23 août 2010

Le bonheur selon Garaudy. Par Luc Collès

« Le règne de Faust  a pris fin en mai 1968 : l'homme croit de moins en moins que le bonheur s'identifie avec la puissance et la possession. Son projet de bonheur est de moins en moins lié à la promesse de Descartes d'une « science qui nous rend maîtres et possesseurs de la nature ».
     Ses rêves ou ses projets de bonheur sont de plus en plus liés à un art de vivre de nouveaux rapports avec la nature, avec les autres hommes, avec l'avenir et le transcendant.
      De nouveaux rapports avec la nature qui ne soient plus des rapports de conquérants mais d'amoureux. Rousseau retrouve, à travers Illich, de nouveaux disciples. Le paysage chinois de l'époque Song, où l'homme appartient à la nature et non la nature à l'homme, est plus près de notre sensibilité que les grandes constructions de l'humanisme de la Renaissance, avec ses condottieri, ses princes, ou ses banquiers, dont les portraits n'utilisent la nature que comme un décor lointain. Le masque africain, rendant visible l'invisible, nous est plus proche et fraternel que la reconstruction possessive du monde dans l'art classique, et la musique concrète nous aidant à nous unir ou à nous fondre avec l'univers ambiant exerce parfois plus d'attirance que les grandes harmonies en lesquelles s'exprimait la domination sans partage de l'esprit humain. Le bonheur, c'est cette participation au tout qui m'habite et fermente en moi. Le bonheur, c'est quand la nature entière est devenue mon corps.
        De nouveaux rapports avec les autres hommes qui ne soient ni l'individualisme de jungle ni le carcan totalitaire, mais des rapports de communauté et d'amour.  Ce besoin fraternel se traduit par la constitution de multiples communautés de base. Ce besoin d'amour s'exprime parfois de façon pervertie, lorsque Sade retrouve à son tour, à travers Freud, de piètres émules dans l'érotisme du cinéma et de la drogue. Il témoigne, en revanche, d'une aspiration nouvelle au bonheur dans l'amour de l?autre, lorsque l'autre n?est pas la limite de ma liberté, mais au contraire sa condition, lorsqu'il est non pas une réalité extérieure, mais cette partie de moi-même qui me manque et qu'il m'appelle à être. Le bonheur, c'est d'abord l'amour. La plénitude sexuelle entre un homme et une femme, lorsqu'elle est portée par tout le sens de leur vie, en est l'image la plus immédiate et la plus belle.
      De nouveaux rapports avec l'avenir et le transcendant, des rapports qui ne seraient plus ceux de la simple extrapolation quantitative, technologique, des moyens, à la manière de la « futurologie » positiviste, mais invention du futur. La transcendance n'est pas seulement dépassement et rupture, mais découverte de possibles nouveaux, que je cherche et crée par mon propre effort, en même temps que je l'accueille comme un don (certains diront une « grâce »). Les sagesses de l'Orient et de l'Afrique, du Tao, du Zen, du Yoga, de la danse liturgique, nous ont appris que le bonheur commençait avec la dépossession de soi, avec l'abandon de nos individualismes illusoires, de nos dualismes destructeurs, et avec la communion avec le tout. Un authentique dialogue des civilisations avec les non-Occidentaux est la condition première de notre dépassement des conceptions occidentales, faustiennes, du bonheur, des conceptions dualistes qui nous mutilent : ni le corps ni l'esprit ne peuvent être joyeux séparément.
      Le bonheur, c'est cette création, la participation à la création continuée d'un homme toujours plus un, d'un monde toujours plus humain. » 

(Roger Garaudy, Parole d'homme, Paris, Laffont, 1975)


LE BONHEUR SELON GARAUDY : POUR UN DIALOGUE DES CIVILISATIONS
« N'est condamnable que ce qui existe isolément: dans le tout, tout se résout et s'affirme. Il ne nie plus mais une telle croyance est la plus haute de toutes les croyances possibles ; je l'ai baptisé du nom de Dionysos. »  NIETZSCHE, Le Crépuscule des idoles.
    A la fin du XVIe siècle déjà, Christopher Marlowe, dans sa Tragique histoire du docteur Faust, donnait le mot d'ordre de la civilisation occidentale : « Faust, par ton cerveau puissant, deviens un Dieu, le maître et le seigneur de tous les éléments. » C'était, avec un demi-siècle d'avance, la promesse de Descartes d'une « science qui nous rende maîtres et possesseurs de la nature ».
 
L'homme unidimensionnel
    Dans toute son oeuvre, Roger Garaudy dénonce les fondements d'une telle civilisation. Les Occidentaux considèrent que l'individu est le centre et « la mesure de toutes choses » (Protagoras) ; ils réduisent la réalité au concept (« Je pense, donc je suis ») et érigent en valeurs suprêmes  la science et les techniques comme moyens de manipuler les hommes et les choses. Ce modèle faustien s'est surtout développé depuis la Renaissance, laquelle n'est pas seulement un phénomène culturel, mais aussi la naissance conjointe du capitalisme et du colonialisme. C'est à cette époque que se crée l'homme unidimensionnel qui nie les autres manières de penser et de vivre le rapport de l'homme avec la nature, avec les autres hommes et avec le divin.
    Du XVIe siècle à la fin du XXe siècle, le développement du monde occidental a reposé sur trois primautés : celle de l'action et du travail (« C'est en agissant sans relâche que l'homme déploie toute sa grandeur », dit le Faust de Goethe), celle de la raison (l'esprit étant réduit à la seule intelligence) et celle de la croissance vue en termes quantitatifs (production de besoins artificiels et des moyens de les assouvir). Pour Roger Garaudy, un tel modèle ne pouvait conduire qu'à la crise que nous connaissons aujourd'hui.
 
    Des visions du monde holistiques
    « Le bonheur » est un des vingt thèmes que le philosophe aborde dans son essai Parole d'homme (Laffont, 1975). En exergue à la rubrique consacrée à ce sujet, il évoque Dionysos qui, dans la pensée de Nietzsche, est opposé au rationalisme et à la métaphysique socratique, lesquels n'ont cessé de déformer la réalité en en privilégiant certaines composantes. Garaudy affirme ensuite avec force une de ses convictions fondamentales : la création d'un avenir heureux exige que soient retrouvées les dimensions de l'homme développées dans les cultures non occidentales. Comprendre la vie, c'est d'abord la saisir dans son unité. Plus tard, il développera cette thèse dans Pour un dialogue des civilisations (Denoël, 1977) et dans Appel aux vivants (Seuil, 1979) en témoignant de l'expérience planétaire qui l'a conduit à cette certitude et en présentant un projet politique concret.
    Ainsi évoque-t-il la vision dialectique et non logico-mécanique de la pensée chinoise : l'action réciproque des principes du Yang et du Yin implique une conception complexe de l'action et de la réaction, à l'intérieur d'une totalité unique des phénomènes. Le bonheur ne peut être atteint par l'individu considéré séparément. Il ne peut résulter que d'une prise de conscience de l'appartenance au Tout.
    Les religions de la Chine et du Japon ont enseigné à l'homme cette fusion de tous les éléments avec le grand Tout. Le taoïsme exige l'insertion dans le principe universel qu'il saisit par une connaissance intuitive, par une contemplation au terme de laquelle se concrétise l'union de l'homme et de la nature. Le bouddhisme qui, de l'Inde, gagnera massivement l'ensemble de l'Asie, enseigne que l'homme ne mettra fin à ses souffrances qu'en renonçant au désir et au plaisir et en se fondant dans l'éternité comme une tasse d'eau versée dans la mer. L'école bouddhiste Tch'an (Zen, en japonais) met l'accent sur la nécessité de libérer l'esprit afin qu'il puisse accueillir l'illumination.
 
    Une ouverture à la transcendance
    Pour les peintres chinois de l'époque Song (de 960 à 1278), la nature n'est pas une matière inerte dont on cherche à se rendre maître. L'univers forme un tout animé d'un même mouvement de vie, englobant aussi bien la rivière que les sommets des montagnes, l'arbre que les rochers, les nuages que l?oiseau, et l'homme n'est qu'un moment de ce cycle éternel. La peinture est un médium de l'expérience zen. Contrairement à nos tableaux de la Renaissance, l'artiste ne cherche pas à représenter un spectacle, mais à communiquer un état d'âme de la nature. Il saisit les lignes de force d'un paysage et en compose le yin et le yang, les contrastes et les tensions.
    L'art africain tente, lui aussi, de « rendre visible l'invisible » (l'expression est de Paul Klee). Au contraire de l'art grec, qui part de l'individuel pour en extraire les lignes essentielles, le créateur africain part de son expérience vécue du grand Tout pour donner une forme concrète à ses talismans. Un masque, par exemple, doit être avant tout considéré comme un condensateur d'énergie. La force qu'il contient et qu'il dégage a pour sources la nature, les ancêtres et les dieux. Les oeuvres africaines n'ont pas été créées pour la contemplation. Ce sont des objets de participation destinés à l'acomplissement de cérémonies rituelles. Quand les Africains dansent avec leurs masques, ils y puisent une énergie qu'ls irradient dans toute la communauté.
    L'art musulman appelle des remarques analogues à celles que Garaudy fait à propos des arts de la Chine, du Japon ou de l'Afrique:à partir du sens pour déchiffrer le signe.La conception islamique du monde n?incite pas à la représentation réaliste. Pour elle, toute image détourne le croyant de la prière pure, l'amène à perdre conscience de l'unité de Dieu. Ainsi, la mosquée est-elle décorée des versets du Coran. Le développement de la calligraphie s'explique d'ailleurs par le caractère même de l'Islam, religion centrée sur un texte sacré, parole de Dieu dont Mohamed n'est que le messager.
 
    L'amour véritable
    Pour les civilisations non occidentales, la clé du bonheur réside dans l'harmonie des rapports que l?homme noue avec le transcendant à travers la nature : « Le bonheur c'est cette participation au tout qui m'habite et fermente en moi. Le bonheur, c'est quand la nature entière est devenue mon corps. » Mais cette harmonie se retrouve aussi dans les liens que l'homme tisse avec ses semblables, liens « qui ne soient ni l'individualisme de jungle ni le carcan totalitaire, mais des rapports de communauté et d'amour ». Dans Parole d'homme, la rubrique que Garaudy consacre à l'amour complète donc ce qu'il nous dit du bonheur.
    L'amour véritable doit lui aussi se concevoir comme un tout. L'intellectualisme occidental l'a défiguré en distinguant le sensible et l'intelligible. Dans l'amour platonique, l'autre n'est que la métaphore ou le signe d'autre chose, un instrument pour accéder à la sphère du Bien. Certes, le christianisme a complètement inversé cette perspective en montrant l'amour divin qui s'incarne, mais il va bien vite être perverti par le dualisme grec, en se méfiant du corps et de la sexualité. Et le rejet des tabous qui a marqué la génération de 1968 n'a fait que réduire l'homme à sa dimension zoologique?
    Par contre, dans les sagesses orientales, l'amour total ne sépare pas le corps et l'âme qui ne sont que les deux facettes de l'unité humaine. Il s'agit d'un langage  où, comme dans la danse, l'on s'exprime avec tout son être, et pas seulement par la bouche (des paroles), c'est-à-dire une partie seulement de son corps. L'union des sexes apparaît alors comme la célébration de la plus profonde relation humaine : celle de n'exister pleinement que dans le dialogue avec l'autre.
    Dans cet accueil de l'autre, notre centre de gravité se déplace : nous sommes conviés à sortir de nous-même, à dépasser nos propres forces, à donner cette chose en nous que nous ne connaissons pas. L'amour est le contraire de la jalousie, corollaire de la possession ; il permet à l'autre de s'épanouir selon sa propre loi. L'expérience amoureuse nous ouvre donc aussi à la transcendance : elle nous fait prendre conscience de nos limites et de notre pouvoir de les franchir. Nous devenons ainsi autre par la révélation de l'autre.
 
    Un dialogue à poursuivre et à amplifier
    Pour  Garaudy, le véritable dialogue des civilisations ne fait que commencer. La rencontre avec les arts non occidentaux, de la fin du XIXe siècle à nos jours, a déjà conduit l'occidental à s'engager sur des voies nouvelles. C'est ce qui explique qu'il soit touché aujourd'hui par un paysage chinois de l'époque Song, par un masque africain ou encore par un morceau de musique concrète, à base de sons naturels. Dans ces trois cas, il participe à l'émotion de l'artiste qui vit à l'unisson de l'âme cosmique. Le domaine artistique est particulièrement emblématique d'une fécondation qui doit s'approfondir.
    Dans la rubrique « Bonheur » de Parole d'homme, le philosophe évoque encore deux domaines concrets où peut s'affirmer une conception holistique des rapports que l'homme noue avec ses semblables et avec le monde : la vie associative et la pédagogie.
    Dans Appel aux vivants, il soulignera le rôle politique des communautés de base, cellules vivantes constituées contre la double désintégration de l'individualisme et du totalitarisme. Quant aux références pédagogiques de Garaudy, elles sont datées : les théories rousseauistes d'Ivan Illich (Une société sans école, 1971) que préfigurait déjà la pédagogie libertaire de Neill (Libres Enfants de Summerhill, 1972, trad. De « A Radical Approach to Child Rearing » qui date de 1960) se situent dans la droite ligne de la révolution de 1968 et ont une portée limitée en ce sens qu'elles méconnaissent le poids de l'héritage familial et demeurent implicitement réservées à une élite sociale. Néanmoins, par leur caractère utopique, elles postulent une société plus humaine où l'éducation viserait l'épanouissement de l'individu dans sa globalité. Et en cela, elles gardent toute leur pertinence.
 
    Pour une pédagogie interculturelle
    Mais pour l'éducateur d'aujourd'hui, c'est toute la pensée de Garaudy elle-même qui a une visée didactique. C'est une pédagogie interculturelle que recommanderait le philosophe s'il avait à faire oeuvre de pédagogue.De ce point de vue, une fois encore, les ouvrages ultérieurs seront plus explicites : « c'est en saisissant, avec les convergences et les complémentarités possibles, les différences irréductibles, que nous parviendrons à reconnaître en l'autre sa spécificité, et, par là même, à enrichir et à approfondir notre propre culture, à nous convertir, à l'intérieur de notre propre conviction, à une foi rendue, par la confrontation, plus consciente de ce qui lui est proche, plus riche de dimensions parfois oubliées. » (Appel aux vivants, p.223)
    Ce que souhaite donc l'auteur, c'est que l'accent soit mis sur l'enrichissement que pourraient apporter à l'homme les valeurs dont sont porteuses les autres cultures que la sienne. Or, l'objectif de la pédagogie interculturelle consiste précisément à fournir aux élèves des outils d'analyse pour les aider à rendre moins étranges leurs comportements respectifs, à mieux prendre conscience de leur identité propre et à percevoir plus correctement l'originalité de la culture d'autrui tout en en mesurant mieux les particularités.
    Cette approche interculturelle est donc destinée à valoriser ce qui est propre à chacun en corrigeant ses « cribles » culturels. On ne voit le monde qu'à travers soi ; on n'appréhende la culture d'autrui qu'à travers la sienne propre : l'expérience quotidienne le montre, et la littérature, au moins depuis Les Lettres persanes de Montesquieu et L'Ingénu de Voltaire, le confirme. Il s'ensuit des risques de déformation : la mosquée sera prise pour une église, et l'église pour une mosquée. Attitude qui prépare à l'ethnocentrisme, source de racisme.
    Si, en effet, un élève ignore la culture de l'autre, il ignore encore davantage la sienne propre : celle-ci se confond dans son esprit à un ordre naturel. (« Séparés des autres nations par les lois du pays, ils ont conservé leurs anciennes coutumes avec d'autant plus d'attachement qu'ils ne croyaient pas qu'il fût possible d'en avoir d'autres », dit Montesquieu des Moscovites ; « La coutume est une seconde nature », explique Montaigne). En travaillant à partir du principe de la confrontation, on permettra à cet élève de découvrir l'autre et en même temps de se découvrir lui-même à travers l'autre.
    La pensée de Garaudy débouche donc sur une approche à la fois comparatiste et anthropologique. En didactique, une telle démarche ouvrira l'espace de la classe à de nouveaux rapports avec la nature, avec les autres hommes et avec le transcendant. Confronté, à travers les autres cultures, à une conception holistique du monde, l'élève occidental sera invité à prendre conscience de ses richesses, mais aussi de ses manques. Un tel dialogue, surtout s'il s'approfondit durant toute la vie, devrait lui conférer un sentiment de plénitude, c'est-à-dire LE BONHEUR.
 
 Luc Collès in L. Collès et al., Passions de lecture, Bruxelles, Didier Hatier, 1997

Professeur ordinaire
Université catholique de Louvain
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