16 janvier 2017

Sens et non-sens



Lurçat. Salamina. Gouache (1958)

Le problème central [...]  est celui de l'unité du monde. C'est un monde interdépendant, et un monde cassé. Contradiction mortelle.
Interdépendant, car lorsqu'il est militairement possible à partir de n'importe quelle base d'atteindre n'importe quelle cible ; lorsqu'un krach boursier à Londres, à Tokyo ou à New-
York entraîne crise et chômage en tous les points du monde ; lorsque par télévision et satellite toutes les formes de culture ou d'inculture sont présentes sur tous les continents, aucun problème ne peut être résolu de façon isolée et indépendante ni à l'échelle d'une nation, ni même à celle d'un continent.
Cassé parce que, du point de vue économique (selon le rapport du Programme de développement des Nations Unies de 1992) 80 % des ressources de la planète sont contrôlées et consommées par 20 %. Cette croissance du monde occidental coûte au monde, par la malnutrition ou la faim, l'équivalent de morts de un Hiroshima tous les deux jours.

Trois problèmes majeurs semblent à l'heure actuelle insolubles: celui de la faim, celui du chômage, celui de l'immigration.
Les trois n'en font-ils pas qu'un ? Tant que 3 milliards d'êtres humains sur cinq milliards demeurent insolvables, peut-on parler d'un marché mondial ? ou d'un marché entre
occidentaux correspondant à leurs besoins et à leur culture et exportant dans le Tiers-monde leurs surplus ? Faut-il admettre l'inéluctabilité de ce déséquilibre et accepter cette réalité qui engendre les exclusions, les violences, les nationalismes, les intégrismes, sans remettre en question les fondements de l'actuel désordre ?

Une époque historique est en train de mourir : celle qui fut dominée, depuis 5 siècles, par l'Occident (le pays où le soleil se couche, selon l'étymologie). Une autre est en train de naître, du côté où le soleil se lève : l'Orient.
Le cycle, commencé a la renaissance, arrivait, par la logique de son développement, à son terme, par la domination d'un seul, comme il advint de tous les pillards : de l'empire romain
à celui de Napoléon ou d'Hitler, de celui de Charles Quint ou de l'empire britannique qui, tous, crurent invincibles leurs armadas et éternelles leurs hégémonies.
Aujourd'hui, seuls les géopoliticiens des services spéciaux américains et de leurs maîtres, peuvent essayer de nous masquer la réalité profonde de cette fin de millénaire : nous
sommes témoins de la décadence et de l'agonie du dernier empire

Comment se caractérise, objectivement, cette décadence ? L'événement le plus significatif […] ce n'est pas l'implosion de l'Union Soviétique, caricature de socialisme et du marxisme, c'est la faillite du capitalisme après une domination d'un demi millénaire sur un monde qu'il conduit aujourd'hui, si l'on n'en stoppe la course à la mort, vers un suicide planétaire.
Pourquoi ?
Parce que le capital, amassé d'abord par cinq siècles de brigandage colonial, puis limité aux investissements dans les pays surindustrialisés de la vieille Europe, même en y créant, par la publicité et le marketing, les besoins les plus artificiels, et les plus nocifs, ce capital, créateur à ses origines en s'investissant dans des entreprises de production ou de services réels, est devenu un capital spéculatif, c'est à dire purement parasitaire.
L'argent ne sert plus à créer des marchandises mais a créer de l'argent.
Maurice Allais (Prix Nobel d'économie) se fondant sur les données de la Banque internationale pour le développement, a montré que les flux financiers correspondant à des spéculations
boursières sur les devises, les matières premières ou les produits dérivés (assurance sur les risques spéculatifs), sont aujourd'hui quarante fois supérieurs aux investissements et
aux transactions correspondant à l'économie réelle, c'est-à-dire à la production des marchandises ou des services. En langage simple : l'on gagne ainsi (à condition d'en avoir les cautions bancaires ou les moyens financiers) 40 fois plus à spéculer qu'à travailler.
Il ne saurait y avoir de meilleur critère objectif de la décadence que celui-là : le travail créateur ne sert plus au développement de l'homme, de tous les hommes, mais au gonflement d'une bulle financière pour une infime minorité qui n'a plus d'autre finalité que l'accroissement de cette bulle.

Les problèmes du sens du travail, de la création, de la vie, ne s'y posent plus.
Le sens même des mots se trouve perverti.
L'on continue d'appeler progrès une aveugle dérive, conduisant à la destruction
de la nature et des hommes.
L'on appelle démocratie la plus redoutable rupture qu'ait connu l'histoire entre ceux qui ont et ceux qui n'ont pas.
L'on appelle liberté un système qui, sous prétexte de libre échange et de liberté du marché, permet aux plus forts d'imposer la plus inhumaine des dictatures : celle qui leur permet de
dévorer les plus faibles.
L'on appelle mondialisation non pas un mouvement qui, par une participation de toutes les cultures, conduirait à une unité symphonique du monde, mais au contraire à une division
croissante entre le Nord et le Sud découlant d'une unité impériale et niveleuse, détruisant la diversité des civilisations et de leurs apports pour imposer l'inculture des prétendants à la
maîtrise de la planète1.
L'on appelle développement une croissance économique sans fin produisant de plus en plus vite n'importe quoi : utile, inutile, nuisible ou même mortel, comme les armements ou la
drogue, et non pas le développement des possibilités humaines, créatrices, de l'homme et de tout homme.

Dans un tel non-sens s'impliquent mutuellement le chômage des uns qui ne peuvent plus produire parce que les deux tiers du monde ne peuvent plus consommer, même pour leur survie.
L'immigration des plus démunis est le passage du monde de la faim à celui du chômage et de l'exclusion.
L'erreur d'aiguillage fut commise il y a cinq siècles lorsqu'avec la faim de l'or et l'ivresse de la technique pour la technique, pour la domination de la nature et des hommes, est née
une vie sans but, une véritable religion des moyens qui arrive aujourd'hui à son terme : le monothéisme du marché, générant une polarisation croissante de la richesse spéculative, sinon
maffieuse, d'une minorité, et de la misère des multitudes.

Roger Garaudy. L’avenir mode d’emploi, pages 7 à 10