement remis en question par
Edward Saïd au moment des accords d’Oslo, ce qui a provoqué son
isolement. Selon les intervenants, les deux Etats, une idée aussi
généreuse et audacieuse qu’elle peut paraître à un moment précis de
l’histoire, est une idée colonialiste, raciste, imposée par les
sionistes, les colonisateurs (« maîtres de la terre ») qui refusent de
vivre avec les indigènes (« enfants de la terre ») après avoir dépossédé
l’indigène de son territoire. « La proposition de la partition est
colonialiste et a le soutien international » dit Ilan Pappé10.
Eyal Sivan, pour dénoncer la xénophobie véhiculée par l’appareil
sioniste israélien, dit au public, le 9 Octobre, lors de la sortie du
documentaire à l’Espace Saint-Michel : « la seule ville occidentale du monde où il n’y a pas d’arabes, c’est Tel Aviv ».
Supposons
que nous voulons continuer à croire à la création de deux Etats,
comment les mettre en place ? Par une évacuation massive des colons
(comme le souhaite la gauche sioniste israélienne), par une potentielle
expulsion pacifiste des colons des territoires occupés par leurs parents
ou grands-parents, ou par la violence ? Aucun des palestiniens
interviewés ne désire de nouvelles victimes, de même qu’ils refusent de
transformer les bourreaux en victimes. Les Israéliens, nés depuis moins
de 60 ans, comme eux, « ont le même droit sur cette terre » répond Ala Hleihel11,
qui marque la différence entre la première génération de colons venue
d’Europe et la deuxième et troisième génération, nées sur le sol
israélo-palestinien.
Dans
le cas d’une évacuation massive des colons, qui serait un nouveau
drame historique, où iraient ces colons ? se demandent Ala Hleihel et
Amnon Raz-Krakotzkin12 ?
Construiraient-ils de nouvelles villes au détriment des Arabes ? Et
Raz-Krakotzkin demande à la gauche sioniste si elle a pensé au ressenti
des colons expulsés, qui vont devoir payer le prix des catastrophes
produites par la politique sionisme.
« Je ne suis pas pour une intégration forcée mais pour une intégration éthique obligatoirement » dit Omar Barghouti13. Dans plusieurs pays du monde, les ex-colonisateurs cohabitent avec les ex-colonisés et forment un pays.
La
condition pour pouvoir cohabiter, et donc créer un Etat binational, est
pour tous les intervenants des deux bords, d’en finir avec
l’occupation, le colonialisme, et détruire le sionisme. Pour qu’un Etat
binational soit possible, « tous les Israéliens doivent renoncer à une
partie de leur droits » selon Amnon Raz-Krakotzkin et Hisham Naffaa’a14. En finir également avec la peur israélienne, la source de leur agressivité permanente : « Le juif ne se débarrassera de sa peur que lorsqu’il se débarrassera du sionisme » dit Raz-Krakotzkin.
La
peur paralysante de l’éternel provisoire, c’est le droit de retour des
réfugiés, le cœur du conflit. « Il faut arrêter de mentir et parler
clairement du droit de retour » s’indigne Hisham Naffaa’a.
«
La société israélienne continuera d’être une société folle, malade,
schizophrène, incapable de vivre avec le monde qui l’entoure, ni avec
elle-même, si elle ne se libère pas des démons de 1948. Ce sont ces
démons qui nous rendent fous. Ce ne sont pas les frontières, ni le
Hezbollah… Ces problèmes peuvent se résoudre facilement par des
solutions politiques » dit Michel Warschawski15.
Et cette peur est maintenue par « les
deux sources de légitimité que se reconnaît Israël, la Bible et
Auschwitz. Il faut construire un autre modèle sur des bases moins folles
que la Bible qui invente l’apocalypse, et Auschwitz qui fait de
l’apocalypse une partie de la réalité (…) Pour penser l’existence juive
autrement, il faut revenir aux sources juives médiévales, où l’identité
juive s’enracine dans le monde musulman »(Raz-Krakotzkin).
La peur du droit de retour fait que les israéliens sont obsédés par la
démographie, parce qu’ils tiennent à être une démocratie. Ce que la
théocratie israélienne est loin d’être. La question de deux états
devrait être géographique et non pas démocratique : « et si c’est un Etat démocratique, il doit être égalitaire »(Michel Warschawski).
Le
conflit, résume Jabareen, tourne autour de deux questions : le droit au
retour حق العودة (des réfugiés) et la loi du retour قانون العودة (des
juifs). Il n’est donc pas question pour les intervenants d’expulser en
masse les colons, tout comme il est irréaliste de concevoir que les
réfugiés (6 millions) vont retourner en masse, en même temps, « comme un seul homme, à la même seconde », un fantasme véhiculé par les sionistes pour rendre impossible l’idée de retour selon Sandy Hilal16 :
« Celui
qui vit à Damas ne va pas forcément retourner dans son village
d’origine, redevenir paysan comme son grand-père et habiter sous un
arbre, comme s’il n’avait pas le choix d’aller vivre à Tel-Aviv ou
ailleurs. Que veut dire pour nous palestiniens, le droit au retour ?
J’aimerais poser la question à tous les palestiniens. C’est revenir tous
ensemble aux lieux d’origine et éliminer 60 ans de vie, de joie, de
tristesse, de voisinage, et d’amitié ?… Haïfa et Amman ne se situent
qu’à une heure et demie de route. Il est facile de vivre dans un endroit
et travailler dans un autre. La question du retour est beaucoup plus
grande que la question d’un Etat ou deux Etats ».
La
loi du retour diffère du droit au retour. Yaël Lerer propose de
comparer le droit au retour des réfugiés palestiniens au rapport établi
entre les israéliens et l’Europe. Un juif devient automatiquement
citoyen dès son arrivée en Israël, et bénéficie de tous ses droits,
même celui de vote, même s’il ne parle pas la langue, alors qu’un
expulsé n’a pas le droit de revenir dans son pays. Les juifs venus en
Israël (après leur destruction en Europe) ont conservé des droits en
Europe, ils possèdent des passeports, parfois des maisons en Europe
récupérées, mais ne s’y installent pas forcément. Il s’agit de la
réparation d’une injustice historique :
« Les
Palestiniens ont été expulsés, leurs biens confisqués et on leur a ôté
leur nationalité, et leurs descendants doivent récupérer ces droits.
C’est ça le droit de retour. Il s’agit d’abord d’un droit privé.
Personne n’a le droit, ni l’Autorité palestinienne, ni l’OLP, d’y
renoncer ou de le marchander, tout comme Israël n’a pas le droit de
renoncer aux droits des juifs d’Irak ».
Le
film, sans être confronté à la censure, a du mal à se faire distribuer
en Israël. D’ailleurs Eyal Sivan a déjà eu le privilège, comme tous ses
camarades militants de se faire traiter de « juif antisémite », de juif
ayant « la haine de soi », par la propagande habituelle sioniste. Le
documentaire et le livre ont eu très peu d’échos à leur sortie en France
parce que « la
France est un pays gagné par le sionisme, non pas pour des raisons
israélo-palestiniennes, mais pour des raisons franco-françaises, qui
sont le gros problème qu’a la France avec son propre passé colonial » (Eyal Sivan, Rue 89).
Et le film ne sortira pas non plus dans les pays arabes vu qu’il s’agit
d’un « produit » israélien, donc boycotté automatiquement. Mais, le
concept de partage, aussi utopique qu’il paraît aujourd’hui, finira
peut-être par s’imposer de lui-même, si l’on garde en tête tous les cas
qu’a présenté l’histoire jusque là, et les exemples dont nombreux dans
le documentaire.
On
attendrait, afin de pouvoir rendre plus réalisable l’idée d’un Etat
commun, abandonnée aujourd’hui par la majorité des Israéliens et des
Palestiniens, confrontant les murs psychologiques et les frontières
illusoires, un « Etat Commun, conversation potentielle (2) », où on
passerait aux propositions concrètes d’une stratégie exposant un plan de
partage. D’ailleurs, lors de la sortie nationale du documentaire, Eric
Hazan a évoqué une possibilité d’un tome 2, qui donnerait la parole à
ceux qui n’adhèrent pas à la construction d’un Etat binational commun,
ou à ceux qui le qualifient d’utopique.
1.Israël, Palestine : L’égalité ou rien, titre de l’essai d’Edward Saïd, paru aux éditions La Fabrique
2.Yaël
Lerer vit à Tel Aviv, elle est essayiste, fondatrice des éditions
Andalus à Tel-Aviv, spécialisée dans la publication de littérature arabe
en hébreu et ancienne assistante du député Azmi Bishara.
4.Ala
Hlehel, Hisham Nafa’a, Haneen Zouabi, Omar Barghouti Hassan Jabareen,
Sandi Hilal, Salman Natour, Nadim Rouhana, Rozeen Bisharat, Leila
Fersakh, Khaled Ziade.
5.Ilan
Pappé, Gideon Lévy, Yaël Lerer, Amnon Raz-Krakotzkin, Michel
Warschawski, Ayelet Hadad-Zviel, Ruchama Marton, Haim Hanegbi, Ariella
Azoulay, Meron Benvenisti, Nurit Peled-Elhanan, et Yehouda Shenhav.
7.Vit
à Haifa. Juriste, enseignant de droit. Fondateur et dirigeant de Adalah
(The Legal Center for Arab Minority Rights in Israel).
8.Vit
à Motza. Professeur de linguistique et éducation à l'Université
hébraïque de Jérusalem. Prix Sakharov pour les droits de l'homme et la
liberté d'expression 2001.
9.Vit à Tel-Aviv. Professeur de Culture visuelle et de Philosophie contemporaine. Commissaire d'exposition et cinéaste.
10.Vit
à Tivon et Exeter (GB). Historien, auteur de nombreux ouvrages sur la
question palestinienne.Directeur du Centre d'Etudes Palestiniennes à
Exeter, GB.
11.Vit à Saint-Jean D'acre (Aka), écrivain et scénariste. Fondateur et animateur du magazinewww.qadita.net
12.Vit
à Jérusalem. Historien et enseignant de l’histoire du judaïsme à
l’université Ben Gourion, il dirige le département des Etudes
interdisciplinaires.
13.Vit
à Ramallah. Chercheur et Auteur. Membre-fondateur de la Campagne
palestinienne pour le boycott culturel et académique d'Israël. (PACBI).
14.Vit à Haifa, journalist militant politique, rédacteur au Journal du PC israélien Al-Itihad. éditorialiste à al-Akhabar.
15.Vit
à Jérusalem, Journaliste et essayiste, Militant de la Ligue Marxiste
révolutionnaire (ex-Matzpen), cofondateur du AIC (Centre d'Information
Alternative).
16.Vit
à Beit Sahour, Architecte et enseignant, Membre-fondateur de The
Decolonizing Architecture Institute (DAAR) conseillère auprès de
l'UNRWA.