L’HUMANISME DU MARXISME OFFICIEL.
Selon
Roger Garaudy, qui représentait la pensée officielle des Partis
communistes français et Soviétiques : « L’humanisme marxiste, s’il ne
place rien au-dessus de l’homme, n’est pas un humanisme clos. Il entend
ne limiter l’homme à aucune de ses réalisations » (Roger Garaudy : Perspective de l’Homme, p. 316. P.U.F. 1959).
On
reconnaît ici le projet de faire naître l’homme total cher à Karl Marx,
épanoui à la fois intellectuellement et manuellement, individuellement
et socialement. Si cet idéal a autant de succès aujourd’hui, c’est qu’il
répond à l’aspiration de centaines de millions d’hommes, insuffisamment
nourris, mal logés, mal éduqués, livrés à des dirigeants égoïstes et
autoritaires.
Mais
on doit justement se demander si la théorie actuelle du Marxisme —
vieille déjà de plus d’un siècle— est capable de satisfaire aujourd’hui
les besoins de l’homme en sécurité matérielle et en activité
spirituelle. En effet, ces besoins sont devenus énormes, étant donné les
succès de la Science et du Machinisme. L’extension d’une Science et
d’une Technique où triomphe l’esprit rationnel n’emporte-t-elle pas
l’espèce dans un devenir imprévisible ? Le pouvoir créateur de l’homme
n’a-t-il pas transformé d’ores et déjà la Terre en une seule Société,
animée par un seul Esprit ? Cet Esprit de l’homme ne peut souffrir de se
sentir limité, enfermé, et il n’aura de cesse que l’éclaircissement du
mystère des origines et de la fin de l’univers ne lui découvre, en
arrière et en avant, le champ d’une durée infinie… C’est le dialogue
avec l’univers et avec l’infini que recherche la pensée humaine, ce
n’est pas le combat hégélien contre une Nature hostile.
Mais
justement, est-ce que la philosophie du Marxisme officiel contemporain
ne limite pas finalement l’homme ; en arrière par la matière, et en
avant par l’idée a priori de la Société communiste ?
« L’humanisme marxiste, écrit Garaudy, est matérialiste et communiste » (Roger Garaudy : Perspectives de l’Homme, p. 317, P.U.F. 1959).
Matérialiste,
parce que notre origine serait la matière ; et communiste, parce que
l’Histoire nous conduirait fatalement à une société communiste. Mais
n’est-il pas aussi limitatif de faire descendre l’homme de la matière
que de le faire naître de la volonté arbitraire d’un Dieu tout puissant ?
Et ce Dieu ou cette Matière, d’où proviennent-ils à leur tour ? C’est
faire reculer le problème des origines, ce n’est pas le résoudre.
L’homme qui veut connaître honnêtement le fond des choses ne peut être
ici satisfait. Et pourquoi la libération de l’espèce devrait-elle passer
nécessairement, et dans tous les pays, par une société communiste ? De
plus, vouloir pour l’avenir une société où l’homme s’épanouisse, est-ce
là un idéal capable de nous faire renoncer dans le présent à tout
orgueil, à toute injustice, à toute violence ?
En
réalité, toute rêverie sur les origines et sur la fin de l’existence
humaine tend à nous faire oublier le problème social, le problème de nos
rapports actuels, qu’il faudrait délivrer de l’orgueil et de
l’exploitation. N’est-il pas évident que la pacification des rapports
humains exige la fin des conflits entre les Mythes concernant les
origines et la fin du monde ? Comment le problème des rapports du Moi
avec l’Autre, ou du Moi avec la mort pourrait-il trouver sa solution
dans quelque « matérialisme » ou dans quelque « spiritualisme »
préfabriqués ?
La
solution au problème de notre existence n’est-elle pas dans l’avènement
d’une reliance concrète de l’individu avec les autres hommes et avec le
monde ? Or, une telle reliance ne saurait s’accommoder d’aucune
étiquette politique ou religieuse, un tel lien consistant dans une
synthèse spontanée du moi et d’autrui, et de l’individu à l’univers,
sans arrière-pensée confessionnelle. Est-ce que l’élan créateur, chez
l’artiste ou le savant, est de droite ou de gauche ? Ainsi l’élan
d’amitié pure, l’humain originel, n’est-il d’aucune obédience.
« La théorie des classes — écrit Garaudy — et de leurs luttes est la base de l’Histoire marxiste » (Roger Garaudy : Perspectives de l’Homme, p. 319, P.U.F. 1959).
La matière aurait d’abord produit la vie, dont l’évolution aurait abouti à l’homme et à la pensée.
Ensuite,
le travail de la matière par l’homme aurait abouti à la formation des
classes sociales. Enfin, le conflit des classes sociales évoluerait
fatalement vers le triomphe politique du Prolétariat, dont sortirait,
non moins fatalement, la société communiste. L’évolution de l’univers…
le devenir de l’Histoire… l’aboutissement de la vie sur la Terre…, on a
l’impression que cette immense aventure n’est pas seulement conduite par
une finalité anthropomorphe, elle est devenue une aventure communiste !
On
a vu que Sartre refuse de se laisser avaler par ce gigantesque
finalisme de la Nature, supposé par le Matérialisme dialectique. Il s’en
tient à la croyance dans le pouvoir libérateur de l’Histoire-violente.
Quant à Camus, il va plus loin encore, puisqu’il refuse même de croire à
la vertu libératrice du « devenir historique ». Camus ne voit dans
cette théorie qu’une affirmation tout juste bonne à justifier les pires
violences des nouveaux César, violences perpétrées avec la ferveur d’un
rite religieux, dès lors qu’elles vont dans le sens supposé de
l’Histoire.
Nous
touchons ici, encore une fois, au fond de l’impasse où vont buter tous
les humanismes de combat : Humanisme héroïque, Humanismes
existentialistes ou marxistes. Aucune de ces visions du monde ne tient
compte du fait que l’état de division et de compétition où l’humanité se
débat depuis 4.000 ans est aujourd’hui devenu une menace de mort pour
la civilisation (À consulter : A. Niel : La Crise de la Civilisation.
Courrier du Livre). Aucune de ces visions de l’homme ne consiste dans
un progrès réel vers l’affranchissement de notre état de division et de
malheur.
Les
humanismes anthropomorphes, malgré leur valeur esthétique ou leur
pouvoir d’analyse, restent impuissants à fonder une vision du monde qui
tende à dissoudre dès aujourd’hui, les antagonismes des Nations, des
classes sociales, des Religions et des individus, une vision du monde
qui incite tous les hommes présents à s’unir dans une action fraternelle
et constructive.