17 septembre 2013

Vers une « féminisation » de la société



[…] Faut-il rappeler aujourd'hui, pour ne pas créer
d'illusions menteuses, même dans le mouvement
des femmes, que nous ne sommes pas du tout
dans une période ascendante de cette « féminisation
» des rapports sociaux.
La « promotion » des femmes, dont chacun se
fait une bannière, n'est nullement en voie de
réalisation. Il y a des promotions individuelles,
parfois nombreuses, et des reculs du pouvoir
masculin devant des exigences difficilement évitables,
celles, par exemple, de la maîtrise
consciente de la maternité par la conception
volontaire et l'avortement.
Mais tout cela est intégré à un ordre typique-
-ment masculin dans ses concurrences économiques
de plus en plus féroces entre des géants de
plus en plus puissants et cruels comme les multinationales,
dans ses affrontements, à l'échelle
mondiale, de blocs rivaux, dans les coups d'Etat
militaires de tout le Tiers Monde (et ailleurs) et
dans la volonté systématique et férocement
égoïste des anciens colonisateurs, et des pays
industrialisés en général, d'utiliser ces armées et
leurs dictatures pour relayer leur domination et
leur exploitation coloniale sous d'autres formes,
dans sa course aux armements sans cesse accélérée
pour créer, au seul profit des firmes qui les
fabriquent et des politiciens qui les protègent, des
symboles militaires, jouets coûteux, en général
impuissants, et parfois apocalyptiques1.
Jamais la violence et les « équilibres de la
terreur » n'ont régné sur le monde avec une telle
universalité et à une telle échelle, les violences
des individus et des petits groupes n'étant que la
transposition, dans les rapports individuels, de la
loi qui régit les rapports entre les Etats.
Nous ne cherchons pas à noircir le tableau,
mais simplement à prendre conscience des périls
et de leur ampleur pour essayer de découvrir des
parades à leur mesure.
1. Sur ces problèmes, notamment militaires, voir : Roger
GARAUDY, Il est encore temps de vivre
Dans une telle situation la mutation fondamentale
nécessaire à notre survie et à notre vie, et
surtout à celles de nos enfants qui atteindront
l'âge adulte dans les années où toutes les courbes
des dérivées actuelles convergent vers une même
impasse de famine pour les deux tiers du monde,
de tension maximale entre les trois mondes,
d'accumulation d'énergies et d'armements
nucléaires mettant en péril l'avenir génétique de
l'espèce humaine, d'effondrement des systèmes
politiques et religieux, ce serait faire preuve
d'aveuglement que de pratiquer un quelconque
« isolationnisme », fût-ce celui des femmes :
nous nous sauverons tous ensemble ou nous nous
perdrons tous ensemble.
Nous avons, chemin faisant, évoqué les diverses
réponses partielles aux problèmes féminins
qui sont les problèmes de notre avenir tout
entier : sans cette « féminisation » des rapports
sociaux, trois millions d'années de l'épopée
humaine peuvent capoter.
La revendication d ' « égalité » des femmes
prend aujourd'hui un sens nouveau : il ne s'agit
plus seulement d'une égalité de principe, égalité
juridique, économique ou politique, car l'égalité
même est une injustice lorsque les possibilités au
départ ne sont pas les mêmes, et que l'ensemble
de notre système social prive l'immense majorité
des femmes de ces possibilités.
Le problème est donc pour les femmes non pas
de s'enfermer dans le ghetto de revendications
strictement féminines, sans aucun doute indispensables
et qui doivent être avancées avec
toujours plus de force, mais, sans relâcher leurs
efforts sur ces fronts, de se porter à la tête de
toutes les formes d'organisation des luttes de
libération : des luttes contre la politique militaire
qui est l'instrument ultime du maintien de toutes
les autres formes de domination; des luttes
contre un système politique de centralisation à
outrance, depuis la centralisation de l'énergie
imposée par la force policière, jusqu'à la centralisation
des forces économiques par le monopole
des multinationales, et à la centralisation politique
et bureaucratique violant le principe premier
de toute démocratie : résoudre chaque problème
au niveau où il se pose ; des luttes pour une forme
radicalement nouvelle d'éducation mettant fin
non seulement à la discrimination qui consiste à
préparer les garçons et les filles à des fonctions
sociales différentes, mais à l'archaïsme des programmes
et des structures qui fait de l'école et de
l'université le meilleur instrument du conservatisme
en cultivant dès le départ tout ce qui
répond aux besoins d'une société masculine
démentielle de concurrence, de croissance économique
au détriment du développement humain
d'exaltation historique du chauvinisme, de la
hiérarchie des cultures, et du maintien des dominations.
Les femmes constituent la majorité de la
nation : si leur place n'est pas majoritaire et
prioritaire dans tous les organes de ces combats,
des syndicats aux Eglises, des assemblées politiques
et des pouvoirs de contrôle et de proposition,
des communautés locales et des associations,
le vieil ordre sera maintenu et, avec lui,
leur sujétion.
Cette mutation est devenue possible car la
plupart des conditions historiques qui ont été à
l'origine de la subordination des femmes ont
aujourd'hui disparu.
Dans la division du travail, comme le soulignait
déjà Simone de Beauvoir, la force physique a de
moins en moins d'importance, et moins encore
au niveau des fonctions dirigeantes. Le développement
de l'automation et de l'informatique
n'a cessé d'accentuer cette tendance historique.
D'ailleurs le travail lui-même est de moins en
moins le principe organisateur et le moteur de la
société. La société n'est plus, comme au temps
d'Adam Smith ou de Karl Marx, un organisme de
travail. D'autres dimensions de la vie sociale ont
pris une place croissante. Les explosions de
mai 1968 en ont porté témoignage. Il est devenu
possible de réduire massivement le temps de
travail, condition première de la liberté et d'une
amélioration de la qualité de la vie en donnant à
chacun la possibilité d'investir davantage de son
temps et de sa vie dans des activités spécifiquement
humaines : l'art, la création, l'amour et
toutes les autres formes de l'épanouissement et
de l'enrichissement de la personne.
Le recul de l'économie de marché et la faillite
des sociétés de « croissance » aveugle, c'est-àdire
le développement d'un socialisme authentique,
si nous savons le concevoir, le promouvoir
et le construire, permettra de mettre fin au plus
vieux dualisme : celui de relations extérieures
perverties par les concurrences, et d'un
« foyer », ou bien refermé sur lui-même et
véritable « clôture » pour la femme, ou bien
devenant le « noeud de vipères » de tous les
harcèlements et de toutes les manipulations
d'une société de marché et de croissance.
La « défense », sous sa forme militaire, est
devenue un archaïsme absurde et meurtrier et,
avec elle, non seulement la forme traditionnelle
des relations entre les Etats en fonction des
rapports de force, mais, à l'intérieur de chaque
société, le bastion le plus ancien et le plus
masculin des dominations : la domination militaire.
Dans la culture enfin, nous avons montré que
la notion même de rationalité est mise en cause,
comme partielle, jusqu'ici exclusivement masculine
c'est-à-dire contraignante, réductrice et systématique,
inconsciente de ses postulats, de ses
limites et de ses ruptures. La conception unilatéralement
masculine de la raison est la clé de
voûte du système de domination masculine car elle
lui fournit ses justifications. C'est donc une tâche
majeure de faire éclater l'évidence de ses limites
à tous les niveaux, des sciences, des arts, de la
philosophie, de la foi, de l'éducation.
Ainsi seulement, par une bataille généralisée
sur tous ces fronts, pourront être atteintes une
complète réciprocité des comportements, visée
première des femmes, et, en même temps,
condition nécessaire d'une métamorphose de
l'ensemble des rapports sociaux régnant depuis
six mille ans : que chaque femme ait la même
part d'initiative que l'homme dans le choix ou le
rejet de son compagnon, dans l'acceptation ou le
refus de sa maternité, ne sera plus alors seulement
le signe d'une « égalité » réelle de la
femme, mais d'une mutation globale des rapports
humains, mutation qui seule rendra possible à
l'humanité de franchir sans périr le nouveau
seuil de son histoire, à un moment où il lui
est devenu techniquement possible d'y mettre
fin.
La femme n'est pas seulement, selon la formule
annonciatrice d'Aragon « l'avenir de
l'homme ». Il appartient aux hommes de prendre
conscience, qu'au sens le plus littéral, sans féminisation
de la société, l'humanité tout entière ne
peut escompter aucun avenir.

Roger Garaudy

Fin de la conclusion de "Pour l'avènement de la femme", pages 169 à 176