Les Arabes et les Juifs peuvent-ils vivre ensemble ?
par JOHN ROSE
La
question semble absurde à la lumière de l’affreux massacre de civils
palestiniens perpétré par Israël au cours des derniers mois. L’histoire
de l’Etat d’Israël depuis sa fondation, de même que le projet colonial
sioniste sponsorisé par les Britanniques au début du 20ème siècle,
n’est-elle pas essentiellement celle de l’expropriation forcée du
peuple palestinien de sa terre – ce que l’historien israélien Ilan Pappe
a appelé « le nettoyage ethnique de la Palestine » ?
La
réponse, bien sûr, est un « oui » sans équivoque. Mais considérons
attentivement la question posée au début de cet article. Elle ne dit
pas : « le sionisme » ou « les sionistes ». C’est de là qu’il faut
partir. Les Juifs ne sont pas obligatoirement sionistes. Avant la
Deuxième Guerre mondiale, la majorité d’entre eux ne l’étaient pas – et
cela vaut pour les Juifs européens aussi bien que pour ceux du
Moyen-Orient.
Les
Juifs européens peuvent être fiers de leur contribution à la culture
européenne et mondiale. Qu’il suffise de nommer Spinoza, Marx, Einstein,
Freud, ou d’étudier la contribution des Juifs à l’art, la médecine, la
science et l’éducation - pour ne pas parler de leur rôle dans le
mouvement ouvrier, le syndicalisme et le socialisme révolutionnaire.
Dans
la Russie pré-révolutionnaire, là où les sionistes ont développé leur
projet de conquête de la Palestine, ils étaient minoritaires. Il est
exact que les Juifs étaient victimes d’odieux pogroms, suscités par les
tsars de Russie, déterminés à sauver leur empire aux abois. Mais c’était
le Bund Socialiste Juif, et non les sionistes, qui avait la majorité
parmi les travailleurs juifs.
Le
Bund était résolument opposé au sionisme, l’identifiant comme un piège
colonialiste. Ils attaquaient également les sionistes qui collaboraient
avec leurs bourreaux en admettant qu’il y avait « trop de Juifs » dans
l’empire russe.
Le
Bund répétait avec insistance que la seule voie de l’émancipation des
Juifs passait par l’alliance avec les non-Juifs dans le mouvement
révolutionnaire montant. Lorsque les bolcheviks prirent le pouvoir, même
le dirigeant sioniste Ben Gourion fut forcé d’admettre que Lénine et
les bolcheviks avaient combattu sans compromis l’antisémitisme.
En
d’autres termes, en Europe aussi bien qu’au Moyen-Orient, il y a une
histoire juive très différente de la version sioniste, et elle prend
comme point de départ la coopération avec les non-Juifs.
Cette
tradition doit aussi être redécouverte parmi les colons européens qui
se proclament sionistes dans la terre de Palestine. C’est une tradition
qui, par définition, ne peut tolérer le racisme institutionnel et
l’élitisme violent qui sont à la base de l’Etat sioniste.
C’est
la raison pour laquelle la solution « à deux Etats » a toujours été
impossible. Même ceux des dirigeants sionistes qui étaient plus ou moins
prêts à accepter un Etat palestinien tronqué ont toujours refusé de
reconnaître le droit au retour des réfugiés de 1948 – une demande clé
pour tout accord de paix viable. Ce qui signifie qu’un Etat juif
élitiste, sous une forme ou sous une autre, devait être préservé.
De
toutes façons, les gouvernements israéliens ont manifesté les uns après
les autres leur manque total d’intérêt pour toute forme d’Etat
palestinien. Israël refuse même de discuter du partage de Jérusalem.
L’apartheid
Les
sionistes insistent sur le point que Jérusalem doit être la capitale
juive d’un Etat juif. Mais même en Cisjordanie l’occupation israélienne
dure depuis si longtemps et a accaparé tellement de terres qu’un Etat
palestinien ressemblerait davantage à une réserve d’indigènes américains
qu’à quoi que ce soit d’autre.
Même
le secrétaire d’Etat américain John Kerry, autorisant la mise à l’essai
d’une solution à deux Etats, avertissait que sans un minimum de
concessions cela deviendrait un Etat d’ « apartheid ». Il présenta
ensuite des excuses, lamentablement. Mais l’appellation est restée pour
nous rappeler la lutte de la majorité noire en Afrique du Sud contre le
régime d’apartheid.
Cette
lutte a finalement eu pour issue un gouvernement de la majorité noire.
Tôt ou tard l’Autorité palestinienne, qui a quelques pouvoirs
symboliques, devra reconnaître que la solution des deux Etats est morte.
Si elle ne le fait pas, elle sera balayée par une nouvelle génération
d’activistes palestiniens qui exigeront des droits égaux dans un Etat
palestinien unique.
Cette
vision peut être fondée sur la revendication du droit de vote pour
tous, qui comporte tous les Israéliens, les Palestiniens de la bande de
Gaza, la Cisjordanie dans les frontières d’avant 1948 et les millions de
réfugiés dispersés au Moyen-Orient et ailleurs.
En
d’autres termes, les droits démocratiques élémentaires pour lesquels
les Juifs d’Europe se sont battus si courageusement et qu’ils ont ont
protégés avec tant d’enthousiasme pourraient finalement arriver en
Palestine – remettant à l’honneur une tradition juive européenne de
coopération avec les non-Juifs que le sionisme a tout fait pour
détruire.
« Nous devons alimenter l’étincelle d’espoir du passé »
Ces mots ont été écrits par Walter Benjamin, le grand philosophe marxiste qui s’est tragiquement suicidé au début de la Deuxième Guerre mondiale. Ils ont inspiré Amiel Alcalay, un écrivain Juif Arabe qui a écrit ce qui est probablement le meilleur livre sur la liquidation par les sionistes de l’identité judéo-arabe : After Jews and Arabs : Remaking Levantine Culture (Après les Juifs et les Arabes, le retour de la culture levantine).
Il
voit l’étincelle d’espoir dans la redécouverte de cette identité pour
éclairer un avenir différent, où les Arabes et les Juifs seraient des
citoyens égaux. C’est une vision très différente de celle d’un
Moyen-Orient s’enfonçant de plus en plus dans la barbarie. La culture
levantine était dominante au Moyen-Orient avant que les Britanniques ne
s’emparent de la Palestine en 1917 et commencent à la transformer en une
colonie juive destinée à servir les intérêts de leur empire.
Cette
culture était bien plus tolérante envers les trois grandes religions du
Moyen-Orient, le judaisme, le christianisme et l’islam, que ce que nous
voyons aujourd’hui. Les impérialismes anglais et français ont manipulé
ces religions, privilégiant cyniquement le judaisme et le christianisme
pour consolider leur pouvoir et poser les bases du chaos et du carnage
auquel nous assistons aujourd’hui.
Alcalay
confirme l’idée que la plupart des Juifs des pays arabes, et d’autres
pays musulmans comme l’Iran et la Turquie, ont été des participants
consentants à la destruction de leur propre passé. Il mobilise la
minuscule minorité, dégoûtée par le racisme sioniste, qui a résisté à
cette pression pour raconter une histoire différente.
Prenons
par exemple Eliyahou Eliachar, qui est très critique sur sa patrie. Il
dit qu’elle a trahi l’unité profonde qui était celle de la région. « La
terre d’Israël est une petite portion d’une région dans laquelle
habitent beaucoup de gens, dont la plupart ont une foi et un fort désir
d’être unifiés. Notre terre n’a jamais été une unité géographique
limitée ; elle était et reste au carrefour de l’Occident et de l’Orient,
entre l’Egypte, l’Assyrie et la Babylone du passé. »
Les
documents de Guéniza – vieux de près de 1.000 ans et découverts dans
les ruines d’une synagogue du Caire - confirment « une longue et
glorieuse période de symbiose judéo-arabe ».
Le
même thème apparaît dans Ya’aqob Yehoshua’s Childhood in Old Jerusalem,
qui décrit la ville avant l’arrivée des Anglais : « Tout le monde
appréciait les œuvres des poètes arabes... et il y avait des réunions
poétiques et musicales dans les cafés arabes, à l’époque où le public
s’asseyait sur des tabourets en fumant le narguileh... Les cafés de la
Vieille Ville et de la Porte de Damas servaient de centres de culture et
de divertissement aussi bien pour les Arabes que pour les Juifs. »
Les
Juifs des pays arabes qui ont été « convertis » au sionisme ont aussi
fait face au racisme des colons européens. L’un d’entre eux, le poète
Sami Chalom Tchétrit, a rédigé une élégie titrée « Prisonniers de
Sion ».
Une courageuse minorité
A
l’occasion, on peut voir un Juif israélien d’origine européenne dire la
vérité. Lova Eliav a écrit : « Nous leur avons dérobé un trésor
inestimable, qu’ils avaient apporté avec eux – l’arabe... Nous avons
fait de l’arabe et de la culture arabe quelque chose de haïssable et de
méprisable. »
Cette
courageuse minorité peut-elle soutenir la lutte de libération de la
Palestine ? Certains se cantonnent dans leur identité d’artistes,
craignant de s’engager ouvertement dans une démarche politique sans
compromis. D’autres, comme le romancier israélien Shimon Ballas, ont
abandonné toute prudence : « Je n’ai jamais renié mes origines arabes ou
la langue arabe. L’identité arabe a toujours fait partie de moi. » Il
s’identifie complètement avec les Palestiniens.
Ballas
a un camarade inattendu en Grande-Bretagne, ayant les mêmes opinions
même si son origine est complètement différente. Il s’agit de Sir Gerald
Kaufman, le député juif le plus ancien du Labour Party. Kaufman,
autrefois sioniste ardent et religieux pratiquant, a été tellement déçu
par Israël qu’il a changé de camp.
Non
seulement il soutient aujourd’hui les combattants du Hamas à Gaza, mais
lors de l’attaque israélienne de 2009, il comparait la résistance
palestinienne à celle des Juifs du ghetto de Varsovie contre les nazis.
C’est quelque chose : un Juif européen soutenant la résistance organisée
par des islamistes au terrorisme sioniste. C’est là, véritablement, une
étincelle d’espoir dans le présent.