Pourquoi se
replonger dans la pensée de Karl Marx en ce début du 21e siècle, alors que
des régimes se réclamant du marxisme se sont écroulés lamentablement, que
des courants socialistes majeurs lui ont tourné le dos, que la classe
intellectuelle dans sa quasi-totalité le couvre d’opprobe quand elle ne lui témoigne
pas une dédaigneuse indifférence ?
Pour 2 raisons :
- l’analogie entre les sociétés qu’étudiait Marx avec les sociétés
capitalistes émergentes actuelles, notamment en Asie Orientale, dont
l’influence risque de s’étendre au monde entier
-
l’analogie entre la situation actuelle et celle que trouvait Marx en
son temps quant au « blocage de la roue de l’Histoire »
Analogie entre les sociétés qu’étudiait
Marx et les sociétés capitalistes émergentes actuelles, notamment en Asie
Orientale.
De nombreux pays dits émergents, notamment les pays d’Asie Orientale
encore dirigés par un parti communiste, dont l’ « ouverture »
est interprétée comme une victoire de l’Occident, se sont en fait éveillés
à un système capitaliste que d’aucuns qualifient de sauvage car sans réel mécanisme
de régulation. On y voit les principaux ingrédients des sociétés qui se sont
prêtées à l’analyse de Marx à la fin du 19è siècle. Leur poids démographique
et par suite, économique, risquent d’entrainer le reste du monde dans leur
sillage, tant sur le plan de la régression sociale, de la précarité, que
celui d’un productivisme effréné (1).
Les corollaires majeurs en sont l’accélération de l’épuisement des
ressources naturelles et de la pollution. En fait, bien que de nombreux aspects
de ces sociétés et du monde actuel n’aient pas pu être étudiés par Marx (2),
la méthode que l’on peut dégager
de sa pensée originelle, permettrait, en l’adaptant voire en la dépassant,
de mieux appréhender les réalités d’aujourd’hui.
Analogie entre la situation actuelle et
celle que trouvait Marx en son temps quant au blocage de la roue de l’Histoire.
Comme nous, Marx
se trouvait devant un « blocage » de la roue de l’Histoire,
avec le souci de la relancer. En effet, la société bourgeoise de la fin
du 19è siècle était considérée par les meilleurs esprits de cette époque,
dont Hegel, comme le modèle idéal d’une société humaine, le stade de dévelopement
ultime, l’aboutissement de l’Histoire. Après y avoir relevé les injustices
et les aliénations, Marx a su déceler
ses contradictions, indiquant ainsi le moteur et la direction de son changement.
Notre expérience
actuelle est analogue. L’horizon de notre pensée est obstrué par la
conjonction de deux dogmes « inébranlables » : la démocratie
parlementaire et l’économie de marché. La roue de l’Histoire s’arrête,
là aussi, face à cet « horizon indépassable ». « Fin de
l’Histoire ! », disait il y a quelques années, Francis Fukuyama.
Et pourtant,
lequel des ces « ultimes aboutissements » de l’intelligence
humaine ose prétendre pouvoir régler les problèmes les plus aigus de notre
temps : l’épuisement des ressources (40 ans de réserve de pétrole, 70
de gaz, 55 années d’uranium …), la pollution, le fossé inégalitaire entre
riches et pauvres (« les pas des mendiants feront trembler la Terre »
disait Bernanos) ? Bien au contraire, au sein de l’économie de marché,
la course au profit, donc à la production (conséquence de la « baisse
tendancielle des profits » qu’indiquait Marx), ne font qu ‘aggraver
l’épuisement des ressources naturelles, accroitre la pollution, créer la précarité,
creuser les inégalités. La démocratie parlementaire, quant à elle, est
fatalement embolisée par un personnel politique englué dans les problèmes de
cuisine électorale, par des partis transformés en officines publicitaires et
en agences de placement voire en « académies » pour les stars de la
communication, sans compter l’influence des confréries et lobbies en tout
genre. Aussi, n’a-t-elle jamais laissé une seule fois
entrevoir sa capacité de solutionner un problème à long terme (3).
D’autre part,
une solide croyance établit qu’ensemble, démocratie et économie de marché
agissent de façon synergique dans le processus de croissance. De nombreux
contre-exemples s’élèvent contre cette belle certitude. Ni le Viet Nam, ni
la Chine, ni Singapour pour ne citer que ces pays, affichant pourtant un taux de
croissance à deux chiffres, ne disposent de régime démocratique selon les
critères communément admis. Le Viet Nam, et la Chine jusqu’à récemment, ne
possèdent même pas d’économie de marché à proprement parler (4)
… Force est de reconnaître que bien des visions concernant la démocratie
parlementaire et l’économie de marché sont, à l’examen approfondi, plus
spéculatives que réelles. Ainsi, on a toujours prêché avec conviction que
l’économie de marché aide à l’émergence et à la consolidation de la démocratie
et inversément, En fait, démocratie parlementaire et économie de marché,
bien qu’ayant des aspects coopératifs superficiels, sont contradictoires dans
la profondeur de leur rapport. La plus importante de ces oppositions tient au
fait que la démocratie parlementaire fonctionne sur la base d’institutions définies
entre autres par des limites géographiques. Le marché quant à lui, ne connaît
pas de limite. Ce que décide le marché peut entrer en conflit et primer sur ce
que décide une démocratie. Par ailleurs, la démocratie est par essence
consensus alors que la base de l’économie de marché est la guerre de tous
contre tous. La démocratie cherche la régulation, la modération, la voie médiane,
alors que la logique du marché est la croissance indéfinie la plus rapide
possible. La démocratie tend idéalement vers l’intérêt de l’ensemble de
la société alors que le moteur du marché est l’intérêt de particuliers en
nombre de plus en plus restreints (5).
Chaque citoyen dans une démocratie est une fin en soi, alors que dans la
logique du marché, l’homme est instrumentalisé, réduit au rang de moyen
voire de marchandise. On peut continuer longtemps cette litanie …
Au vu de tout
cela, peut-on raisonnablement penser construire notre avenir sur ce couple
conflictuel, démocratie parlementaire et économie de marché, sans envisager
le moment critique de leur oposition et les possibiltés de leur dépassement ?
Pouvons nous, sachant l’incapacité de l’une comme de l’autre à résoudre
les problèmes vitaux de notre temps, leur confier notre destin, admettre un arrêt
du processus dialectique, une « Fin de l’Histoire » comme l’ont
proclamé les romains dans l’Antiquité, Hegel du temps de Marx, Fukuyama et
d’autres à notre époque, avec le risque, cette fois, d’une fin pure et
simple de l’Humanité ? L’outil dialectique de Marx peut apporter une
lumière salutaire sur les contradictions fondamentales de notre temps et faire repartir la roue de l’Histoire.
NGUYEN Hoai Van
29/9/2004
(1)
C’est la course à la production qui, en augmentant le «travail mort »
des machines par les progrès technologiques, sécrète la précarité, le
chômage, la concentration des richesses et la paupérisation du plus grand
nombre.
(2)
L’opposition de l’homme et de la nature, sa mère, le développement
des technologies de communication et la régulation instantanée des marchés,
la question de la virtualité : marchandises virtuelles avec leur
production illimitée et presque sans coût, leur échange pouvant s’approcher
de la gratuité, etc… en sont quelques exemples marquants.
(3)
On a objecté, rappelant Churchill, que la démocratie parlementaire est
le plus mauvais système de gouvernement «à l’exception de tous les autres ».
C’est en cela que réside le blocage. Que mettre à la place du moins mauvais ?
Toute autre solution ne peut qu’être pire. Mais si cette solution, la moins
mauvaise, est incapable d’empêcher nos sociétés d’aller droit dans le
mur, alors : malaise … Rassurons-nous, quand on dit que quelque chose ne
peut être dépassée, eh bien, soyons en sûrs, il est en train de se désagréger (dialectique
oblige) ! Quid de l’après ? Quelques pistes de réflexion (et
d’action) peuvent être dégagées de l’analyse des contradictions internes
du système démocratique actuel [...].
(4)
Le Viet Nam n’a toujours pas réglé le problème fondamental de la
propriété privée …
(5)
225 personnes contrôlent plus de richesses que la moitié de la
population mondiale.