Aborder en classe de français la vie et l’œuvre d’Aragon, retracer sa trajectoire au lycée, c’est amener les élèves à réfléchir et à débattre sur des questions vives qui n’ont cessé d’inquiéter l’écrivain. Pointons-en quelques-unes.
- Dans quelle mesure la pensée et l’art dépendent-ils des réalités économiques et sociales ?
Dans Le traité du style (1928), Aragon aborde et ébauche l’exploration de deux problèmes vitaux de la philosophie contemporaine : celui de l’aliénation et celui de la signification. Il y dénonce le pouvoir qu’a l’argent d’asservir et de corrompre l’homme, sa pensée, ses sentiments et son art. Il franchit une étape décisive lorsqu’il prend conscience que la signification d’une œuvre ne dépend pas seulement de son auteur, mais aussi de l’interprétation que lui confère une société divisée où chaque mot pèse, bon gré mal gré , dans un rapport de force déterminé. La réalité, qui s’inscrit dans une œuvre d’art et dépasse parfois la conscience que l’artiste en a, doit donc, selon lui, être recherchée dans le monde où l’œuvre a pris naissance. Le conflit entre Aragon et Breton trouve son origine dans ces questions : un poème n’est-il qu’une manifestation de l’inconscient ? ou bien relève-t-il, comme un acte social, du jugement d’un public et s’inscrit-il dans la réalité sociale ?
Par ailleurs, pour Garaudy, la rencontre d’Elsa marque sans doute le plus grand tournant de la vie d’Aragon, précisément parce qu’elle l’a branché sur ceux qui construisent l’avenir. Le révolté est devenu un révolutionnaire en cessant d’être seulement l’ennemi d’un monde qui meurt, mais aussi et d’abord le bâtisseur d’un monde neuf. L’amour prend alors un sens nouveau : il n’est plus un moment de la recherche illusoire de soi ou une participation mystique à la surréalité du rêve, mais la découverte authentique de l’autre que soi, et au-delà, du monde réel dont il est porteur comme d’un message.
En classe de français, le professeur pourra élargir le propos en abordant les théories littéraires marxistes qui se sont généralement développées dans une perspective historique et sociologique et préciser les positions de Marx, Engels, et à leur suite Lukacs, Goldmann et Macherey2. Comme le note B. Denis, « les théories marxistes de la littérature ont rencontré la difficulté inéluctable d’établir à travers quelles médiations les déterminismes socioéconomiques s’exercent sur la littérature » (2000 : 355-357). On pourra notamment s’attarder sur le « structuralisme génétique » de Lucien Goldmann (1913-1970) et le concept d’ « homologie de structure » en montrant que pareille démarche est à la fois stimulante et réductrice. Stimulante, car il est toujours enivrant pour le critique de trouver, grâce à la lecture d’une œuvre précise, un système de signification cohérent, pouvant rendre compte d’une réalité plus large ; réductrice, car cette approche très globalisante méconnaît la part propre à l’écrivain. Il ignore aussi le « dialogisme » (ou l’intertextualité), pointé par Bakhtine (1970). Toutefois, la sociologie rappelle, avec une rigueur et des outils méthodologiques plus rigoureux, ce que Sainte-Beuve et d’autres pressentaient déjà, à savoir qu’une œuvre ne naît pas ex nihilo : elle est le fruit ou l’expression de la conscience d’un individu façonné par son histoire personnelle autant que par son environnement.
- Dans quelle mesure un écrivain doit-il s’engager politiquement ?
Une autre question passionnante à aborder au lycée tient à l’engagement sociopolitique des écrivains. Aragon résumera son expérience en une formule lapidaire : « Les œuvres apolitiques sont des œuvres militantes pour la conservation du régime au pouvoir. » (Commune, décembre 1933). Pour alimenter le débat, on se reportera par exemple à l’essai de B. Denis (2000). L’auteur se demande pourquoi la question de l’engagement a si visiblement obsédé les écrivains du XXe siècle. C’est qu’avec la modernité, l’engagement a cessé d’être une évidence communément ressentie et partagée. Dans la foulée de la révolution d’Octobre 1917, on s’est demandé comment concevoir une littérature capable d’être en prise sur l’Histoire et le temps présent, mais aussi comment conserver au fait littéraire sa spécificité.
Comme l’a montré Morel (1985), la question centrale est celle de la compatibilité entre modernité littéraire et révolution esthétique. Pour les surréalistes, il y a une analogie entre la novation esthétique et la révolution politique ; pour les communistes au contraire, la modernité reste une conception élitiste de la culture, par laquelle les écrivains et les intellectuels se coupent des masses. Avec Aragon et les quatre volets du cycle du Monde réel, nous avons surtout affaire à une esthétique de réconciliation entre communisme et littérature. Ces œuvres dépassent en effet très largement le cadre de la littérature de propagande politique, la séduction opérant à travers la peinture au vitriol de la bourgeoisie, mais surtout grâce à une grande virtuosité narrative.
- Qu’est-ce que le réalisme en art et, particulièrement, en littérature ?
Dans son étude consacrée à Victor Hugo, Aragon définit ainsi ce qu’est à ses yeux la poésie réaliste : « J’appellerai poésie réaliste, en contradiction avec cette poésie de fuite et de berceuse qui surtout se retient de dire quoi que ce soit, la poésie d’idées et d’héroïsme dont il est pleinement possible de dire ce que le jeune monarchiste Hugo disait à sa fiancée, la poésie est dans les idées, les idées viennent de l’âme, c’est la poésie de l’âme qui inspire les nobles sentiments et les nobles actions, comme les nobles écrits. » (1952 : 28)
Chez Aragon, cette conception de la poésie s’est articulée sur l’amour d’Elsa. Mais on sait aussi que le réalisme auquel il se réfère s’oppose au réalisme borné, ne se contente pas de refléter ce qui est, mais propose ce qui doit être. Réalisme en marche qui sert l’évolution des hommes et la transformation de la société. S’appuyant sur la fameuse phrase de Baudelaire ; « La poésie est ce qu’il y a de plus réel, ce qui n’est complètement vrai que dans l’autre monde », le poète peut affirmer que le réalisme, en art, est la « prise de conscience de cette participation à la création continuée de l’homme par l’homme, forme la plus haute de la liberté. Etre réaliste, ce n’est pas imiter l’image du réel, mais imiter son activité ; ce n’est pas donner un calque ou un double des choses, des événements ou des hommes, mais participer à l’acte créateur d’un monde en train de se faire, en trouver le rythme intérieur (…). Le réalisme de notre temps est créateur de mythes, réalisme épique, réalisme prométhéen » (1963b).
En ce sens, Picasso, Saint-John Perse et Kafka sont des artistes réalistes (Garaudy 1963), puisqu’ils ont agrandi la demeure des hommes, comme les plus célèbres mathématiciens. Et naturellement, ils ont aussi été de grands amoureux. Tout cela se tient et il en découle naturellement une conception éthique et politique qui peut s’énoncer ainsi : « La véritable poésie est celle du bien, celle qui triomphera avec tous les hommes de la terre de l’individualisme , ce monstrueux briseur de grève, celle qui avec eux triomphera des ténèbres et de l’oppression sociale. La véritable poésie est celle du monde réel précisément parce que c’est dans le monde réel que résident les éléments de sa transformation pour ce triomphe. La véritable poésie est celle du réalisme, et de ce réalisme en marche vers le bonheur que nous appelons le communisme » (Aragon 1959 : 194-195). Mais Aragon se défend d’importer une consigne soviétique : il relie le réalisme à la tradition révolutionnaire de la bourgeoisie française et inscrit l’école nouvelle dans le sillage du réalisme critique de Stendhal.
Pareille conception du réalisme amènera les élèves à nuancer les approches classiques de la notion qui est utilisée pour désigner une œuvre qui semble reproduire assez fidèlement la réalité à laquelle elle se réfère. Un tel souci de représentation apparaît dès les origines de la littérature occidentale et il a trouvé son concept majeur, depuis Platon et Aristote, avec la mimésis. Le critique É. Auerbach (1948-1968) le retrouve à différentes époques de l’histoire : Villon, Rabelais, Boileau ou Diderot méritent d’être tenus pour « réalistes » aussi bien que Balzac, Flaubert, Dickens ou Tolstoï. Mais, dans un sens plus étroit, le réalisme est le courant littéraire et artistique qui succède, vers 1850, au romantisme et prépare le naturalisme, avant que n’intervienne la réaction symboliste.
Ainsi, les auteurs du Référentiel. Littérature écrivent : « L’une des tâches principales des Réalistes est de rendre la réalité de tous les jours (personnes, événements, situations sociales…) objectivement et avec précision, sans céder à l’idéalisme. Etroitement lié à l’établissement de régimes démocratiques et aux mouvements sociaux naissants, le Réalisme se conçoit, dans la foulée du siècle des Lumières, en opposition à la tradition idéaliste héritée de l’Ancien Régime, qui s’appuyait sur une conception anhistorique de la littérature ».
C’est évidemment cette conception anhistorique que combat Aragon. Mais même si celui-ci vise surtout à transformer le réel en ancrant ses textes dans les réalités sociales, ne reste-t-il pas prisonnier – comme Garaudy, du reste – de ce que l’on a appelé « la théorie du reflet » ? Or « les textes ne disent le réel qu’à travers un certain nombre de médiations, en adoptant un code générique et linguistique et en fonction de ce que les structures du champ littéraire autorisent ou interdisent » (Pernot 2002 : 503). D’où la nécessité, en classe de français, d’une réflexion sur la notion de champ littéraire, sur la hiérarchie des genres et des styles et, d’une manière générale, sur l’institution littéraire (Rosier 2000).)
Luc Collès in K. Canvat, Convergences aventureuses, Presses universitaires de Namur, 2004, pp. 52-57.
Références bibliographiques
ARAGON, L. (1935). Pour un réalisme socialiste. Paris : Denoël et Steele.
(1952). Hugo, poète réaliste. Paris : Éditions sociales.
(1963a). « Préface » in GARAUDY, R. D’un réalisme sans rivages. Paris : Plon.
(1963b). « En guise de postface ». Ibid.
AUERBACH, E. (1946-1968). Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale. Paris : Gallimard.
BAKHTINE, M. (1970). La poétique de Dostoievski (trad. KOLICHEFF, I.). Paris : Seuil, « Pierres vives ».
CANVAT et al., Français 3e/6e secondaire. Littérature. Référentiel. Bruxelles : De Boeck.
DENIS, B. (2000). « Aricle ‘marxisme’ » in ARON, P. et al. Le Dictionnaire du littéraire, pp.355-357.
DENIS, B. (2000). Littérature et engagement, de Pascal à Sartre. Paris : Seuil, « Essais ».
GARAUDY, R. (1961). L’itinéraire d’Aragon. Paris : Gallimard, « Vocations ».
GARAUDY, R. (1963). D’un réalisme sans rivages. Paris : Plon.
GOLDMANN, L. (1964). Pour une sociologie du roman. Paris : Gallimard, « Idées »
LUKACS, G. (1949-1960), La signification présente du réalisme critique. Paris : Gallimard.
MACHEREY, P. (1966). Pour une théorie de la production littéraire. Paris : Maspéro.
MARX, K. et ENGELS, F. (1982). « La sainte famille ou la critique de la critique critique » in Œuvres philosophiques (trad. RUBEL, M.). Paris : Gallimard, pp.419-661.
MOREL, J-P. (1985).Le roman insupportable. L’Internationale littéraire et la France (1920_1932). Paris : Gallimard, « Bibliothèque des idées ».
PERNOT, D. (2002), « Article ‘Réel’ » in ARON, P. et al., op. cit, p. 503.
ROSIER J.-M. (2000) S’approprier le champ littéraire, Bruxelles : De Boeck-Duculot, « Savoirs en pratique ».