Roger Garaudy: une ambition
planétaire
Mercredi, 12
Avril, 1995
Le
philosophe Roger Garaudy n'est pas un inconnu pour les lecteurs de «l'Humanité». Depuis qu'il a été
exclu du PCF en 1970, son cheminement singulier, du christianisme à la religion
musulmane, n'a pas dévié de la grande route de la libération humaine.
Y a-t-il une
constance de principe dans votre appel à voter Robert Hue?.
Je n'ai
aucune hésitation à voter pour Robert Hue par fidélité au marxisme qui, depuis
soixante ans, m'aide à comprendre le monde car, en dépit des criailleries, pour
ma part, j'avais dit en 1970 que l'Union soviétique n'était pas un pays
socialiste, et par conséquent, ce qui s'est effondré avec l'Union soviétique,
ce n'est pas le marxisme, c'est sa caricature, comme je l'ai montré dans
«Souviens-toi! Brève histoire de l'Union soviétique» (1). Le marxisme est en
effet plus vivant que jamais. Il y a deux grands théoriciens du capitalisme,
Adam Smith, prétendant que si chacun poursuit son intérêt personnel, l'intérêt
général sera réalisé; et Karl Marx disant, à partir de la critique de Smith,
que le capitalisme créera de grandes richesses, mais aussi d'immenses misères.
On voit
aujourd'hui qui avait raison...
Les choses
sont claires. Nous vivons dans un monde cassé entre le Nord et le Sud, entre
ceux qui ont et ceux qui n'ont pas, au Nord comme au Sud. Les 20% les plus
riches de la planète disposent de 83% du revenu mondial; les 20% les plus
pauvres de 1,4%. Le résultat de cette cassure, c'est que 40 millions d'êtres
humains meurent chaque année de malnutrition ou de faim. C'est dire que le
modèle de croissance de l'Occident coûte au monde l'équivalent d'un Hiroshima
tous les deux jours. Dans le monde industrialisé, l'on dépasse les 30 millions
de chômeurs. Certains prétendent que la croissance réduira le chômage. Or, la
productivité accrue par les sciences et les techniques chasse l'homme de
l'entreprise. Là encore, je me sens tout à fait aux côtés de Hue lorsqu'il
propose que cette croissance ne profite pas seulement aux propriétaires des
moyens de production, mais que la durée du travail soit indexée sur les progrès
de productivité.
Cela
permettrait-il de s'attaquer au chômage?
On nous
promet, avec l'Europe, un marché de 300 millions de clients, en omettant de
dire qu'il s'agit de 300 millions de concurrents sur le marché du travail. Et,
là encore, je suis heureux que Hue ait placé la lutte contre Maastricht au
centre de sa campagne. Il devient en effet chaque jour plus clair que Maastricht
est une cause majeure des malheurs des Français, non seulement des agriculteurs
en exigeant des jachères, mais de tous les travailleurs en encourageant, sous
prétexte de compétitivité européenne, le nivellement par le bas des conditions
de travail (sous le nom de flexibilité), en liquidant toutes nos industries, de
l'aviation à l'informatique, en bafouant notre culture par l'invasion du cinéma
et de la télévision américains, et en faisant de notre armée les supplétifs des
interventions impérialistes.
Rien à
espérer, donc, dans le cadre du traité de Maastricht et de ses prolongements?
Le traité de
Maastricht répète à trois reprises que l'Europe ne peut être que le pilier
européen de l'Alliance atlantique. Comment donc inverser les actuelles dérives pour
résoudre à la fois le problème du chômage, celui de la faim dans le monde et
celui de l'immigration qui sont un seul et même problème, comme je l'ai montré
dans mon dernier livre «Vers une guerre de religion? Le débat du siècle» (2),
en montrant que ce n'est pas une guerre contre l'islam ni contre le marxisme,
mais contre tous ceux pour qui la vie a un sens et pour qui le monde est un,
une guerre donc contre cette religion dominante et qui n'ose pas dire son nom,
le monothéisme du marché et l'idolâtrie de l'argent. Comme solution concrète et
déterminante au problème de chômage, c'est un changement radical de nos
rapports avec le tiers-monde. Tant que les trois cinquièmes du monde seront
insolvables, subsisteront le chômage, la faim et l'immigration.
Quels
remèdes préconisez-vous?
D'abord
l'abolition de la dette. Le mot même est un mensonge. Qui rendra au Pérou les
185.000 kilogrammes d'or qui lui ont été pillés? Les pays du Sud sont endettés
parce que cinq cents ans de colonisation ont déstructuré leurs économies pour
en faire des appendices des économies de la métropole. Et, enfin, cette dette
est remboursée depuis longtemps. Par exemple: l'Algérie doit 26 milliards de
dollars et paie, chaque année, 8 milliards de dollars pour le remboursement du
capital et des intérêts. Ensuite, suppression de toute aide aux gouvernements.
La France dépense chaque année 40 milliards de francs sous prétexte d'aide au
développement; 95% de cette masse n'est pas de l'aide, elle est absorbée, d'une
part par les bénéficiaires comme Mobutu, soit pour acheter des armements contre
leur propre peuple, soit pour exporter, comme si c'était leurs biens propres,
ceux-ci dans les banques et les paradis fiscaux.
Enfin, des
prêts publics ou privés doivent être accordés directement aux organisations de
base (coopératives, syndicats ou groupements de producteurs) et pour des
projets précis d'utilité publique en priorité pour les régions agraires et
l'autosuffisance alimentaire (équipements agricoles, forages de puits,
construction de routes, d'écoles...). Là encore, seul le Parti communiste peut
transformer ces rapports. Tant que trois milliards d'êtres humains sur cinq
demeurent insolvables, il ne s'agit pas de mondialisation, mais
d'américanisation et de marchandisation.
Contre les
mirages de la croissance aveugle et de l'Europe, l'exigence des reconversions
nécessaires peut créer des millions d'emplois et viser ce que Marx considérait
comme le but essentiel du socialisme: donner à tous les enfants, à toutes les
femmes, à tous les hommes, à quelque civilisation qu'ils appartiennent, les
moyens économiques, politiques, culturels de développer pleinement toutes les
richesses qu'ils portent en eux.
Entretien réalisé par ARNAUD SPIRE
(1)
«Souviens-toi! Brève histoire de l'Union soviétique». Editions Le Temps des
Cerises, 1994. 128 pages, 80 francs.
(2) «Vers
une guerre de religion? Le débat du siècle». Préface: Leonardo Boff. Editions
Desclée de Brouwer, 1995. 182 pages, 98 francs.
Lire l'ébauche d'une lettre de Garaudy à Robert Hue au format PDF (1995?): voir
la page "Fichiers"
Robert Hue publie actuellement un livre:
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