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Tout est pensé par Althusser en
termes de « rupture»
ou de « coupure ».
ou de « coupure ».
La rupture radicale de la théorie
avec l'histoire,
c'est-à-dire la rupture avec le
matérialisme historique,
conditionne toutes les autres.
Or, ce que Marx et les
marxistes nient, ce n'est pas
qu'il y ait rupture épistémologique
entre la science et ce qui n'est
pas elle,
c'est que cette rupture soit
absolue, c'est le caractère
métaphysique de cette
rupture.
Métaphysique car elle prétend
arracher radicalement
la théorie à l'histoire et
substituer au critère
de la pratique le critère formel
de la totalité structurée.
Métaphysique car elle postule que
le passage de
l'idéologie à la science ne se
produit qu'une fois,
alors que toute l'histoire des
sciences témoigne que
l'idéologie n'est pas le
contraire de la science, mais
sa préhistoire.
Métaphysique car elle exclut
toute dialectique de
la vérité absolue et de la vérité
relative, tout passage
de l'une à l'autre.
Cette conception métaphysique de
la rupture, Althusser
la place sous le parrainage de
Spinoza. « Si
l'on veut trouver à Marx une
ascendance philosophique,
c'est à Spinoza qu'il faut
s'adresser. Entre le
premier genre de connaissance et
le second genre,
écrit Althusser (M. 75),
Spinoza... supposait une
discontinuité radicale. »
N'hésitant pas à désavouer Lénine
sur les sources
philosophiques du marxisme, ni
Engels affirmant
que sans la philosophie classique
allemande et notamment
Kant, Fichte et Hegel, le
socialisme scientifique
n'eût jamais existé (Préface de
1875 à La Guerre
des paysans) ni à désavouer
Marx lui-même, Althusser
écrit intrépidement : « Nous
pouvons tenir Spinoza,
du point de vue philosophique,
pour le seul ancêtre
direct de Marx » (C 2, 50).
En réalité, Althusser ne se
contente pas d'opérer
un retour au rationalisme
dogmatique, son propos,
qu'il a explicité dans un article
sur le retour à Freud
( Nouvelle
Critique de
janvier 1965) est d'être à Marx
ce que Lacan est à Freud. Le
docteur Lacan, nous
explique Althusser, a pu
constituer en théorie scientifique
l'oeuvre de Freud en la
déchiffrant avec les
méthodes de la linguistique
structurale.
Althusser va emprunter à la psychanalyse
et à la
linguistique structurale les
principaux instruments
de son élaboration théorique :
concept de « surdétermination
» emprunté à la psychanalyse pour
déterminer
la spécificité de la dialectique
marxiste par
rapport à la dialectique
hégélienne, concept de causalité
métonymique emprunté à Lacan, ou
de la causalité
structurale emprunté à la
linguistique, scientificitè
définie par son caractère de
totalité systématique
selon les principes du
structuralisme, etc.
Althusser s'efforce de déchiffrer
Marx en plaquant
sur lui cette grille de concepts
venus de la psychanalyse
et de la linguistique
structurale, et i l se livre
ainsi à ce qu'il appelle (d'un
terme emprunté encore
à la clinique psychanalytique)
une lecture « symptcmale
» de Marx, qu'il caractérise
ainsi : « Nous devions
soumettre le texte de Marx... à
une lecture
* symptomale " pour y
discerner, dans l'apparente
continuité du discours, les
lacunes, les blancs et les
défaillances de la rigueur, les
lieux où le discours de
Marx n'est que le non-dit de son
silence surgissant
dans son discours même » (C 2,
107).
Cette lecture «
symptomale » de Marx est en réalité
une longue
polémique contre Marx . Quelle conception
de la science cette lecture
symptomale de Marx
permet-elle de substituer à la
conception très clairement
formulée par Marx lui-même ?
Althusser définit d'abord son but
: « Mesurer aussi
exactement que possible le degré
de conscience philosophique
explicite auquel Marx était
parvenu au
cours de l'élaboration du Capital
» (C 2, 9).
Il donne, dès la page suivante (C
2, 10), sa conclusion:
« Les réflexions méthodologiques
de Marx, dans
Le Capital, ne nous donnent
pas le concept développé
ni même le concept explicite de
l'objet de la philosophie
marxiste. »
Il est parfaitement conforme à
l'esprit du marxisme
de ne pas considérer les textes
de Marx comme
intouchables et sacrés,
soustraits par principe à la
critique, précisément parce qu'en
vertu même du
principe qu'Althusser condamne
comme « historiciste
», l'application, à Marx, de la
méthode critique
qui est la sienne à l'égard des
savants antérieurs,
nous amène nécessairement à en
découvrir les limites
historiques. Tout développement
créateur exige
donc cet examen critique.
C'est également un droit et même
un devoir pour
un marxiste de partir des
acquisitions actuelles de
la science, par exemple des
travaux de Lacan et du
structuralisme, pour mieux
comprendre la portée
scientifique des découvertes de
Marx, et là encore,
en vertu d'un principe qu'Althusser
condamne comme
hégélien : Marx écrivait, en un
texte qui irrite
beaucoup Althusser et ses
disciples, que « l'anatomie
de l'homme est la clé de
l'anatomie du singe »
( Contribution à
la critique de l'économie politique,
p. 169). C'est à la lumière du
développement actuel
des sciences que nous pouvons
comprendre plus
pleinement ce que fut la
révolution scientifique
réalisée par Marx.
Ce qui est par contre tout à fait
contestable, c'est
dejplaquer sur un schéma
arbitraire et prétendre
éliminer, chez Marx lui-même,
tout ce qui n'entre
pas dans ce schéma.
Car l'on arrive, sous prétexte de
substituer sa propre
conscience philosophique à celle
de Marx, non
seulement à l'accuser
d'inconscience philosophique,
mais à lui prêter une philosophie
différente de la
sienne en éliminant s'il le faut
les trois quarts de
ses textes et en tronquant le
dernier quart afin
d'interpréter très « librement »
ce qui reste, et de se
déclarer simplement « déconcerté
» ou « troublé »,
chaque fois que Marx résiste à ce
traitement.
Althusser résume par exemple
ainsi l'expérience
qu'il a faite de l'application de
sa méthode (C 2, 109) :
« Nous avons interrogé Marx à travers le
jugement
qu'il a lui-même porté sur ses
prédécesseurs, les
fondateurs de l'économie
politique classique... Nous
avons buté sur des définitions
déconcertantes ou
insuffisantes. Nous avons vu que
Marx ne parvenait
pas à penser vraiment le concept
de la différence
qui le distingue de l'économie
politique classique...
il nous jetait soit dans une
simple distinction de forme,
la dialectique, soit dans le
fondement de cette
dialectique hégélienne, une
certaine conception idéologique
de l'histoire. »
Comme Althusser exige, au nom de
ses postulats,
que Marx renie l'héritage
hégélien, et comme les textes
se cabrent contre le diktat,
Althusser trouve ces
textes « stupéfiants » (C 2, 21),
« troublants » (C 2,
22), « énigmatiques » (C 2, 13),
« déconcertants » (C 2,
12), et il conclut (C 2, 37) : «
L'inachèvement théorique
du jugement de Marx sur lui-même
a produit
les plus graves malentendus. »
Engels traduit, tout comme Marx,
devant cette
commission d'épuration
conceptuelle, est condamné
avec la même sévérité en raison
de ces « textes étonnants
» qui, nous dit Althusser, «
introduisent l'histoire
en un sens empiriste, idéologique
jusque dans
les catégories théoriques de
Marx. Je n'en veux pour
preuve, poursuit-il (C 2, 65),
que son obstination à
répéter que Marx ne pouvait
produire dans sa théorie
de vraies définitions
scientifiques, pour des raisons
tenant à son objet réel, à la
nature mouvante
de la réalité historique ». Tenir
compte de son objet
réel et de son mouvement au lieu
de rejeter tout
cela dans l'idéologie, c'est,
pour Althusser, verser
dans l'empirisme : « La théorie
philosophique est
marquée, et de quelle marque !
par l'idéologie empiriste
de la connaissance qui sert de
norme théorique
à l'objection de Schmidt comme à
la réponse d'Engels»
(C 2, 22).
(C 2, 22).
Cette attitude envers Marx est
caractéristique de
l'école d'Althusser. C'est ainsi
par exemple que, traitant
du plan du Capital , l'un
des auteurs de Lire le
Capital, écrit : « Nous
avons constaté, en commentant
les textes de Marx consacrés à la
présentation
du plan de son oeuvre, que la
difficulté pour bien
poser ce problème pourtant
élémentaire provenait
de ce que Marx a lui-même dit de
sa méthode. »
Pour lire le Capital selon les
principes
d'Althusser, rien n'est en effet
plus gênant que
les textes de Marx lui-même.
L'auteur imperturbablement
poursuit (C 2, 400-401 ) : « Nous
Sommes partis
d'un texte {Capital VI,
47) où Marx produit lui-même
le concept de l'organisation du
capital... Or le concept
de l'organisation du capital qui
en découle n'est
jamais conforme à son objet... Ce
texte est fondamentalement
équivoque dans la mesure où il
est la formulation
encore hégélienne d'un objet non
hégélien...
(Sa) méthode, Marx l'appelle
toujours hégélienne
alors qu'aucune des connotations
qui font de ce
concept, chez Hegel, un concept
précis, ne peut expliquer
vraiment l'ordre d'exposition
marxiste. »
Il ne s'agit pas ici de telle ou
telle formulation
plus ou moins correcte mais du
principe même de
la démarche. Il nous conduit au
coeur même du problème
: les rapports de Marx et de
Hegel, et i l situe
la polémique contre Marx sur le
plan où l'a placée
Althusser : substituer une
méthode structuraliste à
la méthode dialectique,
substituer, comme concept
clé du Capital , la notion
de structure à celle de
contradiction.
Dans Lire le Capital, on
nous l'explique clairement :
« La contradiction pourrait bien
ne désigner rien
d'autre que le mode d'efficace
propre de la structure...
Marx penserait dans les concepts
hégéliens de
contradiction et de développement
de la contradiction
quelque chose de radicalement
nouveau dont
il n'arriverait pas à formuler le
concept : le mode
d'action de la structure » (C 1,
142).
Peu importe si, dans cette
entreprise, qui tend à
enlever au Capital son
mouvement dialectique, on se
heurte ouvertement à Marx :
« Nous devons éviter le piège
d'une lecture hégélienne
du Capital selon laquelle la
forme marchandise
contiendrait en germe toutes les contradictions
contiendrait en germe toutes les contradictions
du mode de production
capitaliste. » Un autre collaborateur
renchérit (C 1, 256) : « Il
conviendra de se
demander dans quelle mesure il
existe, dans le
Capital, une logique de
la contradiction. »
Pourtant « cette lecture
hégélienne » est celle que
Marx a définie sans la moindre
équivoque et dans les
termes mêmes où les auteurs de Lire
le Capital la
condamnent : dans sa lettre du 22
juin 1867, répon-
dant à Engels qui lui avait
conseillé, le 16 juin, de
traiter le début du Capital «
dans le genre de l'Encyclopédie
hégélienne » d'autant plus que le
public
« même instruit n'est plus du
tout fait à cette méthode
de penser », Marx montre
précisément comment
il a procédé dialectiquement : «
La forme la plus
simple de la marchandise...
contient tout le secret
de la forme argent et, par là, in
nuce (en germe)
celui de toutes les formes
bourgeoises du produit
du travail » ( Lettres sur le
Capital, p. 163). Pour
montrer comment se développe ce «
germe » par
voie de contradiction, Marx
aggrave même son cas
en ajoutant : « La fin de mon
chapitre II , où est
esquissée la métamorphose du maître artisan en
capitaliste
— par suite de changements
quantitatifs —
te montrera que j'y cite, dans le
texte, la découverte
de Hegel sur la loi de transformation
brusque du
changement uniquement quantitatif
en changement
qualitatif comme s'étant vérifiée
immédiatement en
histoire et dans les sciences de
la nature. »
Ce n'est nullement un accident :
dès 1858, Marx
écrivait à Engels (p. 83) que,
pour préciser la méthode
d'élaboration du Capital, il
avait relu la Logique
de Hegel.
Après Marx, l'on pourrait citer,
parmi les principales
victimes du « piège de la lecture
hégélienne »,
Engels, dont Althusser constate
avec désespoir (C 2 ,
65) : « Ces textes d'Engels ne
laissent malheureusement
place à aucune équivoque. » C'est
en effet Engels
qui donne à Conrad Schmidt ce
conseil :
« Comparez le développement de la
marchandise au
capital chez Marx, avec le
développement de l'être à
l'essence chez Hegel, et vous
aurez un parallélisme
saisissant » (Lettre du 1"
novembre 1891).
Autre victime du même « piège de
la lecture hégélienne»,
Lénine, écrivant que l'on ne peut comprendre
Lénine, écrivant que l'on ne peut comprendre
le Capital sans avoir lu
et assimilé la Logique de
Hegel.
Ce qui paraît le plus choquant à
Althusser, c'est
ce qu'il appelle le « paralogisme
qui confond le
développement théorique des
concepts et la genèse
de l'histoire réelle » (C 2, 66).
Althusser voudrait en
rendre Engels seul responsable et
innocenter Marx :
« Marx, écrit-il, avait pourtant
soigneusement distingué
ces deux ordres » (C 2, 66).
Pourtant les textes
de Marx donnent raison à Engels
et non à Althusser.
Marx dit même exactement le
contraire de ce qu'Althusser
veut lui faire dire.
Pour chaque chapitre du Capital,
Marx souligne
en effet cette correspondance du
logique et de l'historique.
Dans sa lettre à Engels du 22
avril 1858 où
il expose le plan du Capital sous
une forme que les
auteurs de Lire le Capital s'acharnent
vraiment à
obscurcir, Marx dit : « Le
passage du capital à la
propriété foncière moderne de la
propriété foncière
féodale est le produit de
l'action du capital sur la
propriété foncière féodale. De
même le passage de
la propriété foncière au travail
salarié n'est pas seulement
dialectique, mais aussi
historique puisque le
dernier produit de la propriété
foncière moderne est
l'instauration généralisée du
travail salarié » ( Lettres,
p. 95). A propos de la valeur,
Marx insiste (p. 96) :
« Bien qu'abstraction, c'est une
abstraction historique
à laquelle on n'a pu procéder
précisément que
sur la base d'une évolution
économique déterminée
de la société. » Décidément
l'historicisme de Marx
est incurable ! Pour le passage
de l'argent au capital,
Marx récidive : « Cette
transition est aussi historique»
( Lettres, p. 98).
( Lettres, p. 98).
Généralisant cette thèse
fondamentale, Marx écrit,
dans sa Contribution à la
critique de l'économie politique,
invoquée par Althusser : « L'argent peut exister,
invoquée par Althusser : « L'argent peut exister,
et a existé historiquement, avant
que n'existe
le capital. On peut donc dire que
la catégorie plus
simple peut exprimer des rapports
dominants d'un
tout moins développé qui
existerait déjà historiquement
avant que le tout ne se
développât dans le sens
qui trouve son expression dans
une catégorie concrète.
Dans cette mesure, la marche de
la pensée abstraite,
qui s'élève du plus simple au
plus complexe, correspondrait
au processus historique réel » (
Contribution à la
critique de l'économie politique, p. 166-167).
Le démenti flagrant de tous les
textes de Marx
n'empêche pas Althusser
d'affirmer : « L'ordre de la
démonstration scientifique n'a
rien à voir avec l'ordre
historique » (C 1, 60).
Althusser, tirant les conclusions
ultimes de cette
polémique contre Marx, nous
révèle la racine de
l'erreur de Marx et d'Engels : «
La théorie de la
connaissance latente qui soutient
l'identification de
l'histoire et du logique, dit-il,
c'est une idéologie empiriste
de la connaissance » (C 2, 69).
Or, ce qu'Althusser
appelle « une idéologie empiriste
de la connaissance
», c'est purement et simplement
la théorie matérialiste
de la connaissance qui repose sur
deux
principes niés par Althusser :
1. que la connaissance n'est pas
absolument indépendante
de l'histoire (c'est ce
qu'Althusser appelle l'historicisme),
2. que la construction
conceptuelle est toujours un
modèle plus ou moins approché du
réel et dont le
degré d'approximation n'est
vérifiable que par la
pratique (c'est ce
qu'Althusser appelle empirisme et
pragmatisme). Selon lui, en
effet, « l'interprétation
du Capital comme « modèle
théorique » est un symptôme
du malentendu empiriste... une
forme du pragmatisme
théorique » (C 2, 70-71).
L'on peut s'interroger sur les
raisons de cet acharnement
à contredire Marx sur un point
fondamental :
celui des rapports du logique et
de l'historique.
Il s'agit en réalité d'éliminer
totalement du marxisme
l'héritage hégélien.
Althusser est ainsi amené à
récuser le témoignage
de Marx lui-même sur ses rapports
avec Hegel et sur
le rôle de la contradiction comme
accoucheuse du
Capital .
Deux notions maîtresses,
empruntées l'une au
structuralisme, l'autre à la
psychanalyse, dominent
la conception d'Althusser et de
son école sur la
contradiction chez Marx :
1. « La contradiction chez Marx
n'est rien d'autre
que le mode efficace de la
structure » (C 1, 142).
2. « La " surdétermination
" constitue la spécificité
de la contradiction marxiste » (C
2, 173).
[...]
Althusser retient désormais que «
Marx, Engels,
Staline, Mao expliquent que «
tout tient aux conditions »
(M. 212) et que l'essentiel, dans une
conception
marxiste de l'histoire, c'est une
« théorie de la
conjoncture » (C 2, 56). Contre
la « simplicité de la
contradiction hégélienne »,
Althusser tient à souligner
que c'est « l'intense surdétermination de la
que c'est « l'intense surdétermination de la
contradiction fondamentale de
classe qui crée la
situation révolutionnaire.
L'exception est la règle même»
(M. 103). A la limite cette « surdétermination »
(M. 103). A la limite cette « surdétermination »
ressemble fort à une «
indétermination ».
Une telle thèse théorique risque
fort d'être le
fondement de l'aventurisme
politique.
A partir du juste souci d'en
finir avec le subjectivisme
de classe, l'on a élaboré non pas
même un
marxisme universitaire, mais un
néo-positivisme universitaire
et un néo-dogmatisme.
Un structuralisme abstrait est
substitué au matérialisme
historique baptisé « historicisme
».
Dans les perspectives de ce
structuralisme abstrait,
l'élaboration d'une histoire
structurale est toujours
restée à l'état de programme.
Chaque fois que l'on
essaie de réaliser ce programme
l'on est amené à
juxtaposer à la structure une
conception de l'événement
qui apparaît toujours comme un
accident ou
une perturbation par rapport à la
structure, un désordre
à côté d'un ordre. La
construction pourtant si
ingénieuse d'Althusser illustre
l'échec de la tentative
de donner un statut théorique,
conceptuel à l'événement
à partir des thèses du
structuralisme abstrait.
Cet échec est la conséquence
directe du postulat
de ce structuralisme abstrait
selon lequel on ne peut
donner aux sciences humaines un
statut de science
véritable que si l'on élimine
préalablement l'homme
de son histoire pour ne voir dans
cet homme et dans
son histoire que des résultantes
du seul jeu des
structures.
Chez Althusser, le rejet de la
dialectique marxiste
(remplacée par un déterminisme
structural accouplé
à une « surdétermination »)
découle de son « antihumanisme
théorique ».
[•••]
L'humanisme marxiste à la
différence de toutes
les formes antérieures de
l'humanisme est militant.
Car définir l'homme comme un être
historique et
social exige que l'on détermine,
pour une époque
historique donnée, les conditions
objectives de son
épanouissement et détruit
l'illusion d'un humanisme
abstrait qui prétendrait exalter
l'homme sans travailler
et combattre pour créer les
conditions historiques
et sociales de son
épanouissement.
Cela nous fournit un critère
clair pour distinguer
cet humanisme de tous les «
alibis » idéologiques
baptisés du même nom.
Caractérisant « l'humanisme
marxiste », dans mon
livre qui porte ce titre, je
rappelais : à notre époque
est mystification et mensonge
tout humanisme qui
ne s'assigne pas les objectifs
suivants : le socialisme,
l'abolition de l'exploitation
coloniale sous toutes
ses formes, la destruction des
sources de la guerre
et de l'extermination atomique.
Le marxisme est un humanisme véritable
précisément
parce qu'il est un socialisme scientifique.
L'une
de nos tâches est d'élaborer
scientifiquement le
concept d'humanisme, au lieu de
le rejeter dans
l'idéologie comme le fait
Althusser écrivant : « L'antihumanisme
théorique de Marx reconnaît une
nécessité
à l'humanisme comme
idéologie... c'est sur elle
que le marxisme peut fonder une politique
concernant
les formes idéologiques existantes
: religion,
morale, art, philosophie, droit
et humanisme en tout
premier lieu » (M. 237).
Ce dédain de la pratique en
général et de la pratique
politique en particulier nous
conduit à rejeter
en dehors de la théorie, au lieu
de l'élever à elle,
tout ce qui fait la vie des
hommes.
Il est vrai que cette vie des
hommes est réduite*
dans la « Théorie » d'Althusser
et de ses disciples, à
sa plus simple expression.
Pour être bien sûr d'éliminer
l'idéologie de « l'essence
de l'homme », on en arrive à éliminer
de l'histoire
les hommes eux-mêmes.
Althusser, au nom de son postulat
de la coupure,
pose les fondements de cette
élimination des hommes
de l'histoire en ne considérant
le travail que
sous son aspect économique et
dans un régime déterminé
: celui du capitalisme.
Il écrit (C 2, 145) : « Le procès
du travail est déterminé
selon Marx, par ses conditions
matérielles, ce
qui interdit toute conception
" humaniste " du travail
humain comme pure création. »
Pour étayer sa thèse,
Althusser cite la Critique du
Programme de Gotha
(p. 16-17) dans laquelle Marx
propose de retirer la
formule : « Le travail est la
source de toute richesse
et de toute culture. » Marx
indique pourquoi : « Les
bourgeois ont d'excellentes
raisons pour attribuer au
travail cette surnaturelle
puissance de création. » Il
a en effet raison de ne pas
vouloir que l'on donne
à la bourgeoisie cette
justification de sa propriété,
d'être le fruit du travail.
Ce qui est fâcheux, c'est
qu'Althusser fait dire à
Marx exactement le contraire de
ce qu'il dit, simplement
en coupant le passage essentiel
qui détruit
toute son argumentation : trois
points remplacent
en effet chez Althusser une
phrase où Marx dit :
« Ce n'est qu'autant que l'homme,
dès l'abord, agit
en propriétaire de la nature...
que son travail devient
la source des valeurs d'usage,
partant, de la richesse.»
Et Marx ajoute : « L'homme qui ne
possède rien
que sa force de travail sera
forcément, en tout état
de société et de civilisation,
l'esclave d'autres hommes
qui se seront érigés en détenteurs
des conditions
objectives du travail. »
Althusser laisse ainsi entendre
que ce que dit très
justement Marx du travail en tout
régime de classe
est vrai du travail en toutes
circonstances. Or Marx,
lorsqu'il caractérise le travail
spécifiquement humain,
par opposition à celui de
l'abeille, par exemple (Capital ,
I , p. 181), et à maintes reprises, souligne que le
I , p. 181), et à maintes reprises, souligne que le
travail, avant la
naissance des classes et après leur
disparition, ne s'identifie pas
avec les conditions
sociales de sa réalisation.
Marx illustre, par l'exemple de
la colonisation, ce
à quoi il fait allusion dans sa Critique
du Programme
de Gotha: il montre à
quelle étape, selon son expression,
« le travailleur n'est pas encore
divorcé d'avec
les conditions matérielles du
travail » (p. 209), et
comment la colonisation nous
révèle le secret de
l'économie politique : le
capitalisme « présuppose
l'anéantissement de la propriété
privée fondée sur le
travail personnel ; sa base,
c'est l'expropriation du
travailleur » (p. 215).
Lorsque le communisme aura
réalisé l'opération
inverse : cette négation de la
négation dont Althusser
ne veut pas entendre parler et
qui est « expropriation
des expropriateurs », le travail
retrouvera sa
signification « humaine », encore
un mot qui déplaît
à Althusser mais auquel Marx
donne un sens précis :
« Le travail sera devenu non
seulement le moyen de
vivre, mais vraiment le premier
besoin de la vie. »
C'est ce que Marx reprendra dans
un belle page
du Capital sur la liberté
réalisée par le communisme
lorsque « l'homme social, les
producteurs associés,
règlent rationnellement tous les
échanges avec la
nature... et ils accomplissent
ces échanges... dans les
conditions les plus dignes, les
plus conformes à leur
nature humaine .
. . C'est
au-delà que commence le
développement des forces humaines
comme une fin
en soi » ( C a p i t a l , VIII,
p. 198-199).
Toutes ces formules sur « la
nature humaine » et
« le développement des forces
humaines comme une
fin en soi » ont une résonance
décidément humaniste,
mais c'est seulement dans la
mesure où on ne mutile
pas la lecture de Marx, et
notamment du Capital , en
l'amputant de son point de départ
: l'histoire proprement
humaine commence avec le travail,
et de son
point d'arrivée : le royaume de
la liberté commencera
lorsque l'homme ne travaillera
plus sous la
contrainte des besoins mais
lorsque le déploiement
des forces humaines sera une fin
en soi, — que l'on
échappe aux interprétations
positivistes, scientistes
et doctrinales, et que l'on
ressaisit l'inspiration fondamentale
du marxisme comme humanisme.
Or, la préoccupation constante
d'Althusser et des
autres auteurs de Lire le
Capital est d'éliminer l'homme
comme sujet de l'histoire.
Marx a beau souligner, après
Vico, dans le Capital,
que « l'histoire de l'homme se
distingue de l'histoire
de la nature en ce que nous avons
fait celle-là et non
celle-ci » {II, p. 59) ; i l a
beau rappeler, à la première
page du 18- Brumaire: «
Les hommes font leur propre
histoire mais ils ne la font pas
arbitrairement,
dans des conditions choisies par
eux, mais dans des
conditions directement données et
héritées du passé.
» Et Engels a beau répéter après
lui (Lettre à
Bloch) : « Nous faisons notre
histoire nous-mêmes,
mais d'emblée avec des prémisses
et dans des conditions
déterminées » ; Marx a beau
distinguer constamment,
comme dans la Critique de
Bentham que nous
avons déjà citée : « La nature
humaine en général »
et « les modifications propres à
chaque époque
historique » (III, 50), Althusser
et son école rejettent
délibérément l'un des deux
moments. Dans son
article sur « le retour à Freud
», Althusser affirme
de façon péremptoire : « Depuis
Marx, nous savons
que l'homme n'est plus le sujet
de l'histoire. »
L'opération consiste à ne retenir
que le deuxième
moment de la thèse de Marx :
celui des conditions
historiques : « Les vrais sujets,
écrit Althusser (C 2,
157), sont les rapports de
production. »
Naturellement, il faut pour cela
que l'homme et
son travail n'aient aucune réalité
en dehors des
conditions sociales dans
lesquelles i l se réalise. L'un
des auteurs de Lire le
Capital, reprenant le thème
d'Althusser, écrit (C 2, 275) que
la production « ne
produit pas des marchandises au
sens où elle produirait
des choses qui ensuite reçoivent
une certaine
qualification sociale du système
des rapports économiques
qui les investit ». Le malheur,
c'est que Marx
explique exactement le contraire
: tout comme le
nègre qui ne devient esclave que
dans des rapports
de production déterminés, « un
homme qui produit
un objet pour son usage
personnel... crée un produit,
mais non une marchandise. . . Pour
produire une marchandise...,
il faut que son travail soit subordonné à
la division du travail qui existe
au sein de la société »
( Salaire, prix
et profit, p.
88). Marx distingue toujours
le travail comme une création
d'objets, comme
transformation de la nature et de
l'homme, et le
travail pris dans des rapports de
production déterminés.
Marx reprend constamment la thèse
de ses oeuvres
de jeunesse sur le travail comme
objectivation de
l'homme. Il écrit dans Travail
salarié et capital , en
1849 : « Le travail est
l'activité vitale de l'ouvrier,
sa façon à lui de manifester sa
vie. C'est cette activité
vitale qu'il vend à un tiers pour
s'assurer les moyens
de subsistance nécessaires. »
En 1865, dans Salaire, prix et
profit, Marx souligne
une fois de plus que «
l'accumulation primitive ne
signifie rien d'autre qu'une
série de processus historiques
aboutissant à une dissociation
de l'unité primitive
qui existait entre le travailleur
et ses moyens
de travail... jusqu'à ce qu'une
révolution nouvelle
bouleversant de fond en comble le
système de production
vienne restaurer l'unité
primitive sous une
forme historique nouvelle » (p.
95).
Cette scission de l'un — autre
cauchemar d'Althusser
— est terriblement hégélienne
mais elle souligne
une fois de plus combien Marx
distinguait la réalité
du travail, de l'homme créé par
ce travail, des conditions
historiques dans lesquelles se
réalise ce travail
et se trouve pris cet homme.
Marx distingue constamment
l'homme de ce que
les structures du capital tendent
à en faire et à quoi
le structuralisme abstrait
prétend le réduire.
Alors qu'il nous est affirmé
péremptoirement dans
Lire le Capital : « Le sujet n'est
que le support des
rapport s de
production.. . , il
ne garde que la mince
réalité d'un support » (C 1,
163-164).
Althusser a formulé le principe
de cette élimination
des hommes comme sujet de
l'histoire lorsqu'il
parle du « faux problème du rôle
de l'individu dans
l'histoire » qui, dit-il, « en
recouvre un vrai : le
concept des formes d'existence
historiques de l'individualité».
Le Capital, écrit-il (C 2,
63), nous donne les principes
nécessaires à la position de ce
problème, en définissant,
pour le mode de production
capitaliste, les
différents modes de
l'individualité requise et produite
par ce mode de production, selon
les fonctions
dont les individus sont les porteurs.
L'on nous dit plus loin (C 2,
249-250) : « Nous
n'avons pas affaire aux hommes
concrets, mais seulement
aux hommes en tant qu'ils
remplissent certaines
fonctions déterminées dans la
structure : porteurs
de force de travail,
représentants du capital.
Les hommes n'apparaissent dans
la théorie (souligné
par moi. R.G.) que sous la forme
de supports des
relations impliquées dans la
structure et les formes
de leur individualité comme des
effets déterminés
de la structure... Les individus
sont seulement les
effets de la structure. »
Si les hommes n'apparaissent dans
la théorie que
sous cette forme, c'est fâcheux
pour la théorie, car
cette exclusive contre le « vécu
» conduit à une rupture
radicale avec la pratique :
en effet à ces supports
abstraits, nous ne pouvons plus
rien dire, comme
ils ne peuvent rien faire ; non
seulement toute la
politique est hors de la théorie,
mais toute la vie
lui est aussi extérieure.
C'est bien ce que le capitalisme
tend à faire de
l'homme, et c'est pourquoi
d'ailleurs Marx, après
avoir dénoncé dans Misère de
la philosophie (p. 64) ce
caractère déshumanisant du
capitalisme dans lequel
« le temps est tout, l'homme n'est plus rien,
tout au
plus la carcasse du temps »,
montre dans le Capital
la nécessité historique de «
remplacer l'individu morcelé,
porte-douleur d'une fonction
productive de
détail par l'individu intégral2 ». En refusant
de reconnaître
cette dialectique constante, dans
le Capital,
entre l'ouvrier comme homme
travaillant et ce que
le capitalisme tend à en faire
par l'aliénation de ce
travail, Althusser et ses
disciples sont victimes de
l'illusion, engendrée par le
capitalisme lui-même, et
qui conduisait les économistes
classiques à n'aborder
les problèmes qu'au seul niveau
du travail aliéné :
« Le rapport capitaliste, écrit
Marx3
,
dissimule sa
structure interne dans
l'indifférence totale, l'extériorisation
et l'aliénation dans lesquelles
il place l'ouvrier
à l'égard des conditions de la
réalisation de son
travail. »
C'est ce qui permet à Marx de
dénoncer « le gaspillage
le plus énorme du développement
de l'humanité
en général au cours de l'époque
qui précède
immédiatement la reconstitution
consciente de la
société humaine4 ».
Eliminer cet humanisme théorique
de Marx, c'est
perdre ce qui était l'essentiel
de la critique marxiste
de l'économie politique et revenir
à une nouvelle
variante de l'économie politique
positiviste, celle qui
ne traite que du travail aliéné.
Cette façon de « lire le Capital
» rend inintelligible
le Capital.
2.
Marx, Capital , t. II, p. 265.
3. Ibid., t. VI, p. 103.
4. Ibid. , p. 108.
Source: Roger Garaudy, Perspectives de l’homme, PUF, 4ème édition, 1969