27 septembre 2013

Elargir le champ de la raison



 La tâche de la raison est de poser et de résoudre les problèmes
permettant aux hommes de créer un avenir à visage
humain.
Aujourd'hui, elle ne joue pas ce rôle. Pourquoi ?
Parce que ce qu'on a pris l'habitude d'appeler « la raison »
est une raison « positiviste », c'est-à-dire une raison infirme,
mutilée de sa dimension essentielle : elle ne pose plus le problème
des fins, mais seulement celui des moyens . Si bien que
nous disposons de moyens gigantesques pour atteindre
n'importe quelle fin, même criminelle. L'on a confondu le
pragmatisme avec la philosophie de l'action : en posant seulement
la question du comment ? et jamais celle du pourquoi ?
Dans cette voie la science dégénère en scientisme, la technique
en technocratie, la politique en machiavélisme.
Le scientisme est une forme de superstition, ou plutôt d'intégrisme
totalitaire, fondé sur ce postulat : la « science » peut
résoudre tous les problèmes. Ce qu'elle ne peut mesurer,
expérimenter et prédire n'existe pas. Ce positivisme réducteur
exclut les plus hautes dimensions de la vie : l'amour, la création
artistique, la foi.
La technocratie est cette forme de somnambulisme d'une
technique pour la technique, ne se posant jamais la question
des fins. Elle se fonde sur ce postulat : tout ce qui est techniquement
possible est souhaitable et nécessaire. Cette « raison »
engendre les pires déraisons. Y compris l'arme nucléaire et la
« guerre des étoiles ». C'est une religion des moyens.
Le machiavélisme, c'est l'animalité d'une politique définie
par une technique de l'accès au pouvoir, et non comme une
réflexion sur les fins de la communauté humaine et, ensuite ,
la mise en oeuvre des moyens pour atteindre ces fins.
Ces « dérives » de la raison infirme, positiviste, conduisent
le monde à la mort, non par manque de moyens mais par
absence de fins.
Tel est le problème majeur qui se pose aujourd'hui : celui
des priorités, des fins, des valeurs, du sens. D'une réflexion ne
portant pas seulement sur la possibilité et les méthodes des
sciences et des techniques, mais d'abord sur leurs fins : quels
objectifs doit s'assigner la recherche scientifique pour servir à
l'épanouissement de l'homme, et non à sa destruction ? Le problème
premier est de lier la science expérimentale, qui est
découverte des moyens, à la sagesse, qui est recherche des fins :
remonter de fins subalternes à des fins plus hautes, en direction
de la fin dernière. Alors la critique de la connaissance prendra
son véritable sens en ne reliant pas seulement la science à
la sagesse, mais aussi la sagesse à la foi ; car ni la science dans
sa recherche des causes, ni la sagesse dans sa recherche des fins,
ne peuvent atteindre ni la cause première, ni la fin dernière.
La foi commence où finit la raison. Pas avant. Pas avant que
la raison plénière, celle qui recherche à la fois les causes et les
fins, ait mis en oeuvre tous ses pouvoirs.
Ce mouvement, dans sa plus totale liberté, amène la raison
à prendre conscience à la fois de ses limites et de ses postulats.
La foi n'est plus alors ce qui contredit ou contraint la raison,
mais au contraire ce qui l'empêche de s'enfermer sur elle-même
dans cette « suffisance » qui est le contraire de la transcendance.
La foi est une raison sans frontière.
Dans la première moitié de ce siècle, le développement des
sciences nous a fait prendre conscience, par la relativité et les
quanta , qu'elle n'est pas devant le monde comme devant un
donné mais comme devant une oeuvre à créer, et toujours en
naissance.
Dans la deuxième moitié de ce siècle, la décolonisation, en
nous rendant le contact avec les sagesses de trois mondes, a
rendu possible un effort pour relativiser la « raison » occidentale,
celle qui, avec Descartes, excluait la réflexion sur les fins,
celle qui, avec le positivisme d'Auguste Comte, prétendait
réduire le monde à la seule dimension des faits et de leurs lois.
Celle qui, depuis Platon et Aristote, a élaboré une philosophie
de l'Etre, au lieu d'une philosophie de l'Acte.
La raison de l'homme n'est pas le reflet des structures d'un
être, elle est acte de la création continuée. Nos « produits » et
nos institutions ne sont que le sillage fossilisé de notre raison
créatrice.
Le débat sur la raison n'est pas un débat académique. La
« raison » positiviste, infirme, mutilée, est en train d'assassiner
nos petits-enfants. L'obliger à devenir raison plénière, à réfléchir
sur les fins et sur le sens, c'est l'empêcher de rester la servante
de la « nécessité » et du « hasard » de Monod, d'une vie
qui serait la « passion inutile » de Sartre, ou « l'absurde » de
Camus.
Refuser la réflexion sur le sens et les fins, c'est mutiler
l'homme de sa dimension transcendante : le monde n'est plus
alors que l'arène sanglante où s'affrontent aveuglément les
volontés de croissance et les volontés de puissance des nations
ou des individus, avec leurs « équilibres de la terreur ». Le résultat,
« l'événement », est alors, comme écrivait Marx, « quelque
chose que personne n'a voulu » : une crise, une guerre, une
Europe ne sachant que faire des viandes et du beurre de ses frigorifiques,
et un Tiers Monde voué à la faim, ou une archaïque
bataille de l'école, oubliant le problème central : celui des
fins de l'éducation et de l'éducation des fins.
L'épopée humaine de millions d'années peut aujourd'hui
capoter : nous avons, pour la première fois dans l'histoire, les
moyens techniques de détruire toute vie si une raison plénière
ne leur assigne d'autres fins.
La foi des uns prenant la forme d'une religion infantile pour
nous consoler par des illusions, ou la raison nécrosée des autres,
nous enfermant dans des interdits, sont l'un et l'autre des postulats.
Dire : la vie a un sens, non point déjà écrit mais présent
comme une irrécusable question, est un postulat.
Dire : la vie est absurde, parce qu'une raison bâillonnée croit
esquiver la question du sens, est un autre postulat.
Mais un postulat, s'il n'est pas démontrable, n'a rien d'arbitraire
: i l rend possible une action.
La valeur d'un postulat, sa vérification, dépendent des conséquences
qui en découlent.
Si je veux fabriquer une table qui tienne droite, ou bâtir un
mur qui ne tombe pas, je dois faire comme si le postulat
d'Euclide avait à notre échelle une valeur absolue.
De même si je veux que ma vie ait un sens je dois postuler
qu'elle en a un, même s'il est de ma responsabilité à tout risque
de chercher cette fin.
C'est un postulat aussi de refuser fût-ce la possibilité d'un
sens, d'une fin. Un postulat qui fonde une « religion des
moyens », la plus répandue de nos jours, i l est vrai. Chaque
moyen devient alors sa propre fin : l'économie n'en ayant plus
d'autre que sa propre croissance, la politique et le pouvoir que
sa propre puissance ; l'art s'il n'a plus de fin, s'il n'est plus anticipation
de sens possibles, n'oscillera plus dans le monde du
non-sens qu'entre le reflet du chaos de ce qui est, ou l'arbitraire
de nouveaux non-sens.
Telle est la première expérience, celle de la décision responsable
et du choix entre deux postulats qui commandent une
forme de vie : l'acceptation du non-sens de ce qui est, et l'intégration
du style de vie qu'il implique : joies de supermarchés,
défoulements des violences télévisées, football des écrans, charters
comme ersatz d'évasion, l'ennui aseptisé, l'anesthésie, le
handicap mental à la portée de tous et le troisième âge précoce.
Ou bien le postulat du sens, avec sa responsabilité et ses risques,
ses angoisses et ses espoirs.
Liberté mortifère d'indifférence ou de négation, ou liberté
tragique de la participation à la création du sens.

Roger Garaudy
Avons-nous besoin de Dieu ? Editions DDB. Pages 187 à 190
 4e de couverture du livre :

Une  lettre de l'abbé Pierre sur ce livre« Très cher Roger, Ton manuscrit m'arrive : Avons - nous besoin de Dieu ?Quelleprécieuse aide tu apportes parmi ceux, de plus en plus nombreux
qui accomplissent des travaux de grande qualité pour sauverl'espérance !

Pendant quarante-huit ans, nos vies n'ont cessé de se côtoyer,si différentes et si enrichissantes à chaque rencontre par l'identité des énergies qui les tendaient, l'une et l'autre, avec mille surprises, vers un but, le seul qui vaille. Oui, l'humanité a besoin de Dieu ! Ce livre lance ce cri avec science, érudition et passion aimante. Merci Roger, pour l'enfant que je n'ai cessé d'être. Oui, nous avons besoin de Dieu ! Tu as rajouté à l'Adoration en moi. Puisse en être ainsi pour beaucoup ! »
[NDLR: la préface entière de l'Abbé Pierre est à lire à :http://rogergaraudy.blogspot.fr/2011/06/merci-roger-par-labbe-pierre.html]




Roger GARAUDY, agrégé de philosophie et Docteur ès Lettres, est né en 1913. Il passe trois ans en déportation au temps de l'occupation nazie. Membre du Bureau politique du Parti communiste, il en est exclu en 1970. Auteur de nombreux ouvrages sur le marxisme, le christianisme et l'islam, il est l'artisan du dialogue international entre chrétiens et marxistes. Traduite en vingt-sept langues, son oeuvre a fait l'objet de nombreuses thèses, dans des pays aussi divers que les États-Unis, les pays de l'Est, l'Allemagne, l'Espagne, le Zaïre et l'Egypte.