Les
Églises actuelles.
Les
Églises et les religions peuvent-elles nous désigner des fins ou
nous
aider à les découvrir ? C'est en principe leur mission de dire ce
qu'est
Dieu et ce qu'est l'homme. Accomplissent-elles aujourd'hui
cette
mission ? Sans doute le pourraient-elles si, au lieu d'utiliser un
dogmatisme
aussi périmé que celui du scientisme qui le combat, elles
acceptaient
de se mettre elles-mêmes en question, de reconnaître
leurs
propres postulats et, par là même, de ne plus faire de la religion
une
aliénation de la foi, pour reprendre une expression de Paul
Ricoeur.
Mais
l'Église (l'Église dominante en France comme en Italie,
l'Église
catholique romaine — hélas trop romaine !),^du moins dans
son
enseignement officiel, de saint Anselme à saint Thomas, et du
Concile
de Trente à l'Encyclique Humani generis, a cherché ses
«
preuves » dans l'arsenal de ce rationalisme infirme qui est le père du
théisme
et de l'athéisme, ces deux frères jumeaux parce qu'ils partent,
sans
l'avouer, de la même conception anthropomorphique de Dieu,
considéré
à l'image d'un roi tout-puissant, d'un législateur moral ou
d'un
concept.
Essayons
donc de suivre une démarche inverse de celle du scientiste
ou du
technocrate, qui, se posant toujours la question du « comment
» et
jamais celle du « pourquoi », toujours la question des
moyens
et jamais celle des fins, se contentent de remonter d'effets en
causes,
de séquences régulières de faits à leurs antécédents? Nous
inverserons
du même coup la démarche des théologiens dogmatiques
qui
suivent le même chemin pour ériger l'arsenal de leurs « preuves »
en
croyant découvrir, sans aucun postulat, une « cause première »,
une «
fin dernière », en un principe absolu au bout de leur chaîne de
concepts.
Que
saint Thomas ait tonsuré Aristote n'empêche nullement que sa
pensée
soit coulée dans le même moule, et que ce dont il administre la
«
preuve » n'a rien à voir avec le christianisme : il essaye de tirer,
d'un
monde déjà découpé en concepts, puis noué par une logique
abstraite,
un Dieu aussi exsangue que l'appareil conceptuel dont on l'a
si
laborieusement extrait. Cela n'a pas empêché les chefs de l'Église
catholique,
jusqu'au XXe siècle, de
décerner un brevet d'exclusivité à
ce
système ruineux du thomisme, dont saint Thomas lui-même, peu
avant
sa mort, avait soupçonné le néant.
Ce fut
bien pire après Descartes lorsque, adoptant son système
comme
dernier mot de la science (après en avoir d'ailleurs interdit
« sous
peine de mort » l'enseignement à la Sorbonne), on essaya, de
Malebranche
à Spinoza, de rebâtir des théologies sur la base de sa
métaphysique,
de cette métaphysique qui n'était pour lui qu'un
« fondement
» à sa physique.
Se
plaçant ainsi sur le même terrain du rationalisme infirme que ses
adversaires,
la théologie se condamnait à un triste destin : celui de
livrer
des combats d'arrière-garde contre chaque conquête de la
science
et de loger dans ses failles provisoires son dieu bouche-trou :
de
l'astronomie de Galilée à la biologie de Darwin et à la psychanalyse
de
Freud, quitte, après chaque défaite, et lorsque la position devenait
intenable,
à entreprendre de les récupérer. Ainsi furent bâties des
cosmologies
plus ou moins fantaisistes à coups d'extrapolations des
données
positivistes des diverses sciences : l'évolutionnisme transmuté
en
doctrine de la finalité globale orientée vers un dieu cosmique,
le
passage d'une conception de la matière comme substance à une
conception
de la matière comme énergie hâtivement interprété
comme
une « preuve » de l'idéalisme, la découverte de 1' « indétermination
» des
particules utilisées comme moyen d'introduire la
«
liberté » au niveau déjà de la nature, les théories astronomiques de
l’ «
expansion » manipulées pour donner crédit à la « création » et
même à
en fixer la date. Toutes ces astuces, naïves ou rouées,
aboutissent
au salmigondis philosophico-théosophique de la « gnose
de
Princeton ».
La
critique radicale de ceux que Paul Ricoeur appela « les maîtres
du
soupçon » (Marx, Nietzsche, Freud) a rendu le plus grand service à
la foi
chrétienne, en la débarrassant du dieu gendarme de Constantin,
du dieu
de la Sainte-Alliance et de sa « morale » complice de toutes
les
dominations, comme du dieu froid des philosophes. Ils ont fait
place
nette pour un renouveau du christianisme.
Il
était bon qu'il fût dit clairement, grâce à eux, que ce dieu du
théisme
traditionnel, conçu à l'image d'un roi, d'un juge ou d'un
concept,
n'a rien à voir avec la foi chrétienne. Que la foi chrétienne
n'impose
pas, comme un préalable, la croyance en un tel dieu dont
Jésus
de Nazareth ne serait plus qu'une illustration historique.
Ajoutons
même, avec le Père Jean Cardonnel, qu'on ne peut pas
avoir
foi en même temps en un dieu tout-puissant et en Jésus-Christ
crucifié.
Le dieu
tout-puissant de la conception théiste de la religion, c'est
celui
des pharaons d'Egypte qui était dieu et roi, celui des Cités-États
de la
Grèce, où Athéna s'identifie facilement avec Athènes. Ce dieu
c'est
Zeus, ou encore le dieu des Romains identifié à César, à
l'empereur.
Karl Marx nous a débarrassés de cet opium. Qu'est-ce
que le
christianisme a à voir avec de tels dieux? Le Christ crucifié,
c'est
le contraire de ces images de la puissance. L'on ne peut
confondre
l'Olympe et le Golgotha.
Le dieu
législateur moral est le dieu d'Hammourabi dictant les lois
d'un
empire. C'est, de Moïse à Kant, le dieu de tous les dualismes,
opposant
le Bien et le Mal de si habile manière que le Bien était
toujours
conforme aux intérêts des classes dominantes. Nietzsche et,
après
lui, Freud, nous libérant, à propos de Moïse, de cette image du
« Père
», ont assaini l'atmosphère du ciel.
Le dieu
concept, c'est celui que Platon identifie à l'idée du Bien audelà
de
l'horizon des concepts. C'est aussi le « moteur immobile »
d'Aristote.
C'est le dieu de saint Anselme : « Il existe un être tel que
rien de
plus grand ne peut être conçu, et il existe à la fois dans
l'entendement
et dans la réalité. » Fier de sa trouvaille, il concluait :
« Seul
le fou a dit en son coeur : il n'y a pas de Dieu. » A quoi un
moine
de Marmoutier, Gaunilon, répondait, « au nom du fou »,
qu'entre
la réalité et le concept il n'y avait qu'un passage à sens
unique
: on peut aller de la réalité au concept (par voie d'appauvrissement)
mais
non du concept à la réalité. Ce qui n'a pas empêché
Descartes
de reprendre à son compte ce sophisme.
Nous
reviendrons sur ces problèmes lorsque nous réfléchirons sur
l'apport
chrétien. Pour l'instant, nous tenons seulement à montrer que
la foi
ne passe pas par le refus de ce théisme, pas plus que par le refus
de
l'athéisme, et pour les mêmes raisons.
L'athéisme
n'est qu'un théisme inversé. Il repose sur la même
image
de Dieu. Il fonde le même type d'action : à partir de ce théisme
comme
de cet athéisme l'on ne peut aboutir qu'à un système
autoritaire
et conservateur.
Dire «
matière » là où l'autre dit « esprit » ne change rien à
l'affaire,
car, dans l'une ou l'autre de ces « réductions », on est, bon
gré mal
gré, contraint de rajouter à la matière quelques-unes des
caractéristiques
de l'esprit, ou, à l'esprit, quelques-unes des propriétés
de la
matière. Dans les deux cas on ne retient de la réalité qu'un
squelette
conceptuel et logicien.
Dire «
progrès » là où l'autre disait « providence » ne change rien à
l'affaire,
car, dans les deux cas, l'avenir est un scénario déjà écrit, et
l'homme
est privé de la responsabilité de son histoire sur le prolongement
du
passé et du présent.
Dire «
homme » là où le théisme disait « Dieu » ne change rien à
l'affaire,
comme l'a merveilleusement montré l'exemple de Feuerbach
et,
après lui, celui des théologiens de la « mort de Dieu ». L'appauvrissement
ne
vient pas de ce que l'on ne parle plus de Dieu, mais de
ce que
l'on part d'une conception réductionniste de l'homme faisant
abstraction
de sa dimension transcendante. Un athéisme prométhéen
ou
faustien, c'est-à-dire fondé sur l'individualisme et le rationalisme
scientistes
de la Renaissance, peut tout au plus inspirer un socialisme
fondé
sur le modèle de croissance du capitalisme. Il porte en lui les
mêmes
germes de fermeture et de despotisme que le théisme dont il
prend
la place.
On peut
enfin, si l'on reste captif des illusions individualistes et
rationalistes
de l'Occident, garder seulement la nostalgie de toutes les
dimensions
perdues, et on aboutit aux philosophies de l'absurde. On a
ignoré
le rapport humain fondamental, c'est-à-dire le rapport avec
l'autre.
Alors, enfermé dans son insularité cartésienne, on écrit :
«
l'enfer, c'est les autres ». On a méprisé tout ce qui n'était pas le
concept.
Prisonnier de cette cage conceptuelle, on écrit : « l'homme
est une
passion inutile ». La liberté n'est plus que le pouvoir de dire
non. Le
fantôme d'un dieu maître de morale fait dire : « si Dieu
n'existe
pas tout est possible » et « il revient au même de conduire les
peuples
ou de se saouler solitairement ».
Toutes
ces tentatives sont à la fois réformistes et réductrices : on
nous
parle de Dieu ou de son absence dans un même langage, celui du
petit «
moi » et du concept, incapables non seulement de saisir une
transcendance
véritable, mais même de lui ménager un point d'insertion
dans
nos vies d'hommes.
Parallèlement
à cette évolution philosophique au cours de laquelle,
après
s'être pensée à travers Platon, Aristote, Descartes, Darwin, la
foi
s'est pensée, dans le deuxième tiers du xxe siècle,
à travers
l'existentialisme
notamment avec Bultmann et Illich, le tournant le
plus
important de l'histoire du christianisme se situe au début du
troisième
tiers du xxe siècle.
Roger Garaudy. Extrait de Appel aux vivants. A SUIVRE ICI