Un potier sans argile et un roi sans royaume
Il s’agit, depuis ceux de
la création jusqu’à ceux de l’Apocalypse, de décaper les masques successifs du
divin.
Hésiode écrivait déjà,
dans Les Travaux et les jours (v. 108), que « dieux et mortels sont de
même origine. » Leurs actes créateurs faisaient d’eux non plus des êtres
naturels mais culturels, « surnaturels », puisqu’ils allaient au-delà
de la nature. Ce travail proprement humain faisait naître d’étranges
questions : tailleur de silex ou potier, bâtisseur de tombes, l’homme
créait quelque chose qui n’avait jamais existé. Mais alors qui m’a créé
moi-même et donné de tels pouvoirs : d’où suis-je né ? A quoi vais-je
aboutir ? Quelle sera la fin puisqu’elle n’est plus de pourrir isolé dans
les forêts, les cavernes ou les déserts ?
Il n’existe que deux
modèles évidents : celui du potier et celui du roi. Mais ce potier sans
argile et ce roi sans royaume auraient-ils pu créer quelque chose ou donner
l’ordre d’un « soit » à partir de « rien » (ex nihilo) ?
Une telle conception de
la Création et entraîne une série de contradictions. Par exemple quel peut être le sens de «créer
à partir de rien» ? Si Dieu est la totalité du réel, qu'est-ce que le
néant ? La pensée du néant est un néant de pensée. Y eu-t‑il un moment où ce Dieu fut seul,
avant de créer quelque chose ? A partir
de quoi, puisqu'il est tout ?
Résumant la méditation des soufis, mystiques musulmans,
Ibn Khaldoun dans son Discours sur
l'Histoire universelle résumait ainsi leur pensée: «Toute confession de
l'unité divine est la négation de l'essence même de la création[2].»
Partant non d'une idée de Dieu, mais de
l'existence même de l'homme, Marx montrait l'inanité de la question elle même.
A la question : «Qui a engendré le premier
homme et la nature en général ?» Marx répond : «La question est elle-même
un produit de l'abstraction. Demande-toi comment on arrive à cette question ?.
.. Si tu poses la question de la création de la nature et de l'homme, fais donc
abstraction de l'homme et de la nature. Tu les penses comme n'existant pas et
tu veux pourtant que je te démontre qu'ils existent. Je te dis alors :
abandonne ton abstraction et tu abandonneras aussi ta question ... car dès que
tu penses et que tu m'interroges, ta façon de faire abstraction de l'être de la
nature et de l'homme n'a aucun sens[3].» Toute question sur l'être émane d'un être. Il
est par conséquent contradictoire, dans
cette question même, d'impliquer la non-existence de cet être; le concept du
néant ne peut être forgé que par un être et par abstraction, à partir de l'être
qu'on imagine vidé de tout contenu.
Fichte suggérait
plaisamment, dans une pièce vide, un homme criant pour demander si sa voix
existait : il faut bien abandonner cette question et voir qu’on ne peut y
trouver une réponse « rationnelle », (en six jours ou en un big-bang,
ou une « expansion ». Il subsistera toujours le problème :
« Et avant ? »)
Nous avons là l'exemple
d'une question à laquelle la «raison» (au sens grec du mot), ne peut, par
définition, répondre. Des philosophes et des théologiens, qui ont l'habitude
d'apporter des réponses à des questions que personne ne se pose, n'ont pas la
sagesse d'observer, sur ce point, le silence de Bouddha: non pas parce qu'il
n'existe pas de problème mais parce qu'il ne peut relever de la «raison».
Il est clair que l'homme
se pose la question des origines et du sens de son existence, sans quoi sa vie
n'aurait aucun sens. Mais ceci est de l'ordre d'une question et non d'une
réponse, qui ne peut être que mythique.
Ce qui existe, comme
certitude, mais comme postulat, non comme raisonnement, c'est ce que j'ai
appelé la «conjugaison du verbe dieu» :
«Je ne me suis pas créé.
Tu n'es pas à toi-même ta
lumière.
Nous ne suffisons pas à
notre suffisance.»
Mais Dieu n'est pas un
Verbe, c’est un Acte. Maître Eckart disait déjà : « L’action de Dieu
est identique à son être. » (Sermon 9) L'on a voulu en faire un «être»,
et, avec les Grecs, un concept. La conception de l’être du chercheur de Dieu
part, au contraire,.de la totalité transcendante de l’Un. Toute chose n’a de
réalité et de sens qu'en fonction de cette totalité. L'infini ne peut être
conçu à partir du fini, ni le tout comme addition des parties. C'est au
contraire en prenant conscience, en soi-même, de la présence de l’Un, du Tout,
et de l’infini, que l’on reconnaît la réalité profonde du fini et du partiel.
Cette recherche est aux antipodes de ce que la philosophie occidentale appelle
le « panthéisme ». Elle considère le «panthéisme» comme une religion
masquée en recherche de l’unité, de la totalité, du sens.
Le
« panthéisme » impliquerait une continuité entre le fini et l’infini.
Le tout ne serait rien d'autre que l’addition des parties. Ceci apparaît aux
« créationnistes » comme une négation de Dieu, et aux athées comme
une réintroduction subreptice de Dieu par le biais d'une synthèse visant à
l’unité et à la totalité du monde, alors que, pour eux, est «théologique »
toute pensée qui ne se contente pas de relier les phénomènes les uns aux
autres.
Dire que la création est
une parabole, une métaphore, c'est simplement dégager les contradictions d'une
image : si Dieu est le tout, manquerait-il quelque chose à ce tout «avant »?
Quelque chose lui serait-il ajouté « après »?
***
Dieu n'est ni un être ni
un maître. Ni potier, ni roi. Il est un appel et une force. Un appel qui est en
nous sans être à nous, c'est à dire sans découler de mon passé personnel. Une
force qui est en nous sans être à nous: non déductible de nos efforts
antérieurs.
« Esprit toujours
actif, combien je te ressens », écrivait
Goethe.
Pourquoi cette
substitution initiale et fatale? Parce que les « maîtres », en posant
la question, possédaient déjà la réponse.
Définir ainsi la
Création, c'était croyait-on, fonder à jamais la domination: le dualisme fatal
entre l'être et le faire, entre 1e DIEU et l'homme, entre la liberté et le
destin.
Si un Dieu, Être et
Maître, a créé le monde en une seule fois, et jugé pour toujours: « Cela
est bien ! » toucher à son oeuvre sera une profanation de l'ordre
éternel qu'il a instauré. La révolte devient un blasphème, le corps répressif,
celui des «hommes d'ordre".
Qui donc s'élèvera contre
le «droit divin» sinon le «terroriste» sans foi ni loi, même s'il prétend agir
au nom de Dieu ?
Ainsi naquit, depuis des
millénaires, en Occident, l'opposition mortifère entre des «théologies de la
domination» et des «théologies de la libération».
Et de ce dualisme
naquirent tous les autres.
Pour le justifier la
mythologie fut transformée en histoire.
***
La «création » n’est
pas dans le temps. Elle est incessante. Elle est à la fois l’éternité et
l’instant.
L’éternité est dans
chaque instant, car elle est création perpétuelle. «Dieu commence la Création,
puis la renouvelle », ce verset revient six fois dans le Coran (X, 4, 34).
De même que la «création » n’est pour l’hindouisme qu'une métaphore,
suggérant un «passage » du non-existant à l’existant, c'est à dire du
principe à sa manifestation, et ne se situe pas dans le temps, de même le
«passage » de l’illusion à la connaissance (de l’illusion du moi à la
connaissance de Dieu) n’est pas un devenir. I1 n’est rien qui
« précède » la connaissance, sinon l’illusion, qui est non-existence.
L’ordre de la création
est si peu celui du temps que ce qui nous apparaît comme un « après »
peut engendrer ce que nous appelons un « avant ».
Il en est ainsi dans
toute création même humaine, où le projet est «antérieur «ou
« contemporain » de la réalisation de l’œuvre.
« L’idée qui vient
en premier vient en dernier dans la création »,[4] dit encore
Roumi et il en donne cette image : « L’arbre est né du fruit, même si en
apparence le fruit a été engendré par l’arbre[5]. »
L’humanité s’est créée à
coups de créations (de la foi, de la connaissance, des arts) qui ne
s’inscrivent pas dans le temps qui passe (celui des guerres ou des dominations,
qui détruisent et se détruisent).
Sur Dieu, la Création et
le temps, je ne parle pas un autre langage que celui des mystiques de tous les
âges : « Je le sais, ô mon dieu… votre Verbe est éternel, il n’y a en
lui ni passage ni succession[6]. »
Et Maître ECKART :
« Le maintenant où DIEU créa le monde est aussi proche de ce temps que le
maintenant pendant lequel je vous parle, et le dernier jour est aussi proche de
ce ‘maintenant’ que le jour qui fut hier[8]. »
Contre les illusions de
ce temps qui nous fait et nous défait dans les enchaînements de ses causes (par
exemple les violences et les contre-violences, les échanges de marché, ou les
évasions de «divertissements » au sens pascalien), le temps de la
création, de toutes les créations qui font l’homme plus humain, plus divin,
n’est pas celui de la mécanique des horloges ou des calendriers, fondés sur la
sempiternelle révolution cyclique des astres. Il est celui de «’histoire
sainte", métahistorique, de l’humanité. Hors de tous les catéchismes, tel
est le « mystère » et le mystique, qui est conscient du mystère et de
des ses « mythes » !
Le mythe est plus vrai que
l’histoire
Parler du «mythe», ce
n'est pas imposer à la raison une défense dépassée. C'est au contraire
l'inviter au plein déploiement de ses recherches, avec la conscience qu'elle
n'est pas la seule forme de connaissance. Ce qu'on appelle le «mystère» n'est:
pas une abdication du rationnel, mais la certitude profonde qu'elle doit être
relayée par d'autre méthodes qui ne réduisent pas l'action à la recherche des
lois et des causes, mais du sens et des fins.
La raison ne peut
s'accomplir que si elle est capable de se dépasser. La foi au «mystère» n'est
donc qu'une raison sans frontière, c'est à dire consciente de ses limites (les
origines premières et les fins dernières, et de ses postulats). Le mythe
reconnu comme hypothèse n’est pas confondu avec l'histoire.
Prométhée ou Antigone
n'ont été des personnages réels à aucun moment de l'histoire, mais ils ont eu
la force d'affronter de faux dieux ou des rois et des lois impies, au nom de
ces «lois non écrites», qui font, à chaque époque, la grandeur des hommes de
conscience et d'honneur s'inspirant de leur exemple. Ils montrent la
supériorité d'une mythologie qui enfante des vies plus grandes, qu'une histoire
des morts. (D'ailleurs peuplée, par les scribes des vainqueurs, de plus
d'empires et de batailles que d'authentiques moments créateurs de
l'humanisation de l'homme).
Rama, le héros mythique
du Ramayana de l'Inde, a incarné les
vertus de fidélité et d'honneur pendant des siècles. Le spectacle de son
épopée, joué aujourd'hui encore comme le furent, au Moyen Âge chrétien, les Mystères de la passion, continue à
transformer les spectateurs en célébrants, et lorsque Gandhi acceptant pour son
peuple le suprême sacrifice, bénit, en un acte d'amour, son propre assassin,
c'est le nom de « Ram » qui remonte à ses lèvres.
Les mythologies sont en
général l’œuvre anonyme de peuples entiers et elles marquent les étapes de
l'humanisation de l'homme à travers des héros incarnant les plus hautes vertus
qu'elle puisse concevoir à une époque donnée : Hector (l'adversaire pourtant)
dans l'Iliade, ou Rama, ou, plus près de nous, Don Quichotte, le
chevalier-prophète qui croit l'idéal plus vrai que le réel, et cherche à vivre
une chevalerie de légende dans un monde où règnent l'argent et déjà
l'intégrisme raciste.
Lorsque les dirigeants
politiques et leurs courtisans littéraires s'emparent de cette mythologie pour
en écrire une prétendue histoire, c'est pour en faire un instrument de leurs
nationalismes exclusifs, comme le firent les politiciens grecs pour justifier,
au nom des guerriers légendaires qui s'emparèrent de Troie, leur impérialisme,
ou des hébreux instrumentalisant, au VIe siècle, l'épopée d'Abraham, pour
transformer la prodigieuse «Alliance» de Dieu et des hommes et de toutes les
familles de la terre sous la conduite de l'homme habité par Dieu, en un pacte
tribal d'un dieu partial et d'un «peuple élu» pour justifier les plus barbares
exterminations des Josué et des David, héros éponymes de toutes les
colonisations futures.