CINQ MILLE
MUSULMANS RASSEMBLÉS A LYON L'islam à cœur ouvert
LE MONDE du
17.12.1985
par HENRI TINCQ.
par HENRI TINCQ.
Dans
les locaux sans âme d'une foire-exposition, des imams à la tribune récitent
imperturbablement le Coran. Reprises par une sono assourdissante, leurs
mélopées rythment le désordre de la foule qui débarque des cars en gandoura ou
costume de ville, hommes d'un côté, femmes de l'autre.
Jamais
l'islam en France n'avait connu un tel rassemblement. Les organisateurs seront
même débordés l'après-midi quand l'heure venue, des appels à la prière sont
montés des rangs, troublant les interventions. On a alors vu les fidèles courir
vers les salles de prières spécialement aménagées, se déchausser et
s'agenouiller.
Ceux qui
attendaient de ce rassemblement de 5 000 musulmans un meeting politique de
riposte aux agressions racistes auront été sûrement déçus. La résolution finale
condamne fermement ces dernières, mais insiste surtout sur " le message
pacifique, fraternel et tolérant de l'islam ". C'est en affirmant leur
identité religieuse que les musulmans espèrent aujourd'hui préserver leurs
intérêts communautaires.
D'où
d'étonnantes scènes d'autocritique. Comme celle de Cheikh Abbas, recteur de la
Mosquée de Paris depuis 1982, Algérien de soixante-douze ans natif du
Constantinois, mystérieux derrière ses lunettes noires, tirant nerveusement sur
un chapelet dont il ne se sépare jamais. Il s'est lancé au micro dans une
improvisation d'une heure, coupée par les cris de "Allah Akou Akbar "
(Dieu est grand) et terminée par des scènes d'effusion : "L'Occident ne
connaît de l'islam, s'écrie-t-il en arabe, que ce que nous lui disons. C'est
nous qui sommes responsables de l'image caricaturale, injuste, agressive,
méchante qui est donnée en France de l'islam. "
Et selon une
traduction dont il garantira plus tard la fidélité, le leader spirituel des
musulmans de France ajoute : " Oui, nous péchons de donner une mauvaise
image de l'islam, car nous sommes des menteurs, nous crions, nous sommes sales,
nous jetons n'importe quoi dans les escaliers d'immeubles, nous faisons hurler
nos radios... "
Tous les
orateurs de la journée sont intervenus dans le même sens : les musulmans
doivent redevenir de bons musulmans, c'est-à-dire retrouver une identité
religieuse chahutée par leurs conditions de vie en France, contestée par les
jeunes " beurs " eux-mêmes, et se rappeler la vocation naturelle de
l'islam à la bonne entente avec ses voisins.
" Un
islam de caves "
Roger Garaudy à ce rassemblement |
Salma al Farouki à ce même rassemblement |
Présenté
comme " le plus grand penseur de France", le converti Roger Garaudy
va jusqu'à tendre la main " aux hommes de toutes les religions, de toutes
les sagesses, pour qu'ils travaillent ensemble à montrer ce que signifie la
présence de Dieu dans la société. " " L'islam est une théologie de la
libération, ajoute-t-il devant un public d'hommes aux poings dressés serrant un
Coran. " C'est le même combat pour la justice et la paix que mènent les
chrétiens des communautés de base d'Amérique latine, les résistants afghans,
les Palestiniens, les Noirs d'Afrique du Sud. " L'islam en France est un
" islam de caves ", affirme pour sa part Rachid Benaïssa. Mais
par-delà les dénonciations ponctuelles - celles de l'insécurité, du mépris au
quotidien, des difficultés de construction d'une mosquée, d'ouverture d'une
école musulmane, - le processus recherché par les autorités islamiques semble
vouloir être celui d'un " désamorçage de la violence ". La proximité
des élections ? Le Pen ? Un seul mot du recteur Cheikh Abbas, arraché au cours
d'une conférence de presse : " Le peuple français est assez sage et trop
bon pour laisser passer des courants politiques dans lesquels il ne se
reconnaîtrait pas. "
Le retour
aux sources de l'islam, dont a voulu témoigner ce rassemblement lyonnais, prend
une autre signification liée à la course de vitesse engagée depuis quelques
semaines par les associations musulmanes pour prendre la tête d'un regroupement
au plan national de la communauté. " L'heure est venue, a dit Cheikh
Abbas, de mettre fin à l'émiettement. Que les centaines d'associations
représentées ici soient les premiers maillons d'une union beaucoup plus large.
"
Si le besoin
est unanimement ressenti de constituer une force unique et reconnue, il existe
actuellement deux modes de regroupement : le plus important, autour de la
Mosquée de Paris, prétend représenter au moins quatre cents associations et
l'essentiel de la communauté algérienne, de loin la plus nombreuse (800 000
sans compter les Français d'origine algérienne) ; le deuxième regroupement est
déjà officiellement constitué, depuis le 30 novembre dernier, sous le nom de
Fédération nationale des musulmans de France. Il se déclare soutenu par cent
soixante-dix associations composées surtout de Français de souche et de
Marocains.
Cette
Fédération pourrait se définir par un sentiment antialgérien assez fort. "
La communauté musulmane, explique l'un de ses responsables, Kharil Merroun, a
trop souffert de gens qui ont voulu la diriger de force. Nous en avons assez du
patriotisme et du chauvinisme. " Elle accuse l'Algérie d'" hégémonie
" et d'" ingérence ", par l'intermédiaire de la Mosquée de Paris
dont elle nomme le recteur et assure le financement. De son côté, la Mosquée de
Paris reproche à la Fédération d'être soutenue par l'Arabie Saoudite à travers
la Ligue islamique de La Mecque.
Les ponts ne
sont pas rompus. Chacun de ces deux regroupements exprime le même souci de
tolérance, d'unité, de restauration de l'image de marque de l'islam pour
améliorer son statut dans la société, mais les divisions politiques de la
communauté musulmane compromettent un processus d'unification que le facteur
religieux à lui seul, même en plein réveil, semble incapable de mener à bien.