Encyclique
"Evangelium Vitae"
ROGER GARAUDY
REPOND A JEAN PAUL II
Le
ralliement de l'Eglise romaine à la République n'aura
duré
qu'un siècle.
Le 18
octobre 1890, le cardinal Lavigerie écrivait
au
Ministère français de l'Intérieur, que le Saint-Siège
reconnaissait
" la nécessité d'une adhésion explicite de
l'épiscopat
français à la forme républicaine." Ce ralliement
divisait
les catholiques français dont un grand nombre partageait
l'opinion
de Mgr Frepel, évêque d'Angers et député, déclarant à
la
Chambre que la République n'est "pas une simple forme de
gouvernement"
mais "une doctrine anti-chrétienne".
Le
ralliement fut pourtant confirmé par une Encyclique
du pape
Léon XIII, le 20 février 1892.
Le 30
mars 1995, le Pape Jean Paul II, dans l'Encyclique,
Evangelium
vitae , révoque ce principe au nom d'un autre
principe
qu'il faut bien appeler par son nom : la théocratie.
"La
loi de Dieu est au-dessus des lois humaines ",
proclamait
récemment un imam musulman intégriste soulevant à
juste
titre l'indignation, non point (pour les croyants du moins)
par
mépris de la loi de Dieu, mais par la prétention de se mettre
à la
place de Dieu pour proclamer en son nom la "loi". Le pape
Jean-Paul
II émet la même prétention que son homologue,
l'intégriste
musulman, en opposant la législation civile à la loi
de Dieu
(III, 74).
L'un et
l'autre oublient la sage humilité de la foi que le
théologien
protestant Karl Barth résumait en cette simple
formule
: " Tout ce que je dis de Dieu, c'est un homme qui le
dit
" . Car, ceux-mêmes qui croient que Dieu a
parlé en des livres
révélés,
ne sauraient oublier que ce sont des hommes qui ont
écouté
la parole, l'ont traduite, l'ont interprétée. Bossuet, dans sa
Politique
tirée de l'Ecriture Sainte , y trouvait la
justification du
pouvoir
absolu de Louis XIV, et de son "droit divin", tout
comme
le juriste musulman El Mawerdi (972-1058) dans son
traité Du
pouvoir ne faisait pas au Calife un devoir de consulter
(shura)
son peuple. Jean Paul II s'attribue le même "droit divin"
que les
anciens despotes. S'autoproclamant supérieur au Conseil
d'Etat,
i l écrit que "les lois qui autorisent l’avortement [...] sont
entièrement
dépourvues de valeur légale" (chap. III,
72). A
partir
de ce principe, il appelle à y désobéir comme contraires à
la loi
de Dieu (III, 74).
Jésus
n'a jamais procédé ainsi par voie de
commandements,
encore moins assortis de sanctions, alors que
le Pape
menace d'excommunication les contrevenants à sa loi,
en
invoquant le droit canonique (chap. III, 62). Déjà l'affaire du
voile
dit "islamique" créait le précédent d'une discrimination
religieuse
et d'une intolérance. Car c'est faire un procès
d'intention
de considérer que le voile est une forme de
propagande,
alors que le port de la kipa juive, du vêtement de
certaines
religieuses ou des croix chrétiennes ne soulevaient
pas,
heureusement, ces suspicions.
Quoi
qu'en disent les intégristes de tous bords, il est aussi
intolérant
de les interdire que de les imposer.
Le
précédent de telles discriminations, qu'elles viennent
du
gouvernement français ou de l'évêque de Rome, nous ont
engagés
dans une escalade de la désintégration civique. Ce sont
maintenant
les chefs d'une autre communauté religieuse, juive
cette
fois, qui opposent, comme le dit le juriste Aguila au
Conseil
d'Etat, "le temps de l'école et le temps de Dieu ",
réclamant
en leur faveur une dérogation aux horaires légaux.
Va-t-on,
dans cette voie, accepter une "législation à la
carte"
où chacun ne retiendrait des lois que ce qu'il croit être
conforme
à celle de son Dieu ?
La
laïcité ne consiste nullement à exclure la foi de
quiconque,
mais au contraire à les respecter toutes à la condition
qu'elles
ne prétendent pas substituer leurs lois à celles que la
communauté
s'est données.
Rien
n'est plus louable que la défense inconditionnelle de
la vie.
Mais comment alors justifier la peine de mort (chap. III,
55) en
prétendant " qu'il existe une tendance croissante à en
réclamer
une application très limitée, voire même une totale
abolition
" (III, 56) alors que, par exemple, les
Etats-Unis
viennent
de l'étendre à 38 de leurs Etats et que 2 000 condamnés
y
attendent leur exécution ?
Comment
peut-on défendre aussi inconditionnellement la
vie des
"enfants non-nés" et ne pas dénoncer avec la même
vigueur
le massacre d'enfants "déjà nés", par exemple par le
maintien
de l'embargo contre l'Irak qui a déjà tué plus de
140 000
enfants et menace la vie de deux millions et demi de
personnes
atteintes de maladies découlant de la malnutrition ?
Comment
"reconnaître dans les progrès déjà accomplis
les
signes d'une solidarité accrue entre les peuples" (I,
26) alors
que le
modèle de croissance gaspilleuse de l'Occident coûte, à
"ceux
qui n'ont pas", l'équivalent de morts de un Hiroshima tous
les
deux jours, et que les rapports des Nations Unies nous
apprennent
que l'écart entre le Nord et le Sud ne cesse de
s'aggraver
?
Le Pape
ignorerait-il que 13 millions d'enfants de moins
de 5
ans meurent chaque année de malnutrition ou de faim ?
Que 250
000 enfants sont, pour les mêmes insuffisances
alimentaires,
atteints de cécité, 120 000 de déficience mentale,
100 000
paralysés ? Qu'aux Etats-Unis même, un enfant sur 8
ne
mange pas à sa faim, et que 60 % des mères n'y bénéficient
ni
d'allocations ni de protection de l'emploi en cas de maternité.
Tout
cela, il l'apprendrait aisément si la réalité humaine
l'intéressait
plus que les dogmes (sur lesquels il entend fonder ce
qu'il
croit son "infaillibilité" morale) en lisant simplement les
données
de l'UNICEF {Le progrès des nations , 1993) que je
viens
de citer.
La vie
de l'enfant ne serait-elle sacrée qu'à l'état
embryonnaire
?
Comment
peut-on prétendre apporter "l'Evangile de vie",
en
ignorant si totalement les réalités concrètes de la vie ?
Cette
rupture avec la vie réelle entraîne un double
langage
et une contradiction permanente entre les paroles et la
pratique.
Comment
peut-on parler de "l'idolâtrie de l'argent " et de
l'écrasement
des peuples, dire même qu'on accepte " l'option
préférentielle
pour les pauvres " en combattant les théologiens
de la
libération qui la mettent en pratique, et en envoyant en
même
temps sa "bénédiction spéciale" au général Pinochet (le
30 mars
1993), en étant le seul gouvernement au monde à
reconnaître
la junte des tortionnaires qui ont chassé le père
Aristide
? En combattant Mgr Ruiz, évêque au Chiapas, lorsqu'il
défend
les indiens et les plus déshérités du Mexique ?
Enfin,
quel étrange silence, en cette Encyclique, contre
l'avortement
et la contraception, sur le préservatif !
Certes
le Pape a le droit, à titre personnel, de revenir sur
les
déclarations du Concile de Vatican II : "le mariage n'est pas
institué
en vue de la seule procréation" (Gaudum et
spes, 50, 3)
mais il
est étrange que, se référant à maintes reprises à une "loi
naturelle"
(62, 65, 72, etc.) qui en effet s'impose à toutes les
espèces
animales, le Pape ne distingue pas, par exemple, entre
une
publicité faisant du préservatif un moyen de favoriser des
rencontres
de passage et une sexualité sans amour par seule peur
du
sida, et d'autres utilisations possibles, non seulement pour se
préserver
de la maladie, mais aussi, en des couples stables, pour
maîtriser
le rythme des naissances sans exclure pour autant les
valeurs
d'expression et de communication de l'amour charnel.
Ici
encore, la coupure est totale entre le littéralisme
dogmatique
et les risques, comme les joies, de la vie
quotidienne.
Selon
une prédiction d'André Malraux (qui me paraît
dans le
chaos de cette fin de siècle de plus en plus probable et
exaltante)
: "Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas",. Si
les
dirigeants des religions instituées (chrétienne, juive ou
musulmane)
s'obstinent dans cet intégrisme si éloigné des
problèmes
vitaux de notre temps, le danger est grand qu'elles ne
soient
pas à la hauteur des exigences de cette spiritualité
nécessaire
pour échapper au suicide planétaire auquel nous
conduit
le véritable ennemi commun : le monothéisme du
marché.
Le 12 avril 1995
[Ce texte a été diffusé en brochure de 8 pages présentant deux livres de Garaudy: voir images illustrant cet article]