La conception hégélienne de la
philosophie, comme
dépassement de l'art et de la
religion dans l'expression
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de la vérité absolue, apporte la
réponse à la
question posée aux premières
lignes de ce livre.
Hegel, disions-nous, a posé un
problème que notre
siècle est en train de résoudre.
Pour Hegel, la philosophie, comme
la religion, naît
du déchirement du monde, et,
comme elle, sa mission
est de surmonter ce déchirement.
Il compare volontiers son époque
avec celle où
naquit le christianisme et il
s'assigne une tâche semblable
à celle qu'accomplit la religion
chrétienne7.
7.
Philosophie de la religion, III" partie, p. 215.
Ce qui caractérise une telle époque,
c'est à la fois
une « rupture dans le monde réel
» et, ce qui en est
la conséquence, le dédoublement
de l'homme, la rupture
entre l'existence intérieure et
l'existence extérieure,
l'esprit ne se sentant plus
satisfait par le
présent immédiat8.
Hegel conçoit une « concordance
des révolutions
politiques avec l'apparition de
la philosophie9
»,
non
pas en établissant entre les deux
phénomènes un
rapport de cause à effet, mais en
leur trouvant la
même source, le déchirement de la
société et le
dédoublement de l'homme.
Il définit l'homme moderne comme
« une sorte
d'amphibie vivant dans deux
mondes contradictoires
entre lesquels la conscience
hésite sans cesse, incapable
de se fixer et de prendre une
décision qui la
satisfasse. Mais tout en ayant poussé
à l'extrême ce
dédoublement, la culture moderne
et l'intelligence
moderne ont posé la nécessité de
sa résorption... De
nos jours, cette opposition est
ressentie d'une manière
particulièrement vive et
préoccupe les hommes
de multiples manières. La pensée
ne cesse de l'aviver,
et c'est l'entendement avec son
" tu dois qu'il dresse
comme réalité, qui la maintient.
Elle rend l'homme
inquiet et comme tiraillé de tous
les côtés..., i l est
de l'intérêt de l'homme que cette
opposition disparaisse,
qu'elle fasse place à une
conciliation... C'est
la tâche de la philosophie et sa
tâche principale de
supprimer les oppositions... la
philosophie a pour
tâche de montrer que, si la
contradiction existe, elle
est déjà, telle qu'elle est,
résorbée de toute éternité,
en soi et pour soi1 0 . »
La philosophie hégélienne est la
philosophie du
temps du monde déchiré et des
hommes doubles u
,
d'un temps où les fins
personnelles et les fins sociales
ne sont pas en concordance mais
en opposition.
Nous vivons l'agonie de ce monde
comme Hegel en
a vécu les premières étapes.
C'est pourquoi les problèmes
qu'il a posés sont les nôtres et
i l nous appartient
d'y répondre et de les résoudre.
8. Histoire de la philosophie, p.
137-138.
9.
Ibid., p. 318.
10.
Esthétique, I, p. 48 et 49.
11. Ibid. , III, II* partie, p. 281.
Dans un tel monde, l'individu ne
peut pas agir
avec toute son individualité,
comme totalité humaine,
comme homme total. Son action,
dans l'immense
majorité des cas, n'est pas libre
création, mais travail
sous la contrainte du besoin,
travail partiel, qui
morcelle l'homme, le divise et le
mutile. Cet homme
et son travail ne sont pas des
fins en soi, mais des
moyens pour des fins étrangères,
obscures d'ailleurs,
et planant très loin au-dessus de
lui et le dominant,
comme des forces étrangères,
comme des forces de
la nature. Ce sont pourtant des
oeuvres aliénées de
l'homme : des institutions, des
lois, des croyances.
C'est le royaume de la
non-liberté, dont Hegel donne
cette description saisissante : «
L'homme, en tant
qu'individu, doit, pour préserver
son individualité,
devenir un moyen au service
d'autres et de leurs fins
bornées, et se servir, à son
tour, d'autres comme
moyens... Tout individu vivant se
trouve dans la situation
contradictoire qui consiste à se
considérer
comme un tout achevé et clos,
comme une unité, et,
en même temps, à se trouver sous
la dépendance de
ce qui n'est pas lui, et la lutte
ayant pour objectif
la solution de cette
contradiction se réduit à des
tentatives qui ne font que
prolonger la durée de la
guerre n . »
Cette contradiction, Hegel en
cherche la solution
dans la « conciliation », par les
moyens de l'art, de
la religion, de la philosophie,
qui sont autant de
degrés de la liberté, ou plutôt
de la libération de ce
déchirement.
L'objectif poursuivi est la
liberté, c'est-à-dire l'esprit
se trouvant « chez lui » dans le
monde, ne s'y
heurtant plus à aucun donné
extérieur, à rien qui lui
soit étranger.
[...]
La seule manière possible de «
dépasser » Hegel
est d'abord de se placer dans le
mouvement ascendant
de sa pensée, d'en suivre la
dialectique interne,
de refuser ensuite d'obéir à
l'arbitraire injonction,
d'en stopper le développement au
moment où Hegel,
ayant entrevu l'ordre social
répondant à ses exigences
de classe, a prétendu arrêter
l'histoire.
12.
Esthétique, I, p. 184 et 186.
Parvenus à ce point, l'obligation
qui nous est
faite de découvrir dans la pensée
de Hegel les raisons
historiques du « renversement »
qu'il a opéré,
conduit à découvrir une méthode
nouvelle de recherche
des contradictions et de leur
source, à prendre
conscience que le monde engendre
les idées et non
l'Idée le monde. Pour retrouver
le monde réel et
l'ordre réel du développement, i
l faut « renverser »
cet ordre de l'idéalisme et de la
spéculation qui était
une première inversion de l'ordre
réel. Par cette
négation de la négation, la
dialectique se trouve
« remise sur ses pieds », et,
d'instrument de justification
spéculative de l'ordre établi
qu'elle était chez
Hegel, elle devient un instrument
de découverte des
contradictions internes du monde
et de dépassement
réel de ces contradictions non
par voie de conciliation
spirituelle mais de
transformation révolutionnaire
du monde réel.
C'est le chemin suivi par Marx.
Il constitue le seul dépassement
véritable de Hegel,
et selon la méthode dialectique
élaborée par Hegel.
Hegel a fait franchir à la
connaissance une étape
décisive : de l'intuition
sensible au concept. Marx,
recueillant le riche héritage de
cette dialectique, a
montré que le concept n'était pas
le degré le plus
élevé de la connaissance :
au-delà i l y a la pratique.
La pratique telle que la conçoit
Marx, n'est pas seulement
le contraire du concept, elle
l'intègre à elle,
avec toute la connaissance
sensible et toute la
connaissance rationnelle, comme
l'un de ses moments.
Se contenter de revenir au
matérialisme sans intégrer
le riche apport hégélien eût été
une régression.
Après avoir loué Feuerbach pour
sa critique matérialiste
de Hegel, Marx souligne : « Si on
le compare
à Hegel, Feuerbach est très
pauvre13. »
Le mérite incomparable de Hegel,
c'est d'avoir
conçu l'homme total comme portant
en lui tout ce
que les générations des hommes
ont créé, éprouvé et
conçu par leur travail, leurs
combats, leur pensée.
1.
Karl Marx, « Lettre à Schweitzer du 24 janvier 1865 »,
dans
le recueil Sur la littérature et l'art . Ed. Sociales, 1954,
p.
200. Voir aussi sur « la pauvreté étonnante de Feuerbach
par
rapport à Hegel », Engels, Ludwig Feuerbach, p. 38-39.
Source des textes sur Hegel: Roger Garaudy,Dieu est mort, PUF, 1962
A suivre: sur Lénine