Je voudrais aborder
le problème des rapports du système soviétique avec le marxisme, non pas sous
la forme d'un jugement mais l'aborder du point de vue de sa genèse historique.
De ce point de vue il me semble que nous avons à faire à trois renversements
successifs d'un schéma, et je voudrais vous soumettre quelques réflexions pour
engager la discussion sur ces problèmes. D'abord en situant la révolution
d'Octobre elle-même par rapport au marxisme. L'aspect probablement le plus
original de Lénine est d'avoir inversé le schéma marxiste d'une révolution
socialiste(1ere inversion).
Deuxièmement,
Staline a inversé et dogmatisé le schéma élaboré par Lénine(2ème inversion).
Et enfin, si nous examinons aujourd'hui non pas d'un point de vue rétrospectif
mais d'un point de vue prospectif, les perspectives du modèle soviétique,
examiner quel est le type de renversement nouveau qui serait nécessaire pour le situer dans le droit fil des réflexions de
Marx sur la révolution et sur le socialisme(3ème inversion).
Voyons d'abord
comment Lénine a inversé, pour réaliser de façon victorieuse la Révolution
d'Octobre, le schéma de Marx. Le socialisme, pour Marx, c'était essentiellement
le dépassement des contradictions d'un capitalisme parvenu à sa pleine maturité, à
son plein épanouissement. Marx avait pris comme matériau expérimental le
développement du capitalisme anglais qui était alors-et de très loin-le
capitalisme le plus avancé. Or historiquement, les choses ne se sont pas
passées comme le schéma de Marx semblait l'indiquer. Le socialisme n'a pas triomphé
dans les pays où le capitalisme avait poussé jusqu'au bout son développement et
ses contradictions, mais,au contraire, il a triomphé d'abord d'une manière autochtone
dans des pays techniquement et économiquement retardataires comme l'était la
Russie de 1917 ou comme le fut ensuite la Chine de 1948. Si nous nous en tenons
à la révolution soviétique, il faut remarquer d'abord que, loin d'être un pays
où le capitalisme avait déjà pleinement triomphé, la paysannerie représentait dans
cette Russie l’immense majorité de la population, alors que la classe ouvrière représentait
3% seulement de la population active. Ajoutons que, du point de vue culturel,
ce pays était encore au deux-tiers analphabète et n'avait jamais connu de
démocratie bourgeoise.
Quelles sont les
conséquences d'une telle situation en ce qui concerne le développement même de
la révolution ? Une révolution, dans de telles conditions, ne peut pas être
engendrée par le simple mûrissement de la contradiction fondamentale du
capitalisme, c'est-à-dire de l'opposition entre le capitalisme et la classe
ouvrière, une telle révolution est nécessairement conjoncturelle puisqu'elle ne
peut résulter que de la conjonction contingente de contradictions hétérogènes.
Par exemple: l'opposition, dans la Russie de 1917, entre la paysannerie et un
certain nombre de survivances féodales; les contradictions entre cette
paysannerie et les formes nouvelles d'exploitation capitaliste des campagnes que
Lénine a analysées dans son livre fondamental sur "Le développement du capitalisme
en Russie"; enfin la guerre et la défaite qui avaient révélé l'impuissancedu système à
résoudre l'ensemble de ces problèmes. Si bien que Lénine s'est trouvé devant
cette situation paradoxale: réaliser une révolution prolétarienne presque sans
prolétariat mais avec des paysans, et une révolution socialiste avec des
paysans qui ne luttaient pas pour des objectifs socialistes. Le mot d'ordre de
la paysannerie russe, au moment où Lénine va accomplir la Révolution d'Octobre,
c'est un mot d'ordre de révolution bourgeoise: la terre et la liberté.
Révolution
conjoncturelle mais en même temps, et pour les mêmes raisons, révolution
ponctuelle, c'est-à-dire se réalisant, non pas - comme l'avaient suggéré Marx
et Engels - par un long processus de maturation, mais se réalisant enquelque sorte par
un acte fulgurant, puisqu'il s'agit de saisir le moment où se conjuguent un
certain nombre de contradictions hétérogènes. C'est un assaut - l'assaut du
Palais d'Hiver en étant le symbole - qui va représenter le point de rupture
avec l'ancien système.
Lénine avait
parfaitement conscience de cet éloignement du schéma marxiste.
Il est vrai que
dans l'immédiat il a refusé les critiques des marxistes prétendument orthodoxes
et en réalité dogmatiques du genre de Kautsky qui disait: "les conditions objectives
ne sont pas réalisées en Russie donc il ne fallait pas faire la
révolution". Lénine passe outre à cette objection, mais, lorsqu'il examine
la perspective du point de vue de la stratégie lointaine de cette révolution,
Lénine est convaincu - et ici il reste fidèle à la conception de Marx - que
cette révolution ne sera durable et ne triomphera que si le prolétariat des
pays avancés d'Europe Occidentale, et notamment d'Allemagne, réalise aussi sa
révolution. Il est parfaitement
convaincu, au départ, qu'il n'est pas possible de construire le socialisme dans
un seul pays, et surtout de le construire dans un pays arriéré, ce qui était
d'ailleurs la conception de Marx. Dans l'immédiat, pour lui, le problème était
d'abattre le système capitaliste en frappant, selon sa propre expression, là où
le chaînon était le plus faible, mais étant bien entendu que le socialisme ne
pourra s'instaurer que grâce à l'appui des révolutions européennes et surtout allemande.
Quelles sont les
conséquences?
Lorsque Lénine envisage
de préparer une révolution prolétarienne et socialiste, dans cette Russie
paysanne et retardataire du point de vue technique et économique, le problème
essentiel pour lui est d'élaborer un parti, et d'abord une théorie de ce parti.
Or cette théorie n'existe pas chez Marx.
Marx avait même
assez peu d'intérêt pour ces formes d'organisation et la plus grande part de sa
vie s'est réalisée en dehors d'une organisation communiste proprement dite. Depuis
la dissolution de l a Ligue des communistes jusqu'à la constitution de la
Première Internationale, c'est-à-dire pendant un quart de siècle environ, Marx
n'a même pas essayé, ni de constituer un organisme politique nouveau, un parti,
ni d'influencer les partis déjà existants. Il répondait même avec une certaine
insolence à des socialistes anglais organisés qui venaient lui dire:
"Vous parlez toujours du parti prolétarien, mais c'est nous le parti
prolétarien, nous sommes des ouvriers anglais, vous, vous êtes un intellectuel
allemand et vous n'avez rien derrière vous!" Marx répondait: "le parti
prolétarien, c'est Monsieur Engels et moi-même. Si vous ne voulez pas le croire,
vous verrez que cette réalité est contresignée par la haine générale que nous
portent tous les régimes capitalistes d'Europe alors qu'on vous accepte fort bien".
C'est dire combien, pour lui, le problème fondamental ce n'était pas un problème
d'organisation, mais d'abord d'éducation, de pédagogie du prolétariat.
Lénine est obligé
de procéder d'une manière tout à fait différente. Dès 1902, au moment où il
écrit "Que faire?", il emprunte à Kautsky sa théorie de la conscience
révolutionnaire apportée "du dehors" à la classe ouvrière et aux
masses. Du
dehors, cela
signifie que la conscience révolutionnaire ne peut pas naître de la sphère des rapports
économiques et des luttes syndicales pour de meilleures conditions de vie des
travailleurs; une lutte proprement politique est nécessaire pour mettre fin au
système ou la force de travail est une marchandise. Lénine a aperçu qu'une
lutte de classes n'est pas nécessairement révolutionnaire; il peut exister des
luttes de classes très puissantes, violentes même, qui ne soient pas du tout
révolutionnaires.
Un exemple typique me paraît être celui des Etats-Unis.
C'est probablement
le pays dans lequel il y a les grèves les plus puissantes, les plus fréquentes
et souvent les plus violentes, mais qui ne mettent jamais en cause le principe
du système.
Il s'agit donc pour
Kautsky puis pour Lénine, de créer cette conscience politique en dehors des
rapports de lutte entre le patronat et les ouvriers, mais dans un pays arriéré
où la classe ouvrière est minoritaire et dans un océan de paysannerie
inculte. L'idée d'introduire la conscience "du dehors", met en cause le
principe fondamental du marxisme: en effet dans cette perspective où la conscience
est apportée du dehors, la classe ouvrière ne devient pas sujet de l'histoire, elle
en reste objet. Or, c'est une thèse constante de Marx, pas seulement dans ses
oeuvres de jeunesse, dans ses Manuscrits
de 1844, mais aussi dans son "Capital", de poser le problème dans
des termes tout a fait différents. Dans les Manuscrits
de 44, dans une formulation qu'il emprunte à Moses Hess, il oppose l'être
et l'avoir. Pour lui, le type de la société capitaliste est une société fondée
sur l'avoir de l'homme, ou sa puissance, sa f o r c e , sa richesse se mesurent
par son avoir, et Marx donne une autre définition de la richesse: la véritable richesse,
dit-il, c'est une richesse d'être, et il illustre ce propos en opposant sa
conception du socialisme à celle de Sylvain Maréchal, l'auteur du "Manifeste
de égaux" (trop souvent attribué à Babeuf). Marx fait remarquer que, dans
cette conception de Sylvain Maréchal, le socialisme apparaît comme la
distribution ou la généralisation de
1'avoir. Marx souligne un point, peut-être encore plus important aujourd'hui
qu'à son époque, c'est que le socialisme ne peut pas être la satisfaction des
besoins que le capitalisme a suggérés par la manipulation ou qu'il a exacerbés
par la frustration: il s'agit de découvrir un autre projet de civilisation;
nous sommes ici au centre de la pensée de Marx. Il ne s'agit pas seulement de
l'opposition de l'être et de l'avoir dans les Manuscrits de 1844. Dans "Le Capital", Marx, utilisant le
langage de la philosophie de classique allemande, le langage de Kant, de Fichte
et de Hegel parle d'une inversion des rapports du sujet et de l'objet. Pour
lui, le capitalisme a inversé le rapport du sujet et de l'objet en faisant du sujet
un être dominé par l'objet, c'est-à-dire en faisant de l'homme un appendice de
la machine, un appendice de chair dans une machinerie d'acier. C'est ce qu'il
développe à propos de sa théorie du fétichisme de la marchandise d'une part, et
dans son analyse de l'aliénation. Là encore, en dépit
d'une légende aussi
fausse qu'invétérée, Marx ne renonce, dans "Le Capital", ni au
concept ni au mot d'aliénation. Le socialisme sera - et là encore Marx emploie
une formule hégélienne - une inversion des rapports du sujet et de l'objet. Si
dans le système capitaliste, explique Marx, le sujet est subordonné à l'objet,
la fin dernière du socialisme à son étape ultime, le communisme, c'est de
subordonner l'objet au sujet.
Cette digression
philosophique me paraît extrêmement importante, si nous voulons situer la théorie
du parti et de la conscience apportée du dehors: théorie, je le répète, qui
était d'abord celle de Kautsky. Lénine l'a empruntée dans une situation
particulière où il avait une classe ouvrière minoritaire et dans un pays
essentiellement inculte. Dans cette perspective, lorsqu'elle va se stabiliser, un
parti va parler au nom de la classe, une classe qui est déjà minoritaire, (3%
disions-nous de la population active en 1917) et après la guerre civile et l'intervention
étrangère, cette classe ouvrière qui a fourni les meilleurs cadres aux armées
révolutionnaires est complètement décimée. Pratiquement, au moment où Lénine a
à construire en 1919-1920 le régime, cette classe ouvrière doit représenter
moins de 1% de la population russe, les pertes ayant été effroyables pendant la
guerre civile et l'intervention étrangère. Il y a eu anéantissement des
éléments les plus lucides, les plus conscients et les plus actifs de cette
classe, et l'on arrive à cette situation où le parti parle au nom d'une classe
qui n'existe plus, ou qui n ' existe qu'à peine, ce qui conduit à une deuxième
conséquence, concernant non plus seulement le parti mais l'Etat. La dictature
du prolétariat, dans de telles conditions, devient la dictature du parti, et
pour cause, puisqu'il n'existe pas une base prolétarienne suffisante. En outre,
cette dictature du prolétariat présente ce caractère particulier d'être une
dictature sans prolétariat, faite en son nom mais sans lui. De là une série de
conséquences en ce qui concerne l'Etat.
Marx, qui était un
esprit non pas spéculatif mais au contraire profondément expérimental, n'a
élaboré sa théorie de l'Etat, de l'Etat socialiste, que lorsqu'il a pu avoir au
moins un commencement d'Etat socialiste à analyser: cet exemple fut la Commune
à Paris. C'est seulement après la Commune de Paris que Marx élabore sa conception
de l'Etat. Dans "le Manifeste communiste" il n'y a que des allusions très
vagues à ce que pourrait être un Etat socialiste, mais après la Commune de Paris
Marx écrit, dans son petit livre sur "La guerre civile en France",
tout de suite après la chute de la Commune de Paris: "voilà enfin ce que
je concevais comme la dictature du prolétariat". Or qu'est-ce qui
caractérise cet état socialiste, cet état de type nouveau?
Une première remarque,
c'est qu'il n'est pas dirigé par des Marxistes. Il n'y avait aucun marxiste au
comité central de la Commune de Paris, il y avait une majorité de plus de deux
tiers de proudhoniens et un petit tiers de blanquistes plus
quelques
anarchistes de tendances différentes. Si bien que sous l'influence de sa majorité
proudhonième, ce premier Etat socialiste, que Marx va considérer comme le modèle
initial d'un Etat socialiste, est un Etat curieusement libertaire,
autogestionnaire et fédéraliste. Ceci s'explique sans doute pour des raisons,
là encore, contingentes, historiques, qui tiennent à l'histoire française. En
France la tradition
bureaucratique et
centralisée est très ancienne puisque nous sommes l'un des pays d'Europe qui
ont réalisé les premiers leur unité nationale. Il existe déjà un embryon de
cette organisation bureaucratique de l'unité nationale avec Charles VII, plus
encore avec Louis XI, et ceci atteindra la forme classique avec Louis XIV. Mais
cette centralisation bureaucratique n'est pas seulement une tradition
monarchique: elle est aussi une tradition révolutionnaire. Pendant la
Révolution Française s'affrontent deux courants, comme le montre très bien
Soboul dans sa thèse sur les sections des quartiers de Paris au temps de la
Révolution Française. Il y avait un courant libertaire, sans-culotte , et puis
il y avait le courant jacobin , et ce courant jacobin a été au moins aussi
centralisateur que l'avait été Louis XIV. Cette tradition va se poursuivre dans
l'Etat napoléonien, qui donnera à cette centralisation bureaucratique en France
une forme encore plus éclatante que sous Louis XIV, et durable. Ceci va se
transmettre dans la tradition révolutionnaire, à travers les babouvistes et à
travers les blanquistes, c'est-à-dire jusqu'à la Commune de Paris. Nous avons
donc, au moment de la Commune de Paris, avec cette minorité Proudhonienne qui,
elle, ne se rattache pas, comme les blanquistes, aux jacobins mais qui se
rattache à la tradition sans-culotte, une volonté de faire
contre-poids à cette tradition centralisée et bureaucratique. Voila pourquoi la
Commune de Paris est essentiellement anti-centraliste. Par là même, elle a
permis de définir ce que
Marx appelle une démocratie socialiste qui, dans son esprit, est un synonyme de
la dictature du prolétariat.
Une démocratie
socialiste, qu'est-ce qui la distingue d'une démocratie de type bourgeois
semblable à celle qui a été instituée par la Révolution Française? Ce n'est pas
- Marx l e montre dans son livre sur "La question juive" - la
négation de la démocratie bourgeoise, mais le dépassement de ses limites:
et en particulier
des deux limites fondamentales qui font de cette démocratie bourgeoise une
démocratie formelle: Premièrement, elle n'est démocratie que dans la sphère
politique, et elle ne pénètre pas au niveau économique. On peut donner à un
ouvrier un bulletin de vote tous les quatre ans, le dimanche, mais le lundi
matin, à la porte de l'entreprise, il retrouve une monarchie patronale, que
cette monarchie soit de type absolu ou constitutionnel.
Deuxième limite,
c'est une démocratie indirecte, c'est-à-dire une démocratie déléguée, aliénée
au sens où Rousseau emploie ce terme d'aliénation dans "Le contrat
social". A partir du moment ou il y a délégation, démocratie indirecte,
nous avons une démocratie aliénée: Rousseau considérait la démocratie directe comme une
limite puisqu'il pensait qu'elle n'était possible que dans des petites cités du
type de la cité athénienne. L'exemple est d'ailleurs très mal choisi, car
lorsqu'on parle de démocratie grecque, on oublie qu'il y avait vingt mille citoyens
libres pour quatre cent mille esclaves sans aucun droit politique; par
conséquent le vrai nom serait oligarchie
esclavagiste et non pas démocratie.
Avec la Commune de
Paris nous avons une réaction contre ce type de démocratie qui porte sur trois
points:
- Premièrement: une
tentative de démocratie directe avec la constitution du comité de base: le
comité de quartier, organisme essentiel du pouvoir à une exception près: une concession faite à la minorité
blanquiste: la création du Comité de salut public, avec toujours cette idée de
renouveler, avec cinquante ans de retard, la révolution précédente.
C'est d'ailleurs la tendance de beaucoup de révolutionnaires actuels de
regarder vers les révolutions du passé et d'essayer de les recommencer.
Ce Comité de salut
public est donc l'exception, mais la règle ce sont les comités du quartier, les
comités de bases.
- Deuxième
caractéristique de la Commune: la mise en autogestion des entreprises abandonnées
par leurs propriétaires sous la forme de coopératives ouvrières, les ouvriers désignant
eux-mêmes leur directeur.
- Troisièmement,
mais cela n'est resté qu'à l'état de projet puisque la Commune n'a pas triomphé
en dehors de Paris, le fédéralisme, c'est-à-dire là encore une volonté de
décentraliser contre les excès de bureaucratie.
C'est devant cet
Etat fait par des Proudhoniens, que Marx dit: voilà la forme enfin trouvée de
l'Etat socialiste! C'est pour lui la dictature d'un prolétariat et non pas de
celle d'un parti: et deuxièmement c'est une dictature du prolétariat qui n'est dictature
qu'en raison de la guerre civile(Versailles) mais aussi de la présence des armées
bismarckiennes autour de Paris. Par conséquent, lorsque Marx identifie
démocratie socialiste et
dictature du prolétariat, il est clair, dans son esprit, que la dictature du
prolétariat c'est la forme que prend une démocratie socialiste dans les conditions
d'une contre-révolution armée et d'une intervention militaire étrangère; ce qui
s'était produit déjà d'ailleurs pour la dictature jacobine en face de la
contre-révolution Vendéenne à l'intérieur et de l'intervention étrangère à
l'extérieur.
Or, comment va se
poser le problème pour Lénine en 1917? Nous pouvons ici voir le chemin parcouru
par Lénine en comparant un livre comme "Que faire", qu'il a écrit en
1902 avec ce qu'il écrit en 1917 dans "l'Etat et la révolution" à la veille
des
événements révolutionnaires
et dans ses "thèses d'avril". Chose remarquable, il met tout à fait à
l'écart les thèses de son livre "Que faire"? et lorsque quelques-uns
de ses camarades viennent lui rappeler, très dogmatiquement et d'une manière
très scolastique, les thèses qu'il a développées dans "Que faire", il
les traite de "vieux bolcheviks", et dans sa bouche cela a un sens
péjoratif! Ceux là voulaient refaire en 1917 la révolution de 1905, Lénine au
contraire développe des thèmes absolument opposés à ceux de "Que
faire?", il y a chez lui une véritable réhabilisation de cette spontanéité
qu'il avait combattue avec tant de fermeté dans "Que faire ?" -
Or la spontanéité, c'est le contraire de "la conscience apportée du
dehors". Il n'y a pas contradiction chez Lénine, il y a deux manières
d'agir, à deux moments historiques différents, dans une période de reflux de l
a révolution ou dans une période d'offensive de la révolution.
La spontanéité
n'est pas le contraire de la conscience. Si vous me permettez cette expression
leibnizienne, je dirai qu'on pourrait la définir comme une conscience confuse.
Mao Tsé Toung
emploie une formule qui me paraît très éclairante de ce point de vue : Nous
devons enseigner aux masses clairement ce qu'elles nous enseignent confusément.
Il y a là une dialectique des rapports de la conscience et de la spontanéité,
qui n'oppose pas d'une manière antagonique la conscience apportée du dehors et
la spontanéité.
Au contraire il
existe une dialectique constante entre l'une et l'autre: c'était d'ailleurs
l'opinion de Marx dans ses lettres à Kugelmann. Marx, écrit Lénine, n'apprécie rien
tant que l'initiative historique des masses. Il est remarquable que Lénine a relevé
en 1917 cette formule dans la préface qu'il fit aux "Lettres à
Kugelmann".
A cette époque, c'est-à-dire
entre 1917 et 1920, lorsque l'on lit les textes de Lénine,ce qui caractérise
ces textes, dans leur opposition radicale aux textes de 1902, c'est que Lénine
insiste sur la coopération, sur le mouvement coopératif pour associer les
travailleurs aux mouvements, sur la spontanéité, sur l'initiative historique
des masses. Les textes abondent:
"L'initiative
de millions d'hommes apporte toujours quelque
chose de beaucoup
plus génial que les pensées, même les plus géniales, de quelques dirigeants ou
de quelques théoriciens!" Ce qui est absolument en contradiction avec les thèses
que défendait Kautsky et que Lénine avait reprises à une autre période.
Lénine a vécu une
grande tragédie. Lorsqu'on lit ses derniers textes on a l'impression que cet
homme a dû mourir désespéré, avec le sentiment que toute son œuvre était en
train de s'effondrer, ou tout au moins de s'inverser. Nous avons dit tout à
l'heure que la perspective de Lénine c'était: un socialisme ne doit s'instaurer
durablement et n'être véritablement le socialisme dans un pays comme la Russie,
que
si les prolétariats
européens font leur propre révolution, et il avait surtout les yeux fixés sur
la révolution allemande. Or, après l'écrasement du mouvement spartakiste en
Allemagne, l'exécution de Liebknecht et de Rosa Luxemburg, il ne peut plus
compter sur cet appui et cette possibilité de redressement. Il se produit alors
un phénomène semblable à celui qui s'est produit aux origines de l’Eglise
chrétienne, lorsqu'un historien du christianisme disait: "on attendait le retour du Christ,
c'est l'Eglise qui est arrivée!" On attendait, en effet, un socialisme de
ce type, mais la nécessité de s'installer dans une situation que l'on croyait
provisoire, la nécessité de maintenir le socialisme dans un seul pays alors que
l'appui extérieur ne venait pas, a amené à éterniser les
mesures qui doivent été prises, en ce qui concerne le parti et l'Etat, pour une
période transitoire, en attendant l'arrivée des autres. Si bien que les dernières
luttes de Lénine sont des luttes contre le système qui est en train de se
cristalliser par suite des échecs de la révolution européenne.
1 - Il y a d'abord
chez Lénine une lutte permanente contre la bureaucratie. Il emploie une formule
qui résume par avance ce qui sera le Stalinisme; "nos soviets, écrit-il,
dans les conditions où ils fonctionnent aujourd'hui, c'est-à-dire non plus avec
une participation réelle à la prise de décision des grandes masses, mais
seulement sous la direction de quelques uns des plus instruits de nos
militants, ces soviets peuvent à la rigueur construire encore le socialisme
pour le peuple, mais ils ne le construisent plus par l e peuple! ».
Formule décisive de Lénine en 1920. Il voyait déjà l'arrivée du moment
redoutable. Après
avoir dit: "Notre ennemi principal c'est le bureaucrate, le militant communiste
qui occupe une fonction administrative dans l'Etat ou le parti,il ajoutera dans
une réponse à Trotsky qui parlait d'Etat prolétarien: "De quoi
parlez-vous? C'est un mythe! notre Etat est en principe un Etat prolétarien,
mais c'est un Etat prolétarien premièrement à dominance paysanne et
deuxièmement un Etat prolétarien avec une déformation bureaucratique."
A partir de cette
critique, quels sont les remèdes qu'envisage Lénine? Un beau texte de Lénine
mériterait beaucoup plus que celui qu'on a appelé de ce nom d'être "son
testament". Ce qu'on appelle le testament de Lénine ce sont quelques
recommandations au Comité Central sur le changement des personnes et en
particulier sur Staline.
On a monte en
épingle ce texte parce que cela justifie après coup le rejet de Staline, mais
le texte le plus important est celui "Sur la coopération", où il
montrait que la formule coopérative était la seule qui permettait d'associer
les larges masses, y compris paysannes, à l'élaboration et à la prise des
décisions. Dans le langage d'aujourd'hui, nous appellerions ceci un modèle
d'auto-gestion du socialisme, à la différence des modèles centralisés.
Le premier remède
qu'il propose c'est la coopération. Il envisage une longue période
d'apprentissage pour les paysans, au moins 25 ou 30 ans, pour que, sur la base
de leur propre expérience, ils arrivent à concevoir le socialisme. Vouloir précipiter les
choses ne ferait que tout remettre en question.
Deuxièmement, il
définit dans ce texte ce qu'il appelle une "révolution culturelle ».
Dans un peuple inculte, disait-il, il ne peut pas y avoir de participation
réelle à la prise de décision de la part des larges masses. Par conséquent,
nous ne deviendrons un pays socialiste, dit Lénine, que si nous réalisons cette
révolution culturelle grâce à laquelle les grandes masses, cultivées, pourront
effectivement prendre part aux décisions. Voilà l a deuxième préoccupation.
La troisième
préoccupation de Lénine concerne le communisme à l'extérieur de l'Union Soviétique.
Lénine est également très anxieux lorsqu'il voit les partis communistes des
autres pays imiter ce qui n'était qu'un modèle provisoire. Il insiste sur un
thème qui , aujourd'hui encore, a une importance décisive pour l'avenir de ces
partis; Lénine demande que l'on distingue ce qui, dans la Révolution d'Octobre,
a une valeur universelle d'exemple et ce qui est spécifiquement russe. Ce qui
est spécifiquement russe, c'est l'interférence des problèmes entre la
construction du socialisme et les problèmes de la lutte contre le
sous-développement, et ceci naturellement a déformé et gauchi le modèle.
Autrement dit, Lénine enseignait à distinguer ce qui découle des principes et ce
qui découle de l'histoire. Mais à partir de 1922, en raison de sa maladie (il va
mourir en 1923 mais il était déjà hors circuit en 1922, et même à la fin 1921)
la situation échappe entièrement à Lénine.
2 - Ici commence la
deuxième série de réflexions que je voudrais vous soumettre: comment Staline a dogmatisé
le schéma de Lénine? Il est assez facile de trouver les textes fondamentaux,
car il y a une bible du Stalinisme qui s'appelle curieusement "les
principes du Léninisme". Il reste assez peu de léninisme dans ces textes,
qui sont une dogmatisation du léninisme.
Qu'est-ce que
j'entends par dogmatisation? Dogmatiser, c'est considérer comme valable en tout
temps et en tout lieu ce qui a été défini et préconisé dans une situation
historique déterminée. Ce que Lénine avait dû improviser pour résoudre les
problèmes spécifiques de la Russie à un moment particulier
de son histoire,
et, en particulier, en ce qui concerne le parti au début du siècle, voilà qu'on
va en faire un principe
universel valable
en tout temps et en tout lieu.
Je prendrai
quelques exemples qui me paraissent caractéristiques et qui ont une importance pour
le jugement que nous pouvons porter sur le système aujourd'hui.
D'abord celui de la
conception du parti, fondée sur la thèse selon laquelle la conscience
révolutionnaire est apportée aux masses "du dehors". Pour la défendre
il faut gommer radicalement tout ce que Lénine a pu écrire à partir de 1917,
c'est-à-dire au moment où il réfléchit sur les conditions concrètes du
développement de la révolution, et théoriser sur le seul livre "Que faire ?",
qui reste malheureusement une sorte de manuel fondamental d'organisation pour
la plupart des partis communistes dans le monde.
Pour justifier
cette théorie, on va la rapprocher de la théorie de l a connaissance développée
par Lénine - là encore dans des circonstances très particulières dans la lutte qu'il
avait à mener contre certains courants philosophiques aux environs de 1906-1907
- dans son livre "Matérialisme et empiriocriticisme". Marx était un
philosophe de profession, mais dans le maniement des concepts philosophiques il
y a, chez Lénine, une certaine gaucherie qui entraîne des confusions si on ne
l'étudie pas dans son ensemble.
Par exemple il
parle souvent, dans cet ouvrage de ce qu'il appelle une "théorie du reflet",
selon laquelle la connaissance serait un reflet plus ou moins exact de la
réalité extérieure. Cette théorie du reflet est imprégnée, chez Lénine, d'une
certaine tendance empiriste et même positiviste, bien qu'il s'en défende.
Lénine lui-même, d'ailleurs s'est aperçu qu'il y avait là une théorie
insuffisante puisque, en pleine guerre et a un moment où ses tâches de militant
étaient plus importantes que jamais, il se met à étudier, dans une bibliothèque
suisse, la "Logique" de Hegel et à écrire ses "Cahiers philosophiques"
qui sont, à mon avis l'oeuvre philosophique fondamentale (et non pas
"Matérialisme
et empirio-criticisme"). Dans ces "Cahiers" il fait, à l'égard
de "Matérialisme et empirio-criticisme" écrit en 1905, la même
autocritique qu'il avait faite à l'égard de "Que faire" au moment de
ses "Thèses d'avril", c'est-à-dire à la veille de la Révolution. Il
ne retient plus les thèses empiristes, positivistes et dogmatiques du reflet,
mais au contraire il reprend l'essentiel de la conception dialectique de Hegel.
Or, du temps de
Staline, on ne réédite pas les "Cahiers philosophiques" de Lénine, on
ne réédite pas les "Manuscrits de 44" de Marx, c'est-à-dire tout ce
qui pourrait corriger les erreurs empiristes de la théorie du reflet avec la
conséquence politique immédiate qui découle de cette théorie de la
connaissance, c'est-à-dire une conception du parti considéré comme investi de
la charge d'apporter "du dehors" à la classe ouvrière la vérité. Il y
a là un phénomène de substitutions ou d'identifications successives qui
aggravent le problème: à partir du moment où un petit groupe d'hommes, le
parti, possède le reflet du réel, le reflet authentique, et doit l'apporter aux
masses, ce groupe va devenir de plus en plus réduit. Comme l'a noté Trotzki
déjà le parti parlait au nom de la classe, puis l'appareil va parler au nom du
parti, puis la direction va parler au nom de l'appareil, et à la limite un seul
parlera et pensera au nom de tous, c'est ce que l'on appellera le culte de la
personnalité. C'est un mot qui ne signifie rien; car Staline dans cette
affaire, est beaucoup moins la cause, que 1'effet de tout un système. Parler de
culte de la personnalité, c'est escamoter les défauts de la logique d'un
certain système, c'est une façon de le continuer. Si tout va mal simplement parce
que le chef était un mauvais homme, il suffira de le remplacer par un homme
meilleur pour que tout aille bien, ce qui est la pire des erreurs quand c'est
le système lui-même qui est mis en cause. Mais nous y reviendrons dans un
instant à propos du XXème congrès.
Dans cette
perspective, le parti n'est plus l'organe de la conscience de la classe, il devient
un organe de commandement.
Deuxième exemple:
celui du problème de l'alliance avec les paysans qui était une nécessité
absolue dans un pays comme la Russie. Marx disait déjà que, dans la plupart des
nations européennes où la paysannerie reste une force importante, une
révolution prolétarienne ne sera possible que liée à un renouvellement de la
guerre des paysans d'Allemagne.
Lénine concevait
cette alliance d'une façon loyale puisque, prenant le pouvoir, il renonce au
programme agraire du parti bolchevique et il adopte le programme des cahiers de
doléances des paysans de l'époque sur le thème "la terre et la liberté":
puis il veut amener les paysans, dans un cycle de 25 à 30 ans, par le système
coopératif, au socialisme. Or, après la mort de Lénine, on va essayer de forcer
l'histoire et d'obtenir cette collectivisation, sans attendre que se fasse
l'expérience paysanne: la collectivisation est décidée pour eux, en dehors
d'eux, et imposée sous une forme répressive, si bien que l'agriculture
soviétique, aujourd'hui encore, ne s'est pas relevée du coup qui lui a été
porté à cette époque.
Troisième
déformation, ou même inversion, en ce qui concerne l'Etat.
Les soviets, qui
étaient non pas une invention théorique de Lénine, mais une création spontanée
des ouvriers en 1905, étaient à ce moment-là des conseils ouvriers pour l'autogestion
économique et pour l'autodétermination politique. En 1917 Lénine reprend cette
thèse des soviets, les conçoit comme des organes de la démocratie directe du
point de vue politique, et ensuite il organise le contrôle ouvrier. Dans la
conception Stalinienne, et selon la propre expression de Staline, les Soviets,
comme d'ailleurs les syndicats, et
toutes les
organisations de masse, deviennent des "courroies de transmission" du
parti et de l'Etat: la métaphore même, avec son caractère mécaniste, montre
combien on est loin de la dialectique marxiste.
Quatrièmement: le
modèle de développement du socialisme.
Pour tenir dans un
seul pays, il fallait absolument, selon l'expression de Staline,
"rattraper et dépasser", du point de vue économique et du point de
vue militaire, les pays capitalistes avancés.
Mais l'écart par
rapport au marxisme commence à grandir, lorsque l'on aborde la méthode pour y
parvenir. Il se produit ici un phénomène
extrêmement curieux et qui est l'un des traits aujourd'hui essentiel du système
soviétique.
Marx avait élaboré
dans "Le capital", les lois fondamentales du développement du
capitalisme sur l'exemple anglais, et il avait formulé la loi de la priorité
absolue de ce qu'il appelle "la section Un", (c'est-à-dire la
production des moyens de production, l'industrie lourde en général), sur la section
Deux, (la production des moyens de consommation). Marx donne ceci comme une description
du système anglais. Or dans l a théorie et dans la pratique soviétique, on procède
à une double transformation: premièrement on passe du descriptif au normatif: on
admet que ce qui était décrit comme une loi objective devient une loi au sens
politique et moral du terme, alors qu'il s'agissait d'une loi scientifique dans
l'esprit de Marx. Deuxièmement,
on fait d'une loi de développement du capitalisme un dogme du développement du
socialisme, ce qui va amener à intégrer au socialisme les critères de croissance
et les critères de développement du capitalisme lui-même. Sauf les Chinois qui
ont rompu avec ce dogme [les
choses ont bien changé depuis,ndlr 1014] non sans efficacité, même
du point de vue économique, ce thème de la priorité absolue de l'industrie
lourde, en sacrifiant d'une façon permanente le niveau de vie, est resté la
loi. Le seul correctif qu'on a tenté d'apporter est très récent: au XXIVème
congrès, lorsqu'après les événements de Pologne Brejnev a pensé qu'il fallait
peut-être transformer légèrement le Plan et mettre un peu plus l'accent
sur la
consommation.
Mais ce qui est
plus grave c'est qu'il y a eu contamination par les objectifs qui étaient ceux
du capitalisme. On y a admis une fois pour toutes l'autonomie de la vie
économique, ce que Hegel a appelé "la société civile", les rapports
des hommes devenant essentiellement des rapports économiques.
Le critère
essentiel du progrès, pensait-on au XVIIIème siècle, c'est le développement ou
la croissance comme on dirait aujourd'hui. C'est une sorte de dogme: la
croissance devient une fin absolue. Cela caractérise assez bien l'éthique
immanente du système capitaliste. Mais à partir du moment où l'on a adopté ces
lois de développement et cette conception, le socialisme a été contaminé par
cet idéal de la société de consommation. On a intégré ce modèle de développement,
et accepté cette finalité sans fin qui est celle du capitalisme. (Tout au moins
sans finalité humaine). Cet impératif absolu de la croissance est devenu une sorte
de religion des moyens.
Les conséquences
sont extrêmement graves: Khrouchtchev a développé le même thème, "rattraper
et dépasser le monde capitaliste". Il dit aux Etats-Unis: nous ferons
mieux que vous! Mais depuis quand l'idéal du socialisme c'est de faire un
capitalisme amélioré?
Ce qu'on attendait
de lui c'est qu'il fasse autre chose! Faire mieux que les Etats-Unis...!
Serait-ce un progrès que d'avoir plus d'automobiles que les Etats-Unis? Quelles
sont les conséquences aussi en ce qui concerne la culture, les arts, et
l'homme? (Je me
contente d'énumérer ici, parce que chacun de ces chapitres mériterait une
analyse particulière).
C'est la
transformation de la théorie philosophique marxiste
elle-même, qui
cesse d'être une méthode de recherche pour devenir un instrument
d'apologétique, une justification à partir d'une conception qui n'a plus rien à
voir avec la dialectique. On la
définit dogmatiquement comme la théorie des lois les plus générales du
développement de la nature, de la société, de l'histoire, et même de l'esprit. C'est
une philosophie de l'histoire qui n'a rien à voir avec le Marxisme.
Même perversion en
ce qui concerne les arts: une conception
utilitaire. Les
théories successives de Jdanov, de Staline, de Khrouchtchev, de
Brejnev, sur le réalisme socialiste, montrant que l'esthétique joue un rôle
central, parce que sous le nom de réalisme socialiste il s'agit d'éviter de
poser le problème des fins, d'éviter que l'artiste prenne une certaine
distanciation à l'égard d'une société et qu'il y exerce son rôle prophétique.
Marcuse a décrit
l'homme "unidimensionnel", positiviste, des sociétés capitalistes. Malheureusement
on est arrivé à quelque
chose de semblable dans les régimes du type soviétique. Il n'y a plus
distanciation à l'égard du réel. Ici encore il y a inversion de la
théorie de Marx. Lorsque Lassalle, qui était en même temps un militant et un dramaturge,
écrivait des pièces de théâtre apologétiques pour faire l'éloge du socialisme, Marx
lui écrivait: "Tu devrais moins Schilleriser et un peu plus
Shakespeariser,"c'est à dir e non pas exposer un thème de propagande mais
poser les problèmes à partir des hommes, toujours
transcendants par rapport au système social. L'on est ainsi conduit à une
conception mécaniste de l'homme; le socialisme est réduit à son aspect
économique.
Luigi Longo, le
secrétaire général du Parti communiste italien faisait remarquer très fermement :"l'abolition
de la propriété privée des moyens de production est une condition nécessaire du
socialisme, mais ce n'est pas une condition suffisante pour amener, ni une
démocratisation politique, ni un homme nouveau, ni un renouveau culturel.
De même à l'égard
de la religion. Il y a eu des polémiques assez violentes, en particulier
lorsque Illytchev avait développé ses thèses affirment qu'on ne ferait pas le
communisme tant que la religion subsisterait. Ce qui est inverser la position de
Marx disant au contraire: on ne supprimera les aliénations religieuses que
lorsqu'on aura détruit les racines politiques, économiques et culturelles de
cette aliénation.
Si bien que le
problème est aujourd'hui posé en U.R.S.S. d'une manière absolument opposée à
celle du Marxisme. Lorsqu'il définissait l'objectif fondamental du socialisme, Marx
disait: le problème, c'est de créer des conditions économiques sociales et
politiques telles que tout homme qui porte en lui le génie d'un Mozart puisse
l'épanouir pleinement. Nous sommes très loin ici de la simple abolition de la
propriété privée des moyens de production qui est une Condition du socialisme
mais qui n'en est pas la fin dernière.
Dernière série de
conséquences, la septième, ce sont les conséquences en politique extérieure.
Du point de vue de
Marx, le problème du passage au socialisme se fondait sur les contradictions
fondamentales entre capital et travail, d'où il
découlait que le socialisme devait être un développement spécifique en chaque
pays puisque le socialisme
n'est pas une
formation économique et sociale autonome. Il est un système de transition. Il
n'est pas sur le même plan que la féodalité, le capitalisme ou le communisme.
Le socialisme c'est
une transition entre le communisme comme objectif et puis un système antérieur
qui peut être un système féodal, qui peut être le mode de production asiatique
comme c'était le cas en Chine, qui peut être un capitalisme arriéré,
et dans chacun de
ces cas, il y a un modèle de socialisme fondamentalement différent.
Si l'on passe d'un
seul coup de la féodalité au socialisme, il est clair que l'on aura un
socialisme très différent d'un socialisme qui serait le dépassement d'un capitalisme
pleinement développé.
C'était le point de
départ de Marx, d'où découlaient deux conséquences pratiques: la reconnaissance
de la pluralité nécessaire des modèles, et deuxièmement, pas d'exportation de
la révolution.
Il faut aussi tenir
compte d'une autre série de contradictions, les contradictions
inter-impérialistes comme disait déjà Lénine.
Chez Lénine, pendant
une période transitoire, c'est-à-dire en attendant d'autres révolutions, cela se
justifiait. C'est pourquoi il signe la paix de Brest-Litovsk dans des
conditions
effroyables, pires,
disait-il, que celles de la Prusse devant Napoléon, mais c'était une condition
nécessaire à la survie: gagner du temps.
Deuxième principe:
ne pas exporter la révolution, d'autre part, ne pas faciliter par un conflit
militaire la formation d'un bloc d'intervention: enfin, aider toutes les forces
anti-impérialistes. Lénine disait: nous défendrons même les féodaux afghans
parce que c'est une manière d'affaiblir l'impérialisme anglais.
C'est une politique
qui se justifie historiquement dans une période déterminée; elle ne découle pas
des principes. Or, chez Staline, cette utilisation des contradictions
inter-impérialistes devient une fin en soi. Il continue à proclamer en paroles
que ce sont les contradictions entre capital et travail qui sont essentielles,
mais il ajoute: en fait, si en théorie ce sont les principales, ce sont les
contradictions inter-impérialistes qui sont les plus importantes! Et il mise
sur ces contradictions pour faire, non plus une politique de principe, mais une
politique de puissance, en adoptant les mêmes critères que les autres puissances.
C'est ce qui s'est produit
au moment du développement de la révolution chinoise.
On voulait imposer
les critères d'une révolution soviétique, se battre là où la classe ouvrière
était la plus forte: et en 1929 ce sont les massacres de Shangaï et de Canton,
parce que là où la classe ouvrière était la plus forte c'était là aussi que se trouvaient
les principales forces économiques et militaires du capitalisme chinois, et
surtout de l'impérialisme extérieur.
C'est la politique
de Yalta et des zones d'influence: c'est la théorie du modèle unique appliqué
contre la Yougoslavie en 1948 et contre la Chine en 1958, et finalement contre
la Tchécoslovaquie en 1968. On ne raisonne plus en termes de principes
révolutionnaires, mais en termes de glacis et autres.
Une dernière
réflexion sur les crises et les perspectives du système.
Comment s'est
manifestée la crise. Elle s'est manifestée à l'occasion du XXème Congrès
lorsque Khrouchtchev a révélé les méfaits du système. Il a eu le mérite de
poser le problème. Ce qui apparaît essentiellement au XXème Congrès c'est que
les
méthodes
antérieures: méthodes de planification strictement centralisée, de croissance purement
quantitative, et de centralisme bureaucratique, ont permis le décollage économique du pays
(quand on manquait de tout, cela a été efficace). Ces méthodes ont permis
d'accomplir certaines tâches nationales: l'indépendance nationale de la Russie que
la bourgeoisie russe avait été incapable de réaliser, l'industrialisation, et
puis des réussites sociales, la diffusion de l'instruction(je ne parle pas de
son contenu) et le système de santé. Mais si tout cela s'était révélé efficace
au départ, à partir d'un certain niveau de développement économique et
culturel, ces méthodes, qui avaient permis une croissance rapide, deviennent un
obstacle à un développement nouveau. Seul, à cette époque, Togliatti le chef du
parti italien, a posé le vrai problème: ce n'est pas la personnalité, c'est le
système qui doit être mis en cause. Non pas le système socialiste, mais le
modèle soviétique.
Sans une remise en
cause fondamentale du modèle soviétique, l'espérance socialiste serait morte.
Ses perspectives extérieures sont fondées sur des schémas complètement périmés:
l'on répète par exemple: "les contradictions du capitalisme s'aiguisent »
sans analyser les formes nouvelles de ces contradictions du capitalisme et les
remèdes qu'il a su trouver à ses propres difficultés. L'on ne peut pas fonder
une politique révolutionnaire sur une telle méconnaissance et une telle
sous-estimation des possibilités de l'adversaire. Enfin l'on en est arrivé à
une conception assez curieuse de la coexistence pacifique: il faut éviter les
conflits militaires parce que le temps travaille pour nous: nous allons pouvoir
dépasser la productivité des pays capitalistes, et par conséquent
l'essentiel c'est d'attendre. Nous ferons beaucoup mieux la société de consommation
que les capitalistes veulent faire, et par conséquent le prolétariat mondial pourra
nous juger sur nos actes.
Inutile de
souligner que toutes ces prévisions ont été infirmées. Cela a conduit à une
série de crises, de protestations contre l'unité du modèle: Hongrie, Pologne,
R.D.A. en 1955-1956, Tchécoslovaquie en 1968, Pologne en 1970. Or, toutes ces
manifestations sont très différentes les unes des autres, mais elles ont un
trait commun, elles sont dirigées contre le modèle Stalinien, la première tentative ayant été
faite par la Yougoslavie. Les mots d'ordre ont toujours été les mêmes:
conseils ouvriers et auto-gestion.
C'est à partir de
là que pourrait peut-être s'organiser la réflexion sur les perspectives d'un
marxisme tel que le concevait Marx.
Le refus de tenir
compte de cette exigence fondamentale a aggravé les contradictions du modèle
soviétique. Le sort de la réforme économique en est un indice. On a décentralisé,
mais décentraliser cela n'a pas consisté à faire participer plus de gens à la
décision; on a décentralisé en donnant un peu plus d'autonomie aux directeurs
des entreprises qui sont les représentants de l'Etat. Deuxièmement, on s'est
efforcé de moderniser en cybernétisant. Mais si Lénine pouvait dire: le
socialisme c'est les soviets plus l'électricité, je ne pense pas que l'on
puisse dire: le communisme c'est le stalinisme plus l'ordinateur.
Autre remarque,
cette démocratie peut de moins en moins être dualiste, déléguée, aliénée, c'est
contraire même aux implications profondes de cette réforme cybernétique.
Enfin, elle exige
une autre attitude envers l'homme et envers sa culture.
En conclusion, si
nous voulons juger les rapports de l'Union Soviétique avec la pensée marxiste,
1'éloignement du marxisme originel est venu de ce que l'on a théorisé sur un
modèle contingent comme s'il était un modèle nécessaire. En U.R.S.S., le
socialisme de type marxiste a été radicalement subverti. En réduisant la définition
du socialisme à l'une de ses composantes économiques: l'abolition de la
propriété privée des moyens de
production. Mais le fait de prélever la plus-value, non plus entreprise par
entreprise comme dans un régime capitaliste, mais de la prélever au niveau
national et par l'intermédiaire de l'Etat, ne met fin, ni au salariat, ni aux
différentes formes de l'aliénation et de la domination du travailleur.
C'est-à-dire que l'on a substitué au capitalisme, non pas un régime
prolétarien, mais une techno-bureaucratie, en perdant de vue l'objectif
fondamental, le passage de l'avoir à l'être et l'inversion des rapports du
sujet et de l'objet.
Je voudrais
souligner que se demander dans quelle mesure l'Union soviétique répond aux
exigences du marxisme, ne consiste pas à comparer les écrits de Marx avec les
actes des Soviétiques. Ce serait une conception dogmatique: Marx a dit...et ils
ont fait. . . J'ai évité d'employer cette méthode. A mon avis, l'essentiel de l'héritage de Marx ce n'est
pas le Marxisme, c'est la prospective. Le marxisme ne se
réduit pas - comme
des disciples dogmatiques, (tels que Kautsky ou Staline), l'ont fait- soit à un
catalogue de lois économiques valables en tout temps et en tout lieu soit à un
catalogue des lois philosophiques (Trois principes du matérialisme, quatre lois
de la dialectique, cinq étapes de l'histoire, trois, quatre, cinq... C'est le
marxisme sans larmes comme il
existe un petit livre qui s'appelle "le latin sans pleurs").
Malheureusement les choses sont moins simples, et lorsque je dis que l'héritage
essentiel de Marx ce n'est pas le marxisme mais la prospective, j'entends par
là une méthodologie de l'initiative historique, à la fois une science et un
art, permettant de découvrir, à partir des contradictions d'une époque déterminée
et d'un pays déterminé, les possibles futurs capables de les surmonter. C'est
seulement en abordant ce problème de ce point de vue que l'on peut faire une
critique, non pas rétrospective, mais une critique prospective du modèle
soviétique.
Roger Garaudy
Texte dactylographié non daté (d'une conférence ?) - sans doute au début des années 1970.