11 septembre 2013

Marx, idéalisme, matérialisme. Par Nguyen Hoai Van


Etre qualifié d’idéaliste-volontariste a été longtemps considéré comme une lourde tare dans les milieux communistes institutionnels. En réalité, l’idéalisme et le matérialisme sont étroitement liés par une relation dialectique. Comme il a été suggéré dans d’autres articles, l’homme tend vers un avenir qu’il considère comme « meilleur », « idéal », parmi les diverses possibilités évolutionnelles qui s’offrent à son champ de conscience. Ce qui constitue un point de vue idéaliste. Marx ne s’oppose pas à ce point de vue, mais le replace dans le champ de la réalité, à travers l’action. La philosophie de Marx est une philosophie de l’Action. L’action s’applique sur les éléments matériels, concrets, subissant inévitablement leurs « lois ». Agir pour un avenir meilleur c’est aussi agir dans des conditions dictées par des situations matérielles concrètes. Des considérations idéalistes et volontaristes, peuvent constituer des points de départ pour l’Action, pour ensuite à travers cette Action, s’immerger dans le concret et réintégrer le réel. Une telle trajectoire reflète tout à fait l’aspect fondamental de la pensée de Marx, à savoir l’interaction entre d’une part la liberté de l’acte de création et de l’autre, les conditions dictées par la réalité, les situations concrètes. Rappelons que Marx ne définit pas le socialisme seulement à travers ses moyens, tels les modèles de production (qui n’ont de valeur que par rapport à un moment et un endroit donné), mais aussi par sa finalité. En effet, le socialisme se donne pour but d’offrir à chacun le plein épanouissement de ses potentiels, « pour qu’un enfant portant le talent d’un Mozart ou d’un Raphaël puisse devenir un Mozart ou un Raphaël » (1). On peut dire qu’un tel « souhait » n’est autre que de l’idéalisme. Et pourtant, il constitue le point de départ de la philosophie de l’Action de Marx.

Hegel représente à l’époque de Marx, le sommet de la philosophie idéaliste. On entend pourtant Marx dire de Hegel qu’il était son Maître (« le rapport entre Hegel et moi-même est simple, je suis son disciple ») , et que les « inconscients qui pensent que le moment est venu d’enterrer cet immense penseur sont tout simplement ridicules » (2). Engels déclarait, dans l’introduction de l’édition de 1874 de « la Guerre des Paysans » que « si auparavant il n’y avait pas la philosophie (idéaliste) allemande, avec au premier plan la philosophie de Hegel, le socialisme scientifique n’aurait jamais existé ».

D’autre part, Marx a toujours pris ses distances avec le matérialisme dogmatique, bien qu’il admet l’héritage des penseurs matérialistes qui l’ont précédé, entre autres, Feuerbach. Marx écrivait, dans une lettre à Feuerbach daté du 11 aout 1844 : « vous avez apporté au Socialisme (…) un fondement philosophique ». Engels disait, quant à lui : « nous avons tous, à un moment, suivi Feuerbach » (3).
Le matérialisme dogmatique croit que ce qui est perçu par nos sens possède une existence en soi. Le « Réel » ainsi défini devient une vérité absolue, ayant valeur de critère, se substituant à l’Idéal des écoles idéalistes. La pensée marxiste n’attribue, au contraire, à la réalité perçue qu’une valeur toute relative, fruit d’une construction de l’esprit s’appuyant sur des connaissances acquises, l’ensemble des expériences individuelles et collectives, l’action du psychisme, ainsi que les possibilités d’investigation qu’offent les moyens techniques. Nous cherchons à appréhender le réel en émettant des hypothèses et en les vérifiant par des expériences. Le chemin à parcourir est infini. A chaque étape, des hypothèses sont esquissées, afin de tenter, provisoirement, de représenter le Réel. Ce n’est qu’à travers l’expérience de l’Action, que ces hypothèses vont être évaluées. Le matérialisme dogmatique conçoit la réalité matérielle comme des vérités en soi dont les interactions et les mouvements déterminent l’Histoire en lui désignant un avenir inéluctable. L’Histoire ainsi imaginée est écrite d’avance. Le marxisme considère, quant à lui, une multitude d’hypothèses sur le réel et par conséquent plusieurs avenirs possibles. Dans l’Idéalisme c’est le mouvement de l’Idée sur le chemin balisé par la dialectique qui détermine l’Histoire. Cependant, l’homme n’est en contact ni avec la Nature, ni avec les Idées, de façon directe, mais toujours à travers la Vie : vie personnelle, familiale, sociale. C’est la raison pour laquelle Marx ne conçoit le mouvement des Idées comme celui de la Matière uniquement dans leur intégration dans la Vie, à travers sa philosophie de l’Action, comme condition de leur rôle dans le mouvement de l’Histoire.

Quelques mois avant son décès, j’ai écrit au très regretté philosophe vietnamien Tran Duc Thao une lettre (en vietnamien) dont voici un extrait (traduit) :

« Vous avez cité Lénine pour indiquer qu’il n’esiste pas d’état le plus élémentaire de la matière, autrement dit la matière ne comporte pas d’état primordial capable de déterminer tous les autres. Vous avez également postulé que l’univers est de la matière infinie en mouvement. En somme, nous pouvons considérer, comme Lénine, que « la Nature, dans toutes ses composantes, n’a pas de début ni de fin ». Cependant, cette « matière » dont on ne reconnaît ni limite, ni origine, est-elle encore de la matière ? Accepter l’existence d’une telle « matière » peut-elle encore relever du matérialisme dialectique ? Car, à un moment donné, en considérant son caractère « sans limite », ou son origine inexistante, nous aurons perdu le socle matériel sur lequel s’appuyer afin de faire fonctionner notre dialectique, et serons contraints de se contenter de mouvements de concepts abstraits, d’idées, et tomber dans l’Idéalisme ».

En fait, la réponse à ce questionnement est relativement simple. Lénine, comme Marx, ne raisonnent pas comme des matérialistes dogmatiques, c’est à dire qu’ils ne parlent pas de la Matière en soi, mais de la matière reconnaissable par l’homme. L’exploration de cette matière, ainsi que de la Nature comme de l’Unnivers, est infini, dans le sens qu’une découverte appelle toujours une autre, et que chaque théorie passée dans le moule de l’expérimentation présente invariablement des failles poussant à la découverte d’autres théories. La « matière » reconnaissable, celle qui nous concerne réellement, est considérée comme « sans limite », car le processus de sa découverte est sans limite
NGUYEN Hoai Van

(1) Idéologie Allemande – Ed Sociales
(2) Le Capital
(3) Marx et Engels – Etudes Philosophiques –Ed Sociales