Le Don Quichotte de Daumier
Le besoin fondamental du monde, aujourd'hui, surtout en Occident, c'est un réveil de responsabilité.
Car il ne s'agit plus, comme on pouvait encore le croire...jusqu'au milieu du XXe siècle, de simplement prolonger un mouvement historique existant de progrès continu...mais au contraire d'affronter le risque d'une rupture. De faire un choix. Un choix irréversible, dont les conséquences pèseront sur des millénaires.
C'est pourquoi toutes les conceptions unilinéaires de l'histoire, du "progrès" de Condorcet à la "dialectique historique" inéluctable de Staline, ont fait faillite, et, avec elles les régimes politiques et sociaux dont elles étaient le fondement théorique: du capitalisme libéral au "socialisme" soviétique.
Il serait temps non pas seulement d'établir franchement ce constat de faillite, mais d'en formuler clairement les causes, toutes les causes, depuis les erreurs théoriques de base jusqu'aux choix aberrants qui en découlent pour les techniques, l'économie, la politique, la culture, la foi.
Un premier préjugé, aussi profondément enraciné que radicalement faux, qui vicie...le mouvement révolutionnaire, c'est que le socialisme est nécessairement matérialiste, scientiste et athée.
Il est d'abord historiquement faux qu'il existe un lien constant et organique entre matérialisme, scientisme et révolution.
...Historiquement, l'opposition polaire entre matérialisme et idéalisme découle de l'absurde dualisme de Descartes opposant l'esprit et la matière, l'âme et le corps, et reliant ce fantôme à ce robot par une mythique "glande pinéale". A partir de là s'opposeront, par exemple, "l'immatérialisme" de Berkeley, prétendant fabriquer le monde avec des "images" et des "idées", qui seraient un "langage que Dieu nous parle", et le "matérialisme" de La Mettrie réduisant l'homme à n'être qu'une machine, son "homme-machine" n'étant qu'un décalque de "l'animal-machine" de Descartes.
Ces deux aberrations symétriques, Marx les repousse: au "matérialisme" du XVIIIe siècle français, il reproche deux choses:
1 - Une conception trés pauvre de la matière, réduite à n'être qu'une portion de l'étendue obéissant à des lois mécaniques. "Le matérialisme devient exclusif...La matérialité perd sa fleur, devient la matérialité abstraite du géomètre. Le mouvement physique est sacrifié au mouvement mécanique ou mathématique...Parmi les propriétés innées de la matière, le mouvement est la première et la plus éminente, non seulement en tant que mouvement mécanique et mathématique mais, plus encore, comme instinct, aesprit vital, force expansive, tourment (qual comme disait Jacob Boehme)" (Marx, La Sainte Famille). La référence à Jacob Boehme, mystique allemand du début du XVIIe siècle, et pour qui l'acte créateur de la liberté était premier, l'être n'étant plus que son sillage figé, est significative: elle montre tout ce qu'il faut étrangement introduire dans le concept de matière pour qu'il devienne opératoire et explicatif.
2 - Marx reproche aussi au matérialisme antérieur de prétendre s'installer dans l'être au lieu de partir de l'activité pratique des hommes:"Le principal défaut du matérialisme passé - y compris celui de Feuerbach - est que la réalité, le monde sensible n'y sont saisis que sous la forme d'objet ou d'intuition, mais non en tant qu'activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon subjective, c'est ce qui explique pourquoi le côté actif fut développé par l'idéalisme, en opposition au matérialisme, mais seulement abstraitement, car l'idéalisme ne connaît naturellement pas l'activité réelle, concrète." (Marx, Première thèse sur Feuerbach). Marx est donc obligé de retrouver une conception qui "se distingue aussi bien de l'idéalisme que du matérialisme et qui est en même temps leur vérité qui les unit...Seul ce naturalisme ou humanisme est capable de comprendre l'acte de l'histoire universelle".(Marx, Manuscrits de 1844). Cette philosophie de l'acte, antérieure et supérieure, comme chez Jacob Boehme, à la philosophie de l'être, permet seule de rendre compte de la dialectique de l'histoire.
Marx est reconnaissant aux matérialistes français du XVIIIe siècle comme Helvétius, ou du XIXe siècle comme Théodore Dézamy, d'avoir montré que "l'homme est formé par les circonstances...ce qui rattache nécessairement leur matérialisme au socialisme et au communisme...coïncidant avec l'humanisme". (Marx, La Sainte Famille). Mais il ajoute aussitôt: "Si l'homme est formé par les circonstances, il faut former les circonstances humainement". C'est l'autre versant de la vérité, celui qu'avait traité, bien qu'abstraitement, l'idéalisme. C'est pourquoi Marx ne cesse de répéter, notamment dans Le Capital, en se référant à l'italien Vico, ce philosophe du début du XVIIIe siècle qui, dans sa Scienza Nuova, faisait de l'émergence "poétique" de l'homme, à la différence de l'évolution biologique, le moteur de l'histoire humaine: "ce sont les hommes qui la font" (Marx, Le Capital, II), même s'ils la font toujours dans des conditions non pas arbitraires mais déjà structurées par le passé. C'est parce qu'il retrouvait cette philosophie vivante "en amont" du dualisme de Descartes, qu'il soulignait, avec Engels (Engels, La révolution démocratique bourgeoise en Allemagne), que "s'il n'y avait pas eu précédemment la philosophie allemande, notamment celle de Hegel" (en 1891, Engels cite Kant, Fichte, Hegel, Schelling, c'est-à-dire toute la lignée "idéaliste"), leur propre socialisme n'aurait pas existé.
En dehors d'une conjoncture spécifique (la période pendant laquelle l'Eglise s'est associée trés étroitement à la contre-révolution européenne devenant ainsi trés exactement "l'opium du peuple", et où, pour la combattre, les partisans de la révolution bourgeoise au XVIIIe siècle et ceux de la révolution socialiste au XIXe siècle sont amenés à utiliser toutes les armes idéologiques - athéisme, matérialisme, scientisme), il n'y a nulle conjonction entre ces idéologies et la révolution ("L'athéisme est aristocratique", disait Robespierre. Ajoutons: le théisme aussi. Mais ni l'athéisme ni le théisme n'ont quelque chose à voir avec la foi). Le plus systématique des matérialistes, au XVIIe siècle, Hobbes, qui, dans son Léviathan, appliquant le matérialisme mécaniste et scientiste à l'analyse de la société (comme Descartes et La Metrie l'avaient fait pour "l'animal-machine" et "l'homme-machine"), créait, à partir de ce "matérialisme", la politique la plus implacablement conservatrice, puisque, par définition, dans une telle perspective, le futur ne peut être que le prolongement du présent et du passé et de leurs lois inexorables de causalité.
De même celui que l'on considère comme le fondateur de la "sociologie", Auguste Comte, prétendant découvrir la loi suprême de l'histoire: celle des "trois états", par laquelle l'homme passe de l'illusoire théologie à "la science", aboutit, par cette voie qui se dit "scientifique", au conservatisme le plus radical: "ordre et progrès".
Il n'y a là nul hasard historique, mais l'expression d'une logique profonde: tout "déterminisme historique" implique nécessairement le conservatisme (Le déterminisme, écrit Martin Buber, ne nous laisse le choix "qu'entre l'esclavage volontaire et la rébellion inutile", Je et Tu): s'il n'y a pas de rupture possible, de "transcendance", mais le simple déploiement de "lois" semblables à celles qui régissent les actions réciproques et le devenir des objets, aucune nouveauté véritable n'est possible: les germes de l'avenir sont déjà contenus dans le passé comme l'arbre dans sa graine.
Marx avait pressenti, dés sa thèse de doctorat en philosophie, ce rôle conservateur du déterminisme: comparant la philosophie de Démocrite à celle d'Epicure, il soulignait qu'avec le déterminisme de l'atomisme de Démocrite "les hommes ont imaginé le fantôme du destin", alors qu'Epicure, par une infraction irrtionnelle au système, par l'hypothèse purement gratuite selon laquelle il arrive que l'atome dévie de son chemin nécessaire, "nous a émancipés et mis en liberté". Curieusement, dans la conclusion de sa thèse, il lie, en se référant à Schelling, à l'idée de Dieu, celle du fortuit et celle de la liberté.
La démonstration de Marx était encore trés faible mais elle portait en elle cette vue remarquable: l'homme ne peut être maître de son destin (et donc révolutionnaire) que dans la mesure où il peut rompre avec ses déterminismes et ses conditionnements, nous dirons "les transcende".
En vérité Marx, soucieux d'élaborer, avant tout, son économie politique du socialsme, n'a jamais mené jusqu'au bout l'analyse de ses fondements philosophiques, mais son économie politique même implique cette philosophie. Ainsi, lorsque dans Le Capital il définit le travail humain, en le comparant au travail de l'abeille u de la fourmi, par l'émergene de la conscience et du projet (Le Capital, I), lorsqu'il rappelle que les hommes font leur propre histoire (voir plus haut) en plaçant au-dessus de tout, comme le soulignait Lénine dans a préface aux "Lettres à Kugelman" de Karl Marx, "l'initiative historique des masses", soulignant qu'une oeuvre d'art conserve sa valeur esthétique même lorsqu'ont disparu toutes les conditions historiques dans lesquelles elle est née, qu'elle n'est donc pas un simple reflet, ou lorsqu'il affirme que l'aliénation n'est jamais si totale qu'elle rende à l'homme impossible la lutte contre l'aliénation.
Ce n'est donc pas simple coïncidence historique ni pour des raisons purement contingentes que les origines de l'idée et du mouvement révolutionnaires, en Europe, sont essentiellement chrétiennes. Marx et Engels le reconnaissent expressément, non seulement avec le parallèle célèbre entre le christianisme primitif et le socialisme (Engels, Contribution à l'histoire du christianisme primitif) mais surtout dans la Guerre des paysans d'Allemagne au temps de la Réforme, évoquant la lutte populaire du premier "théologien de la Révolution" (comme dira Ernst Bloch). Engels érit:"Pour Thomas Mûnzer, le Royaume de Dieu est une société où il n'y aurait plus de différences de classes, de propriété privée, de pouvoir d'état s'opposant à la communauté des membres de la société"(Engels, La guerre des paysans). Engels qualifie Münzer de "prophète de la révolution" et considère que "la position de Münzer...était encore beaucoup plus osée que celle de n'importe quel gouvernement révolutionnaire moderne".
Le point de départ de l'idée révolutionnaire en Europe est l'ouvrage théologique sur la Trinité d'un moine calabrais du XIIe siècle, Joachim de Flore. Joachim de Flore construisait, partir de la Trinité, une théologie de l'histoire: après l'âge du Père, qui était celui de la Loi et de l'Ancien Testament, était venu l'âge du Fils, avec Jesus-Christ et son Eglise. Et Joachim de Flor prophétisait la venue d'un âge de l'Esprit, celui d'une terre nouvelle, sans maîtres, sans propriété, sans Etat, sans riches ni pauvres, sans culte et sans prêtres.
Toutes les conceptions ultérieures de l'utopie et de la révolution en Europe serot des formes plus ou moins laïcisées de cette vision du Royaume de Dieu. Il est significatif que, quelques années avant la Révolution de 1848, George Sand écrive son roman Spiridion, injspiré par Joachim de Flore autant que par Leroux et Cabet.
La première grande révolution européenne sera celle des hussites, en Bohème, qui, de 1419 à 1437, porta au régime féodal les coups les plus rudes qu'il ait reçus jusque-là. Son inspirateur, Jan Hus, puisait directement dans les enseignements prophétiques de Joachim de Flore, comme le fera, un siècle plus tard, Thomas Münzer.
Les révolutions de l'Europe sont ainsi caractérisées par deux composantes essentielles: une vague populaire de lutte antiféodale et une espérance messianique en l'avènement du Royaume de Dieu.
En Angleterre, par exemple, le mouvement révolutionnaire des "niveleurs"...était d'ispiration biblique. La "protestation" d'Overton, en 1646, constitue le premier texte révolutionnaire de l'Angleterre: elle est dirigée contre la monarchie, la noblesse et le clergé. Lilburme enseigne que Dieu n'a donné pouvoir à aucun homme d'en opprimer ou d'en exploiter un autre:"Les plus authentiques serviteurs du Christ, écrit-il, furent toujours les plus grands ennemis de la tyrannie et de l'oppression." La Cité du soleil (1623) (première grande expression d'une utopie communiste fondée sur l'égalité politique et économique des hommes) était l'oeuvre d'un moine dominicain, Thomas Campanella, tout comme l'Utopie de Thomas More (1478-1535)(société où règneraient la communauté des biens et l'égalité des hommes devant le travail, dans un système excluant la propriété individuelle, la concurrence, l'argent, les classes et leur antagonisme) était un rêve évangélique:"Le but des institutions sociales en utopie, écrit Thomas More, est de fournir d'abord aux besoins de la consommation publique et individuelle, puis de laisser à chacun le plus de temps possible pour s'affranchir de la servitude du corps, cultiver librement son esprit, développer ses facultés intellectuelles par l'étude des sciences et des lettres. Dans ce développement complet consiste le vrai bonheur".
Ce serait appauvrir la révolution que de sous-estimer l'une ou l'autre de ses composantes: son moment objectif et son moment subjectif, ce qui en elle est reflet des contradictions, des misères et des révoltes d'une époque, et ce qui est projet de les surmonter.
La notion de reflet, malencontreusement introduite par Lénine dans la théorie de la connaissance, a beaucoup contribué à discréditer le marxisme. Les partis communistes occidentaux, après bien des hésitations et des réticences, ont été contraints de la remettre en cause en épistémologie et en esthétique où elle exercait aussi ses ravages. La science fut extirpée du purgatoire de la "superstructure" après les vaines polémiques sur "science bourgeoise, science prolétarienne". L'esthétique finit par conquérir une autonomie plus que "relative".
Mais le parti communiste français...s'accroche encore désespérément à la thèse qui fait de la "foi" une superstructure, qui la confond par conséquent avec la "religion", c'est-à-dire avec l'idéologie à travers laquelle, à chaque époque, elle s'exprime, et finalement à ne voir en elle qu'un "reflet" des luttes sociales, sous-estimant ainsi terriblement le rôle du "facteur subjectif" (dont la révolution iranienne n'est pas le seul exemple), le rôle de levain, et non pas d'opium, que peut jouer la foi, comme le montrent, par exemple, les "théologies de la libération" en Amérique latine...
Cette conception pauvre de la foi conduit à une concption pauvre de la révolutin, qui ne serait qu'une "science" (au sens "scientiste" et "positiviste" du terme) et incapable, comme telle, de poser le problème des fins, en particulier celui de la croissance. C'est ainsi qu'un parti peut encore parler de la "révolution" et s'en réclamer dans les mots, tout en s'intégrant dans le système dcapitaliste de croissance. C'est ainsi que l'on bascule de l'histoire. C'est ainsi que le sel perd sa saveur.
Ceci doit être clair: tout mouvement authentiquement révolutionnaire en Europe ne peut naître aujourd'hui que d'une rencontre inédite de la politique et de la foi. Seule une telle rencontre, mettant au premier plan le problème des fins, peut permettre à l'économie de définir ses finalités humaines; à la politique d'échapper au totalitarisme ou à la démocratie "statistique"; à la science de surmonter l'opposition entre la technique, qui est manipulation des moyens, et la sagesse, qui est méditation sur les fins; à la culture de retrouver sa dimension verticale (la transcendance); à la société globale d'échapper à la désintégration du tissu social.
Il s'agira bien d'une rencontre, c'est-à-dire d'un dialogue et d'une complémentarité entre la méditation sur les fins et l'organisation des moyens. Mais d'une renconte inédite, car il ne s'agit pas de reconstituer artificiellement une "nouvelle chrétienté"...ce qui signifierait ola mort, sinon, du christianisme, du moins de l'Eglise et de ses institutions. La rencontre sera inédite, c'est-à-dire sans commune mesure avec celle du Concile de Nicée ou de l'Edit de Milan où l'esprit était juif, le dogme était grec, et l'organisation romaine. Le christianisme se trouvait ainsi lié à la civilisation contre laquelle il était né: une "philosophie" se substituait à une manière de vivre, celle de Jésus de Nazareth, l'Eglise devenait un réservoir, ou un musée des secrets théologiques, et non la source d'une vie nouvelle.
Quel socialisme ? Quelle foi ?
Nous avons aujourd'hui à affronter à la fois scientisme et religion, deux idéologies dont le, dénominateur commun est le dogmatisme. Le "socialisme" soviétique (Garaudy écrit en 1979,ndlr) est construit sur le modèle de la "chrétienté" catholique: une théologie - ici "religieuse", là athée - y est le fondement d'un système social sacralisé. Finalement, ce qui caractérise notre époque, ce n'est pas l'athéisme, mais la superstition (à commencer par celle de la technique...).
Alors que le but de toute foi est le renouvellement de notre nature par la prise de conscience de notre dimension transcendante...Ce qui importe, ce n'est pas la profession de foi et les mots, mais la manière dont on conduit sa vie à partir de cette foi...Seule est subversive la foi qui est une expérience transformante...
Comment, à partir de là, définir le socialisme de notre temps ? Par la voie prophétique, c'est-à-dire en rapportant toute chose à sa fin. Et d'abord l'économie de la croissance en partant des besoins réels des hommes.
Roger Garaudy, Appel aux vivants, Points Seuil, pp 306 à 314 (extraits)
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