« J’ECOUTAIS la mer dans le coquillage que m’avait ramené un pêcheur. Il me disait qu’on y entendait la mer. J’ai mis un demi-siècle à l’entendre, à me sentir un avec le tout. » La voix de Roger Garaudy dit le texte. Mis en images, raconté avec conviction, son parcours en solitaire du siècle éclaire ses propres pas. Les nôtres aussi. Pas plus. Mais surtout pas moins. Dans un film vidéo, dont René Vautier, ailleurs metteur en scène, mais ici « conseiller, homme de cinéma, dont le rôle est de donner la parole, l’image et le son à ceux à qui on les refuse », Garaudy explique Garaudy. Limpide dans la noirceur du siècle.
« Avoir vécu deux guerres (mondiales) est peut-être une chance », s’interroge cet homme marqué par l’absurdité de conflits où des êtres pensants sont envoyés à la boucherie pour des intérêts qui ne sont pas les leurs. Des images de la « guerre vidéo » reflétées par les télés lors de la guerre du Golfe, à celles des boucheries de 14-18, des camps de la mort et des autodafés hitlériens, en passant par le choc colonial en Algérie, l’homme Garaudy est constant. Celui qui, face à une société humaine engendrant la négation de l’homme, choisit ce que d’autres auraient vécu comme une impossible ambivalence : devenir chrétien et communiste. Les deux ensemble. C’était en 1933. Garaudy vit cette ambivalence qu’il a perpétuée en devenant musulman, n’oubliant jamais que Jésus est aussi un des prophètes de l’Islam.
Garaudy, passionné de rencontres avec d’autres intellectuels, apporte aussi son savoir par l’enseignement. On tombe sous le charme en écoutant un extrait d’un des cours sur l’art qu’il donne avec brio à ses élèves. « Guernica » s’illumine des couleurs de l’esprit. Sysley y décompose la matérialité de la lumière. Les cubistes y donnent l’objet, plus réel que son apparence. Les « abstraits », au-delà de « l’événementiel », font vivre la profondeur et l’émotion de l’événement. Et Garaudy se révèle, tel qu’en lui-même, commentant la voûte de la chapelle Sixtine, là où Michel-Ange, de la pointe du doigt, figure la rencontre de Dieu et de l’Homme. L’étincelle de l’Un va donner vie à l’Homme. L’Homme va devenir Un. Garaudy, trouvant en Dieu le sens de sa vie, explique que « l’idéal devient plus fort que le réel ». Une démarche qui n’oublie cependant pas la matérialité du réel, dans sa dimension historique. Et ce, avec une question sans cesse posée : « Où est l’homme dans tout ça ? » Il le trouve dans une transcendance, dans un déification. C’est son cheminement.
On peut sans aucun doute épiloguer sur le parcours singulier de cet homme, religieux sans Eglise, communiste de foi et toujours matérialiste, exclu du parti dans des temps de retard ou se cherchait difficilement une voie originale de passage au socialisme, tentant, avec son complice Don Helder Camara, de faire comprendre aux communistes qu’on pouvait être chrétien et communiste, et l’inverse, sans se renier… On peut épiloguer, lui porter la contradiction. C’est sûr. Mais l’on a bien envie, au bout du compte, de dire, comme René Vauthier : « On n’est pas obligé d’être d’accord sur tout, de partager toujours les mêmes idées pour se considérer comme des frères. »
Malheureusement, ce documentaire baptisé « A contre-nuit » n’est pas programmé par les télés françaises. Ce film vidéo de cinquante-deux minutes (le format obligé pour un magazine télé) a été proposé à 8 chaînes. Trois étrangères. Cinq françaises. Les trois premières, dans les dix jours suivant l’envoi, se sont déclarées intéressées par le produit. Six mois après, les cinq françaises restent muettes. Seuls les spectateurs invités à l’Institut du monde arabe pour une avant-projection se sont enrichis de ces images…
Bruno Peuchamiel dans L'Humanité du 24 janvier 1992