Lurçat. Salamina. Gouache (1958) |
Le
problème central [...] est celui de l'unité du monde. C'est un
monde interdépendant, et un monde cassé. Contradiction mortelle.
Interdépendant,
car lorsqu'il est militairement possible à partir de
n'importe quelle base d'atteindre n'importe quelle cible ; lorsqu'un krach
boursier à Londres, à Tokyo ou à New-
York
entraîne crise et chômage en tous les points du monde ; lorsque par télévision
et satellite toutes les formes de culture ou d'inculture sont présentes sur
tous les continents, aucun problème ne peut être résolu de façon isolée et
indépendante ni à l'échelle d'une nation, ni même à celle d'un continent.
Cassé
parce que, du point de vue économique (selon le rapport du
Programme de développement des Nations Unies de 1992) 80 % des
ressources de la planète sont contrôlées et consommées par 20 %. Cette croissance
du monde occidental coûte au monde, par la malnutrition ou la faim,
l'équivalent de morts de un Hiroshima tous les deux jours.
Trois
problèmes majeurs semblent à l'heure actuelle
insolubles: celui de la faim, celui du chômage, celui de l'immigration.
Les trois
n'en font-ils pas qu'un ? Tant que 3 milliards d'êtres humains sur cinq
milliards demeurent insolvables, peut-on parler d'un marché mondial ? ou d'un
marché entre
occidentaux
correspondant à leurs besoins et à leur culture et exportant dans le
Tiers-monde leurs surplus ? Faut-il admettre l'inéluctabilité de ce
déséquilibre et accepter cette réalité qui engendre les exclusions, les
violences, les nationalismes, les intégrismes, sans remettre en question les
fondements de l'actuel désordre ?
Une
époque historique est en train de mourir : celle qui fut dominée, depuis 5
siècles, par l'Occident (le pays où le soleil se couche, selon l'étymologie). Une
autre est en train de naître, du côté où le soleil se lève : l'Orient.
Le cycle,
commencé a la renaissance, arrivait, par la logique de son développement, à son
terme, par la domination d'un seul, comme il advint de tous les pillards : de
l'empire romain
à celui
de Napoléon ou d'Hitler, de celui de Charles Quint ou de l'empire britannique
qui, tous, crurent invincibles leurs armadas et éternelles leurs
hégémonies.
Aujourd'hui,
seuls les géopoliticiens des services spéciaux américains et de
leurs maîtres, peuvent essayer de nous masquer la réalité profonde de cette fin
de millénaire : nous
sommes
témoins de la décadence et de l'agonie du dernier empire
Comment
se caractérise, objectivement, cette décadence ? L'événement le plus
significatif […] ce n'est pas l'implosion de l'Union Soviétique, caricature de
socialisme et du marxisme, c'est la faillite du capitalisme après une
domination d'un demi millénaire sur un monde qu'il conduit aujourd'hui, si l'on
n'en stoppe la course à la mort, vers un suicide planétaire.
Pourquoi
?
Parce que
le capital, amassé d'abord par cinq siècles de brigandage colonial, puis limité
aux investissements dans les pays surindustrialisés de la vieille Europe, même
en y créant, par la publicité et le marketing, les besoins les plus
artificiels, et les plus nocifs, ce capital, créateur à ses origines en s'investissant
dans des entreprises de production ou de services réels, est devenu un capital
spéculatif, c'est à dire purement parasitaire.
L'argent
ne sert plus à créer des marchandises mais a créer de l'argent.
Maurice
Allais (Prix Nobel d'économie) se fondant sur les données de la Banque internationale
pour le développement, a montré que les flux financiers correspondant à des
spéculations
boursières
sur les devises, les matières premières ou les produits dérivés (assurance
sur les risques spéculatifs), sont aujourd'hui quarante fois supérieurs aux
investissements et
aux
transactions correspondant à l'économie réelle, c'est-à-dire à la
production des marchandises ou des services. En langage simple : l'on gagne
ainsi (à condition d'en avoir les cautions bancaires ou les moyens financiers)
40 fois plus à spéculer qu'à travailler.
Il ne
saurait y avoir de meilleur critère objectif de la décadence que celui-là : le
travail créateur ne sert plus au développement de l'homme, de tous les hommes,
mais au gonflement d'une bulle financière pour une infime minorité qui
n'a plus d'autre finalité que l'accroissement de cette bulle.
Les problèmes
du sens du travail, de la création, de la vie, ne s'y posent plus.
Le sens
même des mots se trouve perverti.
L'on continue d'appeler progrès une aveugle dérive, conduisant à la destruction
L'on continue d'appeler progrès une aveugle dérive, conduisant à la destruction
de la
nature et des hommes.
L'on
appelle démocratie la plus redoutable rupture qu'ait connu l'histoire
entre ceux qui ont et ceux qui n'ont pas.
L'on
appelle liberté un système qui, sous prétexte de libre échange et
de liberté du marché, permet aux plus forts d'imposer la plus inhumaine
des dictatures : celle qui leur permet de
dévorer
les plus faibles.
L'on
appelle mondialisation non pas un mouvement qui, par une participation de toutes les cultures,
conduirait à une unité symphonique du
monde, mais au contraire à une division
croissante
entre le Nord et le Sud découlant d'une unité impériale et niveleuse,
détruisant la diversité des civilisations et de leurs apports pour imposer
l'inculture des prétendants à la
maîtrise
de la planète1.
L'on
appelle développement une croissance économique sans fin produisant de
plus en plus vite n'importe quoi : utile, inutile, nuisible ou même mortel,
comme les armements ou la
drogue,
et non pas le développement des possibilités humaines, créatrices, de l'homme
et de tout homme.
Dans un
tel non-sens s'impliquent mutuellement le chômage des uns qui ne peuvent plus
produire parce que les deux tiers du monde ne peuvent plus consommer, même pour
leur survie.
L'immigration
des plus démunis est le passage du monde de la faim à celui du chômage et de
l'exclusion.
L'erreur
d'aiguillage fut commise il y a cinq siècles lorsqu'avec la faim de l'or et
l'ivresse de la technique pour la technique, pour la domination de la nature et
des hommes, est née
une vie
sans but, une véritable religion des moyens qui arrive aujourd'hui à son terme
: le monothéisme du marché, générant une polarisation croissante de la
richesse spéculative, sinon
maffieuse, d'une minorité, et de la
misère des multitudes.
Roger Garaudy. L’avenir mode d’emploi, pages 7 à 10