02 septembre 2019

Aragon et Garaudy: croisements...

Le sens du jeu
Aragon entre littérature et politique (1958-1968) EXTRAITS
Par Philippe Olivera
 In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 111-112, mars 1996. Littérature et
politique. pp. 76-84
Article source, à lire en entier ici:
https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1996_num_111_1_3169





En 1953, Aragon salue le retour en France du
secrétaire général, Maurice Thorez, par le poème « II
revient 1», qui lui est aujourd'hui encore reproché
comme le signe de la soumission de la littérature à la
politique. La critique ne l'oubliera pas quand elle saluera,
en 1958, le « retour » de l'écrivain dans le champ littéraire
à l'occasion de la publication de son roman, La Semaine
sainte. Pour Aragon, l'enjeu des années 60 est de réussir
à obtenir la consécration dans le champ littéraire sans
rompre pour autant avec le Parti communiste.
Dans le contexte de la guerre froide, les intellectuels
communistes en général, et Aragon en particulier, sont
conduits à multiplier les signes de rupture avec le champ
littéraire 2. Dans cette logique d'affrontement, non
seulement ce qui est signe d'appartenance à un camp est
stigmate dans l'autre, mais c'est par l'accumulation de tels
stigmates qu'on forge sa position dans son camp. Le cas
d'Aragon est exemplaire la position eminente qu'il
acquiert dans la sphère littéraire du Parti doit autant aux
luttes internes qu'aux délits qu'il commet contre les
règles élémentaires du champ. Le poème « Hourra l'Oural
(1934) » qui véhicule la mythologie du plan quinquennal,
les prises de position en faveur de Lyssenko (dans la
revue Europe en octobre 1948), le personnage du traître
Orfilat/Nizan dans Les Communistes, ou enfin le poème
«II revient» de 1953, sont autant d'exemples significatifs.
En faisant de la propagande, en se mêlant de science, en
calomniant un pair ou en faisant preuve de dévotion,
Aragon provoque le scandale 3 parce qu'il viole le
principe d'autonomie du champ littéraire.
À l'inverse, c'est comme une libération 4 qu'Étiemble
salue le retour d'Aragon dans le champ littéraire par sa
préface de 1966 au Roman inachevé (1956) «Vous tous
en 1956 qui ne vouliez pas voir, en soixante même, vous
en souvenez-vous ? Ce qu'il nous arrivait de déchiffrer
dans "La Nuit de Moscou", eh bien, avouez maintenant,
après La Mise à mort, avouez que vous aviez tort et
qu'Aragon-aux-liens se déliait 5. »
Les années 60 sont donc le moment où il devient
possible de réintégrer le champ littéraire, d'y revenir en
pleine légitimité. Mais Aragon n'est ni un « compagnon de
route », ni un simple intellectuel de parti. Son engagement
ne se cantonne pas au domaine intellectuel. Membre du
Comité central, il occupe des fonctions proprement
politiques qu'il entend conserver dans les années 60, alors
que de nombreux intellectuels se sont éloignés du Parti
après 1956. L'enjeu, pour lui, est donc d'exister
simultanément dans le champ littéraire et dans le Parti communiste.
En soi ce n'est pas nouveau, mais la déstalinisation ouvre
une marge de manoeuvre jusque-là interdite. Quel usage
Aragon fait-il de cette marge de manoeuvre ?
Le texte est le « lieu adéquat pour mettre au jour les
négociations entre un auteur et le monde social 6 » Pour

1 - L'Humanité, 8 avril 1953. Maurice Thorez était allé se faire soigner
en URSS.
2 — La logique de rupture à l'oeuvre pendant la guerre froide n'est pas
seulement littéraire Aragon est condamné en 1949 à dix ans de
privation de ses droits civiques en tant que directeur du quotidien
communiste Ce soir. Cf. Valere Staraselski, Aragon. La Liaison délibérée,
L'Harmattan, 1995, p. 216.
3 — Dans tous les cas que nous avons cités — qui forment, aujourd'hui
encore, un florilège, sans cesse repris, des «forfaits» de l'écrivain -,
c'est moins la prise de position elle-même que la polémique à laquelle
elle donne lieu qui construit le scandale.
4 — Les métaphores de la prison, du sommeil ou de l'aveuglement,
souvent utilisées pour qualifier l'engagement « au service du parti », ne font
que reproduire la vision qu'a le champ littéraire d'un engagement anormal
du point de vue de son autonomie. Pour ceux qui s'en tiennent
à cette logique, cela ne peut déboucher que sur une « libération » ou un
«réveil» avec la sortie du Parti communiste. C'est le cas à l'époque, et
c'est encore le cas aujourd'hui cf. le titre de l'ouvrage de Jeanine Verdès-
Leroux consacré aux intellectuels communistes après 1956, Le
Réveil des somnambules, Fayard/Minuit, 1986.
5 - Étiemble, « Préface » à l'édition de 1966 du Roman inachevé,
Gallimard, coll. «Poésie», I966, p. 11. «La Nuit de Moscou» est un poème
du Roman inachevé où Aragon suggère une forme d'autocritique, et La
Mise à mort est un roman de 1965 sur lequel nous reviendrons.
6 — Christian Jouhaud, introduction du numéro spécial « Littérature et
histoire », Annales ESC, mars-avril 1994.

Aragon, la négociation est d'autant plus délicate qu'entre
la logique du Parti et celle du champ littéraire il lui faut
mener de front deux jeux, sans être pour autant
soupçonné de double jeu. La mise en lumière des énormes
difficultés pratiques de cette négociation d'Aragon dans la
configuration particulière des années 60, telles qu'elles
s'expriment dans les textes qu'il publie, révèle aussi bien
la possibilité que la fragilité d'une position entre
littérature et politique. Avec Aragon, on dispose d'un cas limite
qui permet de saisir les limites du champ.

L'ÉVÉNEMENT SEMAINE SAINTE
La parution de La Semaine sainte en 1958 est un
événement biographique majeur du parcours d'Aragon
consécration éclatante ou rupture retentissante, il trouble
par son écho immédiat les positions plus ou moins fixées
et permet les inflexions de trajectoire. La nature même
du succès de La Semaine sainte montre ce à quoi
Aragon peut prétendre une position eminente dans le
champ littéraire par une double consécration, aussi bien
dans le champ de grande production (les tirages) que
dans le champ de production restreinte (la critique). Mais
tout en élargissant l'espace des possibles dans la sphère
littéraire, l'événement déstabilise la position de départ.
Pour Aragon, il y a danger que les louanges de son
roman soient interprétées comme le signe d'une prise de
distance avec le Parti communiste. Dès lors, l'écrivain se
doit d'accompagner son succès en proposant lui-même
une lecture qui ménage les deux sphères.
Ce qui fait de La Semaine sainte un événement, c'est à
la fois le succès critique auprès des pairs et le succès
public. Le dossier de la réception du roman réuni par
Corinne Grenouillet est impressionnant 7 à l'automne
1958 Aragon est au premier plan de l'actualité littéraire
dans les petites revues comme dans les quotidiens.
L'ampleur et la diversité de cette critique expliquent sans doute
le succès immédiat et durable auprès du public 8. L'écho
dans la grande presse ouvre la voie au sacre du couple
Aragon-Eisa Triolet qui va bientôt commencer la
publication des « OEuvres romanesques croisées » chez Robert Laffont.
L'accueil des revues littéraires est, en revanche, plus
contrasté. Maurice Nadeau dans Les Lettres nouvelles,
Gaétan Picon dans Le Mercure de France et Marcel Thiébaut
dans La Revue de Paris sont parmi les plus réticents. Mais
ici, l'atout d'Aragon c'est son éditeur. Dominique
Fernandez est enthousiaste dans La NRFet Gallimard lance, dans
la foulée de La Semaine sainte, une campagne de
canonisation littéraire trois ouvrages consacrés à Aragon
paraissent en I960 et dans les premiers jours de 1961 — Aragon
romancier de Pierre de Lescure, Aragon d'Hubert Juin
dans « La Bibliothèque idéale », et L’itinéraire d'Aragon de
Roger Garaudy dans la collection « Vocations » dirigée par
Henri Mondor. Au même moment, l'anthologie poétique
réunie par Jean Dutourd au Club du meilleur livre achève
de conférer à Aragon un statut d'écrivain classique.
Matériellement, l'installation, en I960, du couple Aragon-Eisa
Triolet dans les « beaux quartiers » - l'appartement de la
rue de Varenne qu'ils ne quitteront plus - inaugure cette
nouvelle carrière littéraire.

7 - « Bibliographie analytique de la critique de La Semaine sainte «
établie par Corinne Grenouillet, in Histoire-Roman. «La Semaine sainte »
(actes du colloque d'Aix-en-Provence de septembre 1987), Aix,
Publications de l'Université de Provence, 1988.
8 - En 1967, Le Monde donne le chiffre de 100 000 exemplaires pour
l'édition courante en collection blanche.

La critique qui s'enthousiasme pour un roman « sans
prosélytisme politique » (Emile Henriot dans Le Monde)
insiste sur l'indépendance esthétique de son auteur sa
liberté met Aragon dans une position délicate, dès lors
qu'il n'est pas question pour lui de prendre ses distances
avec le Parti communiste. Membre suppléant du Comité
central en 1950, titulaire depuis le congrès d'Ivry de 1954
qui consacre sa position dominante en matière culturelle
dans le Parti, et prix Lénine de littérature en 1957,
Aragon n'entend pas perdre d'une main ce qu'il gagne de
l'autre. Et le danger est grand de ce côté-là, puisque les
éloges de La Semaine sainte résonnent presque toujours,
implicitement ou explicitement, comme autant de
critiques de son roman précédent, Les Communistes, publié
entre 1949 et 1951, au coeur de la guerre froide. C'est ce
qui explique le besoin qu'éprouve Aragon de publier dès
1959 un recueil d'articles et de discours où il répète à
satiété la continuité de son oeuvre. J'abats mon jeu 9 doit
être compris comme l'épitexte de son roman 10, une
tentative pour imposer une certaine lecture de La Semaine
sainte, et construire une continuité là où l'on pouvait lire
une rupture. Par ailleurs, en 1959-1960, Aragon rédige
une chronique régulière dans France nouvelle,
l'hebdomadaire politique du Parti depuis la disparition en
1952 du quotidien Ce soir qu'il dirigeait, c'est la première
fois qu'il affiche un lien aussi étroit avec une presse non
culturelle. Tout se passe comme si Aragon devait
compenser son succès dans le champ littéraire par un
renforcement symétrique de son rôle public au sein du PCF.
Dès 1958-1959 se trouvent ainsi posées les données
du « jeu » qu'Aragon va mener jusqu'en 1968.
L'événement Semaine sainte montre à la fois ce à quoi Aragon
peut prétendre dans le champ littéraire, et la difficulté
d'une telle prétention au regard de la sphère
communiste. Le recueil J'abats mon jeu indique tout l'intérêt
qu'il y a à porter le regard sur cette littérature secondaire.
Participant de l'oeuvre, en fixant la lecture que l'auteur
désire qu'on en fasse, elle permet de saisir les
«négociations » pour concilier deux logiques, et de comprendre la
position particulière d'Aragon dans les années 60.

Les Lettres françaises comme position
Pour situer Aragon dans les années 60, il importe
d'abord de voir d'où il parle. Articles et contributions
diverses à la presse ou aux revues expriment, mieux que
l'oeuvre, tout le travail de positionnement dans les
différents espaces.
On constate ainsi que, pour Aragon, le début de la
guerre froide en 1947 ne constitue pas une vraie rupture,
puisqu'il tend à s'effacer de la presse et des revues non
communistes dès 1945, pour en disparaître totalement
entre 1949 et 1956. Par ailleurs, en dehors des périodes
transitoires que sont les années 1945-1949, 1959-1960 et
1967, la production périodique d'Aragon prend surtout
place « chez lui», dans Les Lettres Françaises,
l'hebdomadaire culturel qu'il a contribué à fonder pendant la guerre
et qu'il dirige à partir de 1953. Il y a, depuis cette date,
une telle identification entre le journal et son directeur,
que s'intéresser à l'audience des Lettres Françaises et à la
structure de leur rédaction est une bonne manière de
cerner la position d'Aragon. Pendant la période qui nous
occupe, Les Lettres Françaises ont au moins trois publics
relativement homogènes, que recoupent partiellement
trois cercles de collaborateurs dont Aragon est le centre
de gravité.
De leur naissance clandestine en 1941, Les Lettres
Françaises gardent après-guerre un lien fort avec le
Comité national des écrivains, dont elles publient
notamment les communiqués et le compte rendu des ventes
annuelles. Il s'agit là d'un premier public pour lequel la
référence résistante et communiste est fondatrice. La
prise de contrôle du journal par le Parti en 1947 et les
diverses crises de la guerre froide, qui culminent en 1956
avec les événements de Hongrie, ont beau éloigner la
plupart des «compagnons de route», Les Lettres
Françaises et le CNE veulent incarner durablement la
Résistance intellectuelle qui se prolonge, dans le contexte des
années 50, par un communisme national à travers la
défense de la culture française (contre la culture
américaine, avec les batailles du livre lancées par Eisa Triolet).
Au sein de la sphère communiste, il faut noter la
présence d'un second public des Lettres Françaises, celui des
pays socialistes où elles sont diffusées, et auxquels
Aragon porte une grande attention.
L'évolution du journal dans les années 60 conduit à
toucher un troisième public, plus jeune, pour qui Les
Lettres Françaises sont avant tout un hebdomadaire
d'actualité culturelle. L'« ouverture» dont se réclame Aragon
se traduit par une certaine dépolitisation du contenu, et
une plus grande attention portée aux avant-gardes
littéraires (Tel Quel), cinématographiques (la «nouvelle
vague »), ou encore dans les sciences sociales (on peut
citer les entretiens de Raymond Bellour avec Lévi-Strauss,
Foucault, Barthes, Francastel...). La nouvelle formule,

9 - Éditeurs français réunis, 1959.
10 - Au sens que donne Gérard Genette à ce terme, in Seuils, Éd. du
Seuil, 1987, p. 316.
lancée en octobre 1965, et que le rédacteur en chef Pierre
Daix justifie par les « devoirs » créés par la disparition de
revues telles que Le Mercure de France ou Les Nouvelles
littéraires12 , permet de mesurer l'évolution du
positionnement des Lettres. C'est là le signe d'une certaine
banalisation de ce qui tend à devenir un magazine culturel
parmi d'autres, paraissant le jeudi comme Le Figaro
littéraire ou Les Lettres nouvelles, banalisation que la
naissance, en 1966, de La Quinzaine littéraire et du
Magazine littéraire, vient renforcer. Communistes français,
consommateurs culturels et intellectuels des pays
socialistes, tels sont grossièrement définis les trois publics que
touchent Les Lettres françaises. La structure de la
rédaction reflète en partie cette triple audience.
C'est l'ordre d'arrivée dans le journal qui définit les
différents cercles de collaborateurs. Les plus anciens, déjà
présents avant l'arrivée d'Aragon à la tête du journal en
1953, entretiennent encore un lien étroit avec le Parti
dans les années 60, et ils rédigent « leur » chronique sans
prendre une part très active à la vie du journal 13. Le coeur
de la rédaction proprement dite est formé de journalistes
venus aux Lettres entre 1953 et 1957, et qui composent
l'équipe d'Aragon. Communistes eux aussi le plus
souvent, ils se distinguent des précédents par le fait que
l'essentiel de leur rapport au Parti passe par Aragon. C'est
notamment le cas du premier d'entre eux, le rédacteur en
chef Pierre Daix, à qui Thorez conseille dès 1953 de ne
plus fréquenter sa cellule et de consulter Aragon pour
tout ce qui concerne le Parti 14. C'est parmi eux que l'on
trouve les chefs de rubrique 15, qui, à leur tour, font la
liaison avec les collaborateurs plus ou moins réguliers,
formant un troisième groupe. La plupart de ces
collaborateurs venus après 1956, voire après I960, sont de
nouveaux entrants dans le champ culturel qui n'entre-

12 - Cf. «À nos lecteurs », LF, n° 1085, 17 juin 1965.
13 - On peut citer André Wurmser qui collabore à L'Humanité,
Georges Sadoul pour le cinéma, Georges Besson pour les arts, Marcel
Cornu qu'on retrouve à La Pensée.
14 - Cf. Pierre Daix, J'ai cru au matin, Robert Laffont, 1976, p. 334.
Entré au PCF à 17 ans pendant la drôle de guerre, déporté à
Mauthausen, secrétaire politique du ministre Charles Tillon entre novembre
1945 et mai 1947, Pierre Daix entre dans la sphère aragonienne cette
année-là. Rédacteur en chef des Lettres entre 1947 et 1950, il rejoint
Aragon à Ce soir avant de revenir avec lui aux Lettres en 1953-
15 - Anne Villelaur (littérature), Georges Boudaille (arts), Claude
Olivier (spectacles), ou encore Charles Dobzinsky qui, derrière Georges
Sadoul, dirige de fait la rubrique cinéma. Les renseignements sur
l'organisation interne du journal sont tirés d'entretiens avec Pierre Daix
et Charles Dobzinsky

tiennent pas de relation particulière avec le Parti. Si l'on
accepte, pour la clarté du propos, de réunir les
communistes français et les lecteurs de pays socialistes dans une
même « sphère communiste », le journal s'organise donc
autour de deux pôles que l'on retrouve dans la structure
du groupe des collaborateurs. Plus que la rédaction,
dont les rapports avec le Parti sont de plus en plus
lâches, c'est Aragon lui-même et Aragon seul qui
constitue l'articulation des deux pôles.
Aux Lettres françaises, Aragon peut donc
simultanément s'adresser à tous les publics dont il revendique
l'audience. Il est chez lui dans le lieu de la plus grande
confusion des discours, et, dans une large mesure, il ne
semble à l'aise que là. Il peut y jouer en permanence sur
le registre d'une double extériorité qui permet la double
appartenance16, jeu que l'on retrouve dans le ton très
particulier du paratexte aragonien (articles, préfaces et
prépublications), avec l'emploi privilégié de l'apostrophe
tantôt défensive, tantôt offensive, et l'emploi toujours
ambigu du « vous » et du « nous »

Les usages de la théorie littéraire:le réalisme
En effet, si la position intermédiaire des Lettres
françaises permet de concilier l'appartenance à deux espaces
fortement hétérogènes, elle produit, par là même, une
forte contrainte. Exposé en permanence au risque d'être
soupçonné de «double jeu», Aragon doit construire la
possibilité d'un discours à deux faces qui ne soit pas un
double langage. Le principal instrument de cette
opération est la théorie littéraire. C'est notamment par le biais
du « réalisme » qu'Aragon peut faire de la politique avec
la littérature, et faire de la littérature sans prêter le flanc
au soupçon d'apolitisme. Le problème n'est pas tant, ici,
de dévoiler un quelconque usage cynique de la théorie
littéraire que de montrer comment celle-ci permet le
dépassement d'une contrainte structurelle, en
transposant sur un plan proprement littéraire des enjeux qui ne
relèvent pas seulement de ce champ.
Depuis 1934, Aragon a progressivement acquis une
position dominante en matière culturelle au sein de la
sphère communiste en devenant le spécialiste français
du «réalisme socialiste», en particulier grâce au
lancement du cycle romanesque du « Monde réel » inauguré
avec Les Cloches de Bâle (1934) , et la parution du recueil
Pour un réalisme socialiste (1935) 17. Après la Seconde
Guerre mondiale, les vifs débats sur le réalisme qui
l'opposent à Roger Garaudy et Pierre Hervé , d'une part, et au
peintre Fougeron, d'autre part, peuvent être analysés
comme autant de luttes pour la conservation de cette
position dominante 18. À chaque fois, l'arbitrage de
Maurice Thorez est favorable à Aragon, soulignant par là
combien, depuis les années 30, les deux hommes ont
partie liée19. Plus largement, c'est comme interprète
légitime du réalisme qu'Aragon prend une part active aux
luttes politiques internes du Parti. À la fin des années
I95O et au début des années I960, il sert ainsi à Thorez
de « poisson pilote dans les méandres de la déstalinisation
20 ». Ses articles des Lettres françaises sont l'occasion
de multiples retours en arrière sur les « excès » de la
période stalinienne dans le domaine littéraire. Pour
insister sur la dimension politique de ces débats esthétiques,
on peut dire que c'est par la déstalinisation du réalisme
qu'Aragon contribue à la déstalinisation tout court 21. Par
sa résonance aussi bien en France que dans les pays
socialistes, sa préface au Réalisme sans rivages de Roger
Garaudy, en 1963 22, est un moment clé. Il importe au
plus haut point que ce soit avec la théorie littéraire et
suides questions esthétiques qu'Aragon fasse ainsi de la
politique, puisqu'il s'agit aussi d'être lu et entendu à
l'extérieur de la sphère communiste.

16 - Ce n'est pas l'objet de cet article que d'analyser la position
d'Aragon au sein du monde communiste, mais on pourrait montrer le même
jeu de double appartenance/extériorité entre les pays socialistes et le
PCF.
17 - Deux ouvrages publiés chez Denoël et Steele. La parution des
Cloches de Bâle est immédiatement consécutive au Congrès des
écrivains soviétiques d'août 1934 qui marque l'adoption officielle de la
théorie du réalisme socialiste en URSS. Sur les questions de théorie
littéraire dans la sphère communiste entre les deux guerres et sur leur
résonance en France, cf. la thèse de Nicole Racine, Les Écrivains
communistes en France, 1920-1936, thèse pour le doctorat de recherche
mention «Études politiques», dact., FNSP, 1963.
18 - Garaudy et Hervé refusaient au réalisme socialiste la qualité
d'esthétique officielle du PC, alors que Fougeron défendait un «nouveau
réalisme». Cf., sur ce point, Dominique Berthet, Le PCF, la culture et
l'art, La Table ronde, 1990.
19 - La « montée » d'Aragon dans le PC après 1934 correspond en effet
au moment où Thorez s'impose définitivement à la tête du Parti, et la
définition par Aragon d'un « réalisme national » est l'écho direct en
matière littéraire du « communisme national » auquel Thorez attache
son nom après cette date.
20 — L'expression est de Pierre Daix qui l'utilise pour décrire sa propre
situation à cette époque, mais tout laisse penser qu'il en est de même, à
un niveau supérieur, pour Aragon. Cf. Pierre Daix, Une vie à changer,
op. cit., p. 370.
21 - Les articles de critique littéraire d'Aragon à cette époque sont
l'occasion de décliner tout le vocabulaire khrouchtchevien de la
déstalinisation « les crimes » qui sont « dénaturation, trahison, détournement du
marxisme», la nécessité du «retour aux normes léninistes», la
dénonciation du « culte de la personnalité »... Mais ces termes sont toujours
employés apropos de littérature.
22 - Cf. «Préface à Roger Garaudy», LF, 3 octobre 1963. L'ouvrage se
compose de trois essais consacrés à Saint-John Perse, Picasso et Kafka.

Mais ce serait avoir une vision excessivement
limitative que de considérer le réalisme comme un simple
masque, utilisé par Aragon pour faire de la politique sans
en avoir l'air. Il est en effet un autre usage de la notion,
inséparable du précédent parce que simultané, qui
consiste à jouer de 1'« étiquette ». Comme l'écrit Pierre
Bourdieu, « les mots, les noms d'école ou de groupes [. .]
n'ont tant d'importance que parce qu'ils font les choses
signes distinctifs, ils produisent l'existence dans un
univers où exister c'est différer 23». Or, avec le «réalisme
sans rivages » Aragon opère une double différenciation
qui renvoie à sa position doublement extérieure. Dans la
préface au livre de Garaudy qui s'adresse principalement
aux communistes puisqu'il s'agit de « réhabiliter » Kafka
et de « découvrir » le prix Nobel qu'est Saint-John Perse, il
apostrophe les censeurs du champ littéraire en
déclarant « Vous pouvez bien faire du réalisme une étiquette
d'infamie, je n'y renoncerai pas» (il va de soi qu'ici le
«vous » ne désigne pas les communistes. .). On retrouve
les accents avec lesquels Aragon s'élevait en 1959 contre
ceux pour qui La Semaine sainte était une forme de
rupture de son engagement politique. Mais loin de ne servir
qu'à marquer cet engagement, le réalisme tel qu'il le
définit dans les années 60 par l'« ouverture » et l'absence de
« rivages » est aussi un moyen de marquer sa distance
avec la littérature officielle de l'Union soviétique qui
critique vertement les « audaces » de Garaudy 24.
Le troisième usage du réalisme qu'il faut envisager est
tout entier dirigé vers le champ littéraire. On aurait tort
d'analyser le refus de « renoncer à une étiquette qui fait
mal » comme un quelconque masochisme, ou encore
comme la seule contrainte exercée par l'appartenance
revendiquée au PC. Par un paradoxe qui n'est
qu'apparent, c'est la logique même du champ littéraire qui
impose à Aragon de ne pas renier cette étiquette, dès lors
qu'elle est sa marque, le signe de la cohérence de son
parcours littéraire.
Tout le problème, pour lui, est de réussir à construire
la continuité littéraire — i.e. la légitimité - d'une
biographie marquée par les ruptures, et largement perçue dans
le champ comme telle. À plus de soixante ans, c'est
moins l'affaire d'un choix qu'une nécessité pour celui qui
peut prétendre y occuper une position eminente. À partir
de 1964, la publication de ses OEuvres romanesques
croisées (ORC) avec celles d'Eisa Triolet peut être comprise
comme le moyen d'infléchir la lecture littéraire de son
parcours, en utilisant l'effet de continuité que produisent
les oeuvres complètes 25. La difficulté d'une telle
opération se traduit par l'énorme travail de réécriture, sans
véritable équivalent dans la littérature, auquel se livre
Aragon pour les ORC, le cas le plus spectaculaire étant
celui des Communistes, entièrement révisé. Il n'est pas
de signe plus évident du caractère problématique de son
parcours littéraire que cette nécessité de retoucher les
oeuvres. Les préfaces qu'Eisa et lui rédigent pour chaque
volume des ORC prennent, sous ce jour, toute leur
importance 26 on y trouve à la fois « une véritable
théorie du roman moderne » développée à travers la notion
de réalisme, et l'autobiographie du couple qui vise à
établir la juste lecture de leur trajectoire (« le vrai, l'essentiel
de notre histoire d'écrivain27 »). C'est grâce à « sa »
théorie qu'Aragon peut construire «sa» biographie littéraire.
Mais il ne s'agit pas seulement de réhabiliter le
réalisme, il faut en même temps l'imposer comme légitime.
Construire une lecture du passé n'a en effet de sens que
pour ce qu'elle permet de revendiquer au présent et
dans l'avenir être en phase avec les tendances les plus
actuelles de la littérature, et occuper la position d'un
guide pour les nouvelles générations d'écrivains. Les
années 1964-1966 sont décisives. C'est sous la bannière
du réalisme qu'Aragon revendique sa proximité avec la
jeune littérature d'avant-garde, et notamment le groupe
Tel Quel accueilli très largement dans les pages des
Lettres françaises à cette époque28. C'est encore en se
réclamant du réalisme qu'il publie en 1965 le recueil
critique des Collages et son roman La Mise à Mort où la
théorie et l'écriture sont délibérément «modernes». Le
titre du Monde : « Par sa préparation aux Collages,
Aragon met le réalisme au coeur du débat 29 », montre qu'il a
réussi à imposer la légitimité de la notion au sein même
du champ littéraire.
23 — «La production de la croyance. Contribution à une économie des
biens symboliques», Actes de la recherche en sciences sociales, n° 13,
février 1977, p. 39-
24 - Publié avec un titre qui reprend son incipit (« Puisque vous m'avez
fait docteur...», LF, 14 janvier 1965), ce discours décline ensuite ce
« vous » d'extériorité. Il est prononcé à l'occasion de la réception du
diplôme de docteur es sciences philologiques de l'Université de Moscou.
25 — II ne s'agit pas véritablement d'oeuvres complètes puisque seuls les
romans y figurent. Mais la mise à l'écart de la poésie ne remet pas en
cause l'effet de continuité dès lors que les ORC commencent avec Anicet
ou le Panorama (1921, en pleine période surréaliste) et viennent
progressivement rejoindre la production romanesque contemporaine
d'Aragon.
26 - Pour l'analyse de ces préfaces, cf. Mireille Hilsum, « Les préfaces
tardives d'Aragon pour les ORC«, Poétique, n° 69, février 1987.
27 —Aragon, « La preuve par l'autre », LF, 7 septembre 1965.
28 — Dans la construction du réalisme comme théorie d'avant-garde dans
les années 60, le grand article critique « Un réalisme du devenir » (LF,
3 juin I965) est essentiel. Aragon y reprend l'éloge des jeunes auteurs de
Tel Quel qu'il encourage depuis la fin des années 50, tout en se
réclamant lui-même de la « littérature expérimentale » qu'il pratique dans La
Mise à mort.
29 - Le Monde, 13 mars 1965.


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 Sur le blog, les articles traitant des "croisements" Aragon-Garaudy:
 
http://rogergaraudy.blogspot.com/search?q=aragon%2Bgaraudy