La
tâche de la raison est de poser et de résoudre les problèmes
permettant
aux hommes de créer un avenir à visage
humain.
Aujourd'hui,
elle ne joue pas ce rôle. Pourquoi ?
Parce
que ce qu'on a pris l'habitude d'appeler « la raison »
est
une raison « positiviste », c'est-à-dire une raison infirme,
mutilée
de sa dimension essentielle : elle ne pose plus le problème
des fins,
mais seulement celui des moyens . Si bien que
nous
disposons de moyens gigantesques pour atteindre
n'importe
quelle fin, même criminelle. L'on a confondu le
pragmatisme
avec la philosophie de l'action : en posant seulement
la
question du comment ? et jamais celle du pourquoi ?
Dans
cette voie la science dégénère en scientisme, la technique
en
technocratie, la politique en machiavélisme.
Le
scientisme est une forme de superstition, ou plutôt d'intégrisme
totalitaire,
fondé sur ce postulat : la « science » peut
résoudre
tous les problèmes. Ce qu'elle ne peut mesurer,
expérimenter
et prédire n'existe pas. Ce positivisme réducteur
exclut
les plus hautes dimensions de la vie : l'amour, la création
artistique,
la foi.
La
technocratie est cette forme de somnambulisme d'une
technique
pour la technique, ne se posant jamais la question
des
fins. Elle se fonde sur ce postulat : tout ce qui est techniquement
possible
est souhaitable et nécessaire. Cette « raison »
engendre
les pires déraisons. Y compris l'arme nucléaire et la
«
guerre des étoiles ». C'est une religion des moyens.
Le
machiavélisme, c'est l'animalité d'une politique définie
par
une technique de l'accès au pouvoir, et non comme une
réflexion
sur les fins de la communauté humaine et, ensuite ,
la
mise en oeuvre des moyens pour atteindre ces fins.
Ces «
dérives » de la raison infirme, positiviste, conduisent
le
monde à la mort, non par manque de moyens mais par
absence
de fins.
Tel
est le problème majeur qui se pose aujourd'hui : celui
des
priorités, des fins, des valeurs, du sens. D'une réflexion ne
portant
pas seulement sur la possibilité et les méthodes des
sciences
et des techniques, mais d'abord sur leurs fins : quels
objectifs
doit s'assigner la recherche scientifique pour servir à
l'épanouissement
de l'homme, et non à sa destruction ? Le problème
premier
est de lier la science expérimentale, qui est
découverte
des moyens, à la sagesse, qui est recherche des fins :
remonter
de fins subalternes à des fins plus hautes, en direction
de la
fin dernière. Alors la critique de la connaissance prendra
son
véritable sens en ne reliant pas seulement la science à
la sagesse,
mais aussi la sagesse à la foi ; car ni la science dans
sa
recherche des causes, ni la sagesse dans sa recherche des fins,
ne
peuvent atteindre ni la cause première, ni la fin dernière.
La foi
commence où finit la raison. Pas avant. Pas avant que
la
raison plénière, celle qui recherche à la fois les causes et les
fins,
ait mis en oeuvre tous ses pouvoirs.
Ce
mouvement, dans sa plus totale liberté, amène la raison
à
prendre conscience à la fois de ses limites et de ses postulats.
La foi
n'est plus alors ce qui contredit ou contraint la raison,
mais
au contraire ce qui l'empêche de s'enfermer sur elle-même
dans
cette « suffisance » qui est le contraire de la transcendance.
La foi
est une raison sans frontière.
Dans
la première moitié de ce siècle, le développement des
sciences
nous a fait prendre conscience, par la relativité et les
quanta , qu'elle n'est
pas devant le monde comme devant un
donné
mais comme devant une oeuvre à créer, et toujours en
naissance.
Dans
la deuxième moitié de ce siècle, la décolonisation, en
nous
rendant le contact avec les sagesses de trois mondes, a
rendu
possible un effort pour relativiser la « raison » occidentale,
celle
qui, avec Descartes, excluait la réflexion sur les fins,
celle
qui, avec le positivisme d'Auguste Comte, prétendait
réduire
le monde à la seule dimension des faits et de leurs lois.
Celle
qui, depuis Platon et Aristote, a élaboré une philosophie
de
l'Etre, au lieu d'une philosophie de l'Acte.
La
raison de l'homme n'est pas le reflet des structures d'un
être,
elle est acte de la création continuée. Nos « produits » et
nos
institutions ne sont que le sillage fossilisé de notre raison
créatrice.
Le
débat sur la raison n'est pas un débat académique. La
«
raison » positiviste, infirme, mutilée, est en train d'assassiner
nos
petits-enfants. L'obliger à devenir raison plénière, à réfléchir
sur
les fins et sur le sens, c'est l'empêcher de rester la servante
de la
« nécessité » et du « hasard » de Monod, d'une vie
qui
serait la « passion inutile » de Sartre, ou « l'absurde » de
Camus.
Refuser
la réflexion sur le sens et les fins, c'est mutiler
l'homme
de sa dimension transcendante : le monde n'est plus
alors
que l'arène sanglante où s'affrontent aveuglément les
volontés
de croissance et les volontés de puissance des nations
ou des
individus, avec leurs « équilibres de la terreur ». Le résultat,
«
l'événement », est alors, comme écrivait Marx, « quelque
chose
que personne n'a voulu » : une crise, une guerre, une
Europe
ne sachant que faire des viandes et du beurre de ses frigorifiques,
et un
Tiers Monde voué à la faim, ou une archaïque
bataille
de l'école, oubliant le problème central : celui des
fins
de l'éducation et de l'éducation des fins.
L'épopée
humaine de millions d'années peut aujourd'hui
capoter
: nous avons, pour la première fois dans l'histoire, les
moyens
techniques de détruire toute vie si une raison plénière
ne
leur assigne d'autres fins.
La foi
des uns prenant la forme d'une religion infantile pour
nous
consoler par des illusions, ou la raison nécrosée des autres,
nous
enfermant dans des interdits, sont l'un et l'autre des postulats.
Dire :
la vie a un sens, non point déjà écrit mais présent
comme
une irrécusable question, est un postulat.
Dire :
la vie est absurde, parce qu'une raison bâillonnée croit
esquiver
la question du sens, est un autre postulat.
Mais
un postulat, s'il n'est pas démontrable, n'a rien d'arbitraire
: i l
rend possible une action.
La
valeur d'un postulat, sa vérification, dépendent des conséquences
qui en
découlent.
Si je
veux fabriquer une table qui tienne droite, ou bâtir un
mur
qui ne tombe pas, je dois faire comme si le postulat
d'Euclide
avait à notre échelle une valeur absolue.
De
même si je veux que ma vie ait un sens je dois postuler
qu'elle
en a un, même s'il est de ma responsabilité à tout risque
de
chercher cette fin.
C'est
un postulat aussi de refuser fût-ce la possibilité d'un
sens,
d'une fin. Un postulat qui fonde une « religion des
moyens
», la plus répandue de nos jours, i l est vrai. Chaque
moyen
devient alors sa propre fin : l'économie n'en ayant plus
d'autre
que sa propre croissance, la politique et le pouvoir que
sa
propre puissance ; l'art s'il n'a plus de fin, s'il n'est plus anticipation
de
sens possibles, n'oscillera plus dans le monde du
non-sens
qu'entre le reflet du chaos de ce qui est, ou l'arbitraire
de
nouveaux non-sens.
Telle
est la première expérience, celle de la décision responsable
et du
choix entre deux postulats qui commandent une
forme
de vie : l'acceptation du non-sens de ce qui est, et l'intégration
du
style de vie qu'il implique : joies de supermarchés,
défoulements
des violences télévisées, football des écrans, charters
comme
ersatz d'évasion, l'ennui aseptisé, l'anesthésie, le
handicap
mental à la portée de tous et le troisième âge précoce.
Ou
bien le postulat du sens, avec sa responsabilité et ses risques,
ses
angoisses et ses espoirs.
Liberté
mortifère d'indifférence ou de négation, ou liberté
tragique
de la participation à la création du sens.
Roger Garaudy
Avons-nous besoin de Dieu ? Editions DDB. Pages 187 à 190
4e de
couverture du livre :
qui accomplissent des travaux de grande
qualité pour sauverl'espérance !
Pendant quarante-huit ans, nos vies n'ont
cessé de se côtoyer,si différentes et si enrichissantes à chaque
rencontre par l'identité des énergies qui les tendaient, l'une et
l'autre, avec mille surprises, vers un but, le seul qui vaille. Oui, l'humanité a besoin de Dieu ! Ce livre lance ce cri avec science, érudition
et passion aimante. Merci Roger, pour l'enfant que je n'ai cessé d'être. Oui, nous avons besoin de Dieu ! Tu as rajouté à l'Adoration en moi. Puisse en être ainsi pour beaucoup ! »
[NDLR: la préface entière de l'Abbé Pierre est à lire à :http://rogergaraudy.blogspot.fr/2011/06/merci-roger-par-labbe-pierre.html]
Roger GARAUDY, agrégé de philosophie et Docteur ès Lettres, est né en 1913. Il passe trois ans en déportation au temps de
l'occupation nazie. Membre du Bureau politique du Parti communiste, il en
est exclu en 1970. Auteur de nombreux ouvrages sur le marxisme,
le christianisme et l'islam, il est l'artisan du dialogue international entre
chrétiens et marxistes. Traduite en vingt-sept langues, son oeuvre a
fait l'objet de nombreuses thèses, dans des pays aussi divers que les États-Unis,
les pays de l'Est, l'Allemagne, l'Espagne, le Zaïre et l'Egypte.