10 mars 2018

Mai 68 - Mai 2018 (9). La logique et la loi


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2. Pour faire court, et ne pas revenir pour la logique et la loi à ce que nous avons dit du concept et de son efficacité au niveau des objets de la nature ou des outils, retenons seulement son application à ce qu'il est convenu d'appeler les « sciences humaines » ou le « socialisme
scientifique ». La logique, dans son analyse des relations entre concepts, part du même postulat que le concept : de même que le concept prétendait reconstruire, sans résidu, l'objet, la logique entend reproduire, dans son enchaînement de concepts, les relations et les
mouvements du réel. Ce qui, répétons-le, est parfaitement respectable et efficace à un certain niveau : celui où l'abstraction ne prive pas l'objet de sa caractéristique fondamentale.
En est-il ainsi à l'échelle de l'homme et de son histoire, de
l'économie politique, de la psychologie, de la sociologie ou du socialisme scientifique ?

D'Auguste Comte en Durkheim, de Pavlov en Jacques Monod, de
Hegel en Staline, on n'a jamais dissimulé que l'on appliquait
consciemment à l'homme les méthodes et les lois qui avaient fait leurs
preuves dans les sciences de la nature. Que Durkheim calque les
Règles de la méthode sociologique 3 sur celles de l'empirisme positiviste
de Stuart Mill ; que Jacques Monod applique les lois de la
cybernétique, qui faisaient merveille en génétique, à l'ensemble de
l'évolution, y compris celle de l'homme ; que Staline fasse de la
dialectique de l'histoire et de ses révolutions un cas particulier des lois
« universelles » de la dialectique de la nature, la démarche est, dans
chaque cas, la même : c'est celle de Descartes appliquant les lois de la
mécanique au comportement animal, celle de La Mettrie les appliquant
à son tour au comportement humain dans un livre dont le titre
avait le mérite de définir le programme : l'Homme machine.
L'économiste « classique » procède de même — mais sans le dire —
lorsqu'il établit ses « lois » en réduisant l'homme à deux dimensions
seulement : celle de travailleur et de consommateur, de travailleur
robot et de consommateur avide, l'un et l'autre étant mus par le seul
intérêt. Il y a là non pas une science mais une idéologie de
justification, d'autant plus mystificatrice qu'elle a introduit subrepticement
(peut-être même inconsciemment) un postulat caché de ce
qu'elle fait passer pour science : le principe même de la société
capitaliste, celui de Hobbes et des « utilitaristes anglais », qui
considéraient comme « psychologie de l'homme » la psychologie
moyenne du bourgeois de leur temps.
Nous pourrions faire une démonstration analogue pour l'adversaire
direct de cette « économie classique » : le « socialisme scientifique ».
Lui aussi ne peut établir de lois économiques ou de lois historiques
que de l'homme « aliéné », c'est-à-dire d'un homme à ce point mutilé
de sa dimension proprement humaine que son histoire ressemble plus
ou moins à l'évolution naturelle. En bref, disons que les « sciences
humaines » nous apprennent beaucoup de choses sur l'homme, sauf
ce qu'est l'homme.
Le « postulat subreptice » de ces « sciences humaines » est celui-ci:
dans un monde d'aliénation et de manipulation on appelle
« homme » l'homme aliéné et, retrouvant, au terme de la « recherche»,
ce que l'on avait introduit au début, on réalise ainsi, sous
l'enseigne de la « science », une autre idéologie de justification et de
manipulation.
L'histoire « scientifique » est l'histoire de l'homme aliéné.
Le socialisme « scientifique » est le prolongement de cette histoire
et de son aliénation.
Car le socialisme peut être scientifique dans ses moyens (les
techniques d'organisation ou de stratégie, fonctions des aliénations
existantes), mais le choix de devenir un militant, le choix d'accepter
dans le combat pour le socialisme le sacrifice de sa propre vie ne
peuvent s'imposer par raison démonstrative ou par voie scientifique.
C'est un choix, un acte de foi, un postulat.
Alors que les sciences de la nature exigent que le sujet s'efface
autant que possible devant l'objet, la connaissance exigée pour la
saisie des créations humaines (des arts, des mysticismes, des prophetismes,
des initiatives révolutionnaires, comme de la poésie ou de
l'amour) exige que le sujet qui cherche à « comprendre » s'identifie
au sujet acteur et créateur : l'objet ne peut être compris que par le
concept, le sujet ne peut être atteint que par l'amour, le projet ne peut
être désigné que par le mythe, l'utopie ou le poème. Plus prosaïquement
encore : une chose est de connaître les causes et les effets
chimiques ou biologiques de l'ivresse, autre chose d'éprouver
l'ivresse. Une chose d'écrire un Traité des passions, autre chose
d'aimer. Une chose de théoriser sur la révolution, autre chose de la
décider et de l'accomplir. Une chose d'être historien, autre chose de
changer le cours de l'histoire. Dans chaque cas, il ne s'agit pas
d'exclure l'un des deux termes, mais d'être conscient de leur
différence.

Roger Garaudy, in "Appel aux vivants", extrait.   A SUIVRE ICI