La vie de Dom Helder accompagne littéralement l’histoire et l’évolution du Brésil et de l’Église brésilienne au XXe siècle. Et si c’est l’évêque progressiste et défenseur de la justice pour les pauvres qu’on retient, il faut savoir que sa trajectoire sacerdotale ne le préparait aucunement au rôle qu’il allait jouer. Car Helder Camara a d’abord été un artisan du fascisme à la brésilienne, qu’on appelait là-bas le mouvement « intégraliste ». Et ce n’est pas par hasard que le livre s’intitule « Les conversions d’un évêque ». Un peu comme Mgr Romero, qui avait mérité sa nomination épiscopale par son appartenance aux milieux de la bourgeoisie de droite au Salvador, ce n’est que très graduellement que Dom Helder a « entendu la voix de son peuple » et qu’il s’est peu à peu converti aux exigences de la justice pour tous les « sans voix » et de la non-violence comme moyen privilégié pour y arriver.
Suivre la trajectoire de Dom Helder est une leçon pour
beaucoup d’entre nous, qui voudrions que nos
leaders, civils ou religieux, soient
automatiquement des leaders visionnaires,
courageux, solidaires des démunis et engagés au
service de la « justice » telle que nous la
concevons. La réalité est presque toujours bien
différente : on ne devient souvent ces leaders
visionnaires (que l’Histoire retiendra) que peu
à peu, par des détours parfois surprenants, mais
toujours parce que le service des autres (ou du
bien commun) prime sur nos propres intérêts ou
nos perspectives de carrière.
L’autre facette de Dom Helder que je voudrais souligner,
c’est l’exceptionnelle humilité qu’on découvre
tout au long des entretiens. Même si sa vie et
son action l’ont manifestement placé au cœur
d’événements très importants (il a bien connu
plusieurs présidents brésiliens, de grandes
figures culturelles de son pays, il a été
l’initiateur et la cheville ouvrière de la
première conférence épiscopale nationale dans le
monde, puis de la première conférence épiscopale
continentale, le CELAM, il était un ami de Paul
VI, il a joué un rôle important au Concile sans
jamais prendre la parole en assemblée plénière,
il a été au cœur du mouvement pour « L’Église
des pauvres », etc.), il est constamment
convaincu de n’être qu’un petit ouvrier dans la
vigne du Seigneur.
Deux exemples illustrent cette humilité réelle (ce n’est
clairement pas une posture de « fausse
humilité ») : le projet d’entretiens
autobiographiques proposé par José de Broucker
s’est d’abord heurté à beaucoup de réticences;
et Dom Helder n’a finalement accepté que parce
qu’il était convaincu que le projet n’aboutirait
pas (ce qu’il avait à raconter ne présentait
certainement pas l’intérêt que le journaliste
semblait lui prêter). Et quand le manuscrit du
livre lui a finalement été présenté, Dom Helder
a refusé tout net qu’il soit publié (entre
autres, parce qu’il avait parlé de plein de gens
et de situations avec d’autant plus de liberté
qu’il était convaincu que ce ne serait jamais
publié!). Et il a fallu l’intervention de
plusieurs amis brésiliens de confiance pour
convaincre Dom Helder d’accepter finalement la
publication.
De même, Dom Helder a toujours consacré, depuis ses années de
séminaire, deux heures chaque nuit à la prière
et à l’adoration. Et très souvent, il écrivait
ses méditations. Mais il insistait pour que ces
textes soient détruits ou ne soient pas publiés.
Et il a fallu l’intervention de son directeur
spirituel pour que ces textes puissent être
dorénavant conservés, ce qui nous donne un accès
privilégié à la spiritualité qui animait cette
grande figure du christianisme latino-américain.
On pourrait ajouter tellement de choses! Mais qu’il suffise
de dire que lire ces mémoires vivantes de Dom
Helder est une manière fascinante de connaître
l’Histoire du Brésil du XXe siècle (ce Brésil
qui devient l’une des grandes puissances
économiques et politiques du XXIe siècle, avec
l’Inde,
la Chine et quelques autres), d’avoir un aperçu
de l’Église catholique latino-américaine (elle
aussi, une force déterminante de l’Église du
XXIe siècle), en plus de rencontrer un des
grands témoins de Jésus de Nazareth de notre
temps.
Dominique Boisvert
Dominique Boisvert
Dom Helder Camara répond aux questions
de José de Broucker (Les conversions d’un
évêque, Éditions du Seuil, 1977, 201
pages)