LETTRE A MME JOELLE
KAUFMANN
ROGER GARAUDY
Chennevières/Marne 22 mai 1987
Chennevières/Marne 22 mai 1987
Madame,
J'ai entendu, ce matin, à la Radio, votre initiative nouvelle
(les bougies des enfants) pour mobiliser 1'opinion.
C’est, je crois, une très bonne idée.
Permettez-moi, à cette occasion, de vous apporter quelques
éléments d'information pour "cibler", plus efficacement encore, votre
lutte.
Lorsque nous nous sommes rencontrés, le 3 janvier 1986, je vous
ai dit que je ne reprendrai contact avec vous que lorsque je serai à côté de
votre mari libéré.
Si je romps aujourd'hui ce silence, c'est que je dois vous
rendre compte des démarches que j'ai entreprises, et qui
m'ont convaincu, en lisant vos déclarations dans la presse du 14 mai (après
votre entrevue avec le Premier Ministre) que vous êtes victime de mensonges
officiels qui sont 1'obstacle principal à vos justes efforts pour la libération
de votre mari [ Jean-Paul Kauffmann journaliste à L'Événement du jeudi enlevé le 22 mai 1985 et libéré le 4 mai 1988, NDLR] et de ses compagnons.
Voici les faits sur lesquels je me fonde pour un jugement aussi
net:
- Aussitôt après notre entretien je suis parti pour Téhéran, du
8 au 13 janvier pour poser le problème des otages.
J’ai rencontré personnellement le Premier Ministre. Le Ministre
des "pasdarans" étant sur le front lors de mon séjour à Téhéran, la
question lui a été posée par mon ami Trab Zemzemi. J’ai eu en outre deux
entretiens avec 1’Ayatollah Janati (Conseil d'Etat), avec le Cheikh Fadlallah,
et avec 1'un des dirigeants des "ezbollah" du Liban, invités pour les
fêtes commémoratives.
J'ai informé le chargé d’affaires français à Téhéran, Monsieur
Lafrance [Les relations diplomatiques entre la France et l’Iran, rompues le 17
juillet 1987, ont été rétablies le 16 juin 1988. Durant cette période,
la protection des intérêts français a été assurée par l’Italie. NDLR], de mes démarches et des conclusions que j’en ai tirées, pour qu'il
puisse transmettre à son Ministre.
Voici les positions et les propositions de tous les dirigeants
iraniens que j'ai rencontrés:
1) Ils soulignent d'abord que ce ne sont pas eux qui ont enlevé
les otages ni qui les détiennent: ils ne peuvent donc prendre eux-mêmes la
décision mais peuvent donner leur avis à leurs amis libanais(Avis qui serait
sans doute d'un grand poids).
2) La politique de 1'Etat français, disent-t-ils, rend les
relations difficiles. Notamment du fait de la livraison d'armes à 1'Irak (Plus
d'un tiers de 1'armement irakien étant fourni par la France ils tiennent notre
pays pour responsable de la mort d'un tiers des victimes iraniennes).
3) En dépit de cette énorme disproportion, ajoutent-ils (100.000
morts iraniens et 7 otages français - leur point de vue, vous le voyez, est
fort loin de la thèse d'une "France
agressée ") ils sont prêts à intervenir amicalement auprès
de leurs amis libanais pour obtenir la libération simultanée d'Anis Nakkacheet de ses deux compagnons par la France et des otages français par les
Libanais.
Ayant acquis la certitude absolue (qui demeure la mienne), que
la libération immédiate de votre mari et de ses compagnons était possible si, du
côté français, cette réciprocité était acquise, je revins en France.
C’était à un moment où le résultat des futures élections législatives
était aisément prévisible. Je croyais que pour opérer une transition pacifique
d'une majorité à 1'autre, le Premier Ministre pressenti serait Monsieur Chaban-Delmas.
J'ai donc demandé un entretien à Monsieur Chaban-Delmas. Ses idées politiques
ne sont pas les miennes, mais j’ai la plus grande estime pour sa personne.
L'entrevue, fort amicale, eut lieu le 19 février 1986.
Lorsque je lui eus exposé ma position sur le problème des
otages, Monsieur Chaban-Delmas exprima deux préoccupations:
1°) Ne sera-t-il pas
difficile de justifier, devant 1'opinion, la grâce présidentielle de
Nakkache et de ses compagnons alors que, venus pour exécuter Chapour Bakhtiar, ils
ont tué deux français qui n'avaient rien à voir avec les problèmes iraniens ?
Je lui fis remarquer que si c'était en effet une bavure grave et
injustifiable, il était encore plus injustifiable, pour 1'opinion, d'abandonner
à leur sort les otages français par représaille contre ce double meurtre, ou pour
complaire à Monsieur Bakhtiar.
2°) Les partenaires iraniens et libanais tiendront-ils parole ?
Sur ce point je lui donnai une assurance absolue. J'ajoutais
même que j’étais prêt à faire le transfert moi-même, et, s'il y avait le
moindre retard, à demeurer comme otage avec les autres.
Le lendemain, pour concrétiser les choses, je laissai à la
Secrétaire de Monsieur Chaban-Delmas , au 286 Bd Saint-Germain, un mot écrit de
ma main, en style télégraphique: « Donnez-moi Nakkache, je ramène
Kauffmann. Aussitôt après:tous les autres contre tous les autres.»
Monsieur Chaban-Delmas n'étant pas désigné comme Premier
Ministre, cette démarche n'eut pas de suite.
Depuis lors 1’on n'a pas avancé d'un pouce vers la solution.
Le gouvernement a multiplié les déclarations sur sa sollicitude
pour les otages en faisant croire qu'il n'était pas responsable de la
situation. Il a prétendu avoir fait un geste en payant une partie de ce qu'il devait
à 1'Iran, comme s'il s'agissait, pour ses interlocuteurs de "vendre"
les otages.
Une mise en scène, avec des milliers de policiers dans Paris, a
été faite, lors du procès d'Abdallah, en laissant croire que la libération des
otages français était liée à cette affaire, alors que ceux qui se livraient à
ce jeu savaient fort bien (les "services" 1'ont dit au tribunal) qu' Abdallah
était un simple militant chrétien de la résistance libanaise aux envahisseurs étrangers,
et nullement un chef. Il fut condamné, sous pression américaine, sans aucune
preuve de culpabilité , sur la seule et invraisemblable délation d'un avocat
félon. Le déploiement ostentatoire de police, et 1’orchestration des médias,
ont pu étouffer 1'opinion mais non la vérité: il est honteux d'appeler "terrorisme" la
violence artisanale des faibles et "lutte contre le terrorisme" la violence
du terrorisme d'Etat dont les représailles sont infiniment meurtrières.
Le Président de la République [François Mitterrand,NDLR] fit un jour le seul geste qui
pouvait apporter une solution, en se déclarant prêt à gracier Nakkache. Mais
avec deux restrictions qui rendaient inopérante la déclaration:
1°) Il ne le ferait que si le Premier Ministre [Jacques Chirac, NDLR] le lui demandait.
Pourquoi chacun veut-il laisser la responsabilité à d’autres, alors que la
libération des otages est en jeu ?
2°) Il demandait tous les otages contre une seule grâce.
Proposition doublement étrange: comment refuser la grâce des autres détenus après
avoir libéré leur chef ? Et pourquoi un échange aussi inégal ?
La libération simultanée des deux principaux captifs doit, comme
je 1'avais proposé, être le signal de la libération, sans marchandage, de tous
les autres.
Je me suis efforcé, Madame, de situer le problème dans son
contexte politique pour vous aider à voir dans quelle direction peuvent
s'orienter vos efforts pour être plus efficaces.
La situation est, selon moi, très claire: votre mari et ses compagnons
sont les otages du gouvernement français.
Bien que la politique menée au Moyen-Orient crée en permanence la
possibilité d'autres situations tragiques (comme l'ont prouvé la mort de
soldats français au Liban, ou les lugubres exploits des "Exocet" dans
le Golfe), dans le cas de nos otages, il dépend du gouvernement français, et de
lui seul, que les libérations soient immédiates.
Pour épuiser toutes les possibilités, avant de vous écrire j'ai
exposé en détail cette analyse à un ami capable de communiquer les données
réelles du problème au Président de la République (comme je 1’avais fait pour
le gouvernement par le chargé d'affaires français à Téhéran), car je ne veux
agir en cachette à 1'égard de personne , et je demande simplement à chacun de
regarder les choses avec objectivité, et de prendre ses responsabilités.
Espérant que ces éléments pourront contribuer à 1’efficacité de
votre action, je vous prie de croire, Madame, à ma solidarité dans vos
épreuves, et à mon respect.
Roger GARAUDY
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