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forme mystifiée, idéaliste et
métaphysique, se trouve
la source de trois grands thèmes
philosophiques
qu'il appartient aux marxistes,
développant les indications
de Marx, de « remettre sur leurs
pieds » :
une théorie de la liberté, une
théorie de la subjectivité,
une théorie de la pratique.
1
- La liberté est la clé de voûte du système de
Fichte, la source de toute action
et de toute réalité.
Marx a très tôt décelé ce qu'il y
avait de profondément
progressif dans cette affirmation
de'la grandeur
de l'homme et cette conception
optimiste du
monde. Dans ses Remarques sur
la réglementation
de la censure
prussienne, en
1843, Marx invoque « les
héros intellectuels de la morale
que furent par exemple
Kant, Fichte, Spinoza. Tous ces
moralistes
partent de l'idée qu'il y a
contradiction de principe
entre la morale et la religion,
car la morale se fonde
sur l'autonomie et la
religion sur l’hétéronomie de
l'esprit humain ».
Contre toutes les conceptions
traditionnelles de
la théologie et du régime féodal
et monarchique,
Fichte proclame que la liberté
c'est le droit de ne
reconnaître d'autre loi que celle
qu'on s'est à soi même
donnée et que cette liberté doit
exister dans
chaque Etat.
Marx voit dans cette attitude la
véritable révolution
copernicienne de la morale et de
la politique :
la loi ne gravitant plus autour
de Dieu ou du roi,
mais de l'homme, de chaque homme.
Evoquant cette
« loi de gravitation de l'Etat »,
dont il compare la
découverte à celle de Copernic,
Marx écrit dans son
éditorial du n° 179 de la Nouvelle
Gazette rhénane,
en 1842 : « Machiavel et
Campanella d'abord, Spinoza,
Hobbes et Hugo Grotius plus tard,
jusqu'à Rousseau,
Fichte et Hegel, commencèrent à
regarder
l'Etat avec des yeux humains et à
en déduire les lois
naturelles de la raison et de
l'expérience, et non de
la théologie, tout comme Copernic
»
L'idée maîtresse du système de
Fichte est celle de
l'homme créateur, l'idée que
l'homme est ce qu'il
se fait. Pour la première fois
dans l'histoire de la
philosophie se trouvait mis en
cause le primat de
l'essence, d'une « définition » a
priori théologique
ou anthropologique, de l'homme,
au profit de la libre
activité créatrice. Sans doute
trouve-t-on là le principe
initial de l'existentialisme2 : en l'homme l'existence
précède l'essence, et le thème du
fichtéen
Lequier, si souvent repris par
les existentialistes :
faire et en faisant se faire et
n'être rien d'autre que
ce que l'on fait. Mais, sur ce
point, le marxisme suit
de plus près l'enseignement de
Fichte que ne l'ont
fait les existentialistes, car
pour le rationaliste Fichte
(aux antipodes de
l'irrationaliste Kierkegaard, père
de l'existentialisme), le rapport
entre l'essence et
l'existence est dialectique.
Exister, pour lui, c'est
agir, c'est créer. Cette action,
cette création, déborde
constamment ce qui est déjà créé
et soumis aux lois
de la connaissance, qui est
réflexion seconde par
rapport à l'action et à la
création première de
l'homme, — mais elle n'annule pas
pour autant cette
oeuvre antérieure ; elle
constitue l'ensemble des
conditions qui s'imposent à
l'action et lui résistent,
tout comme elle constitue une
essence de l'homme,
non pas a priori, ni même
figée, mais en devenir, en
enrichissement constant. Le
rationalisme de Fichte,
donnant consistance et réalité à
la trace rationnelle
que la création humaine laisse
dans son sillage, a
découvert, au moins sous une
forme abstraite, ce
1.
Marx, OEuvres. Ed. russe, t. I, p. 111.
2.
Nous nous référons, dans cette analyse, à une étude
inédite
de M. Guéroult sur Les Antécédents fichtéens de
l'existentialisme.
Communication
au Congrès international
de
philosophie de Mexico, 1963.
qui deviendra, en se concrétisant
dans la pratique
sociale et historique, le
principe même du matérialisme
historique : « Les hommes font
leur propre
histoire, mais ils ne la font pas
arbitrairement, dans
les conditions choisies par eux,
mais dans des conditions
directement données et héritées
du passé3
. »
En intégrant la découverte de
Fichte et en la « remettant
sur ses pieds », dans sa
perspective matérialiste,
le marxisme intègre du même coup
et dépasse
un thème fort valable de
l'existentialisme, mais
développé par lui unilatéralement
et en abandonnant
non seulement le matérialisme
marxiste mais le rationalisme
fichtéen : l'existence humaine
n'est pas
un donné, mais un faire.
L'existence n'est un inné ni
au sens d'une « nature»,
comme l'entendaient les empiristes prémarxistes,
comme l'entendaient les empiristes prémarxistes,
ni au sens d'une « essence »,
comme l'entendaient
le rationalisme dogmatique et la
dialectique prémarxiste.
Parce que l'existence est de
l'ordre du faire, de la
création, il y a une histoire,
une émergence du
nouveau. Parce que cette création
est rationnelle,
parce que la liberté ne s'oppose
ni à la raison ni à
la nécessité, cette histoire
n'est pas arbitraire, mais
a un sens.
Sans doute la conception de
l'histoire de Fichte,
comme la conception de la liberté
qui la fonde, est
idéaliste et métaphysique.
Idéaliste par le but qu'elle
lui assigne : la réalisation de
la liberté et de la raison,
et métaphysique par les moyens
de cette réalisation :
le moteur de l'évolution humaine
c'est pour lui un
progrès purement rationnel de la
conscience.
Mais i l n'en demeure pas moins
que Fichte eut le
mérite de proclamer, contre
toutes les théologies et
contre toutes les formes
d'oppression politique, religieuse
ou métaphysique, l'hérésie de
Prométhée :
« L'humanité, écrit-il, rejette
le hasard aveugle et le
pouvoir du destin. Elle tient en
ses propres mains
sa destinée, elle la soumet à ses
propres idées, elle
accomplit librement ce qu'elle a
résolu de faire4. »
3.
Karl Marx, Le Dix -huit Brumaire de Louis Bonaparte.
Editions
Sociales, p. 13.
4.
Fichte, Rapport clair comme le jour au grand public sur
la véritable nature de la philosophie, p. 88.
2
- La conception de la subjectivité, chez Fichte,
découle de sa conception de la
liberté. Dans La
Sainte Famille5 , Marx oppose le
Moi fichtéen abstrait
à l'individualisme égoïste de
Stirner. C'est une distinction
nécessaire pour ne pas commettre
de contresens
sur la signification du « Moi »
de Fichte. Ni le Moi
dont i l part, ni celui auquel i
l aboutit ne peuvent être
confondus avec le « Moi » de
l'individualisme égoïste.
Le « Moi » dont part Fichte n'est
pas celui de l'individualisme
car i l n'est pas une « donnée »,
mais
un acte : le sujet agissant qui
porte en lui, virtuellement,
la loi de la raison. Ce sujet est
donc une
abstraction, isolable seulement
par la réflexion,
comme forme pure de la
subjectivité.
Le « Moi » qui est le terme idéal
du système, c'est
le sujet qui a pleinement
réalisé, en lui et hors de
lui (dans la nature et dans la
société) un monde
entièrement transparent à la
raison, et qui a donc
cessé d'être un individu
particulier.
Dans les deux cas, le Moi de
Fichte c'est la loi
de la raison, d'abord sous forme
de germe, de promesse,
ensuite sous forme d'idéal, d'une
totalité rationnelle.
Au principe comme au terme, le
Moi de
Fichte, loin de s'isoler dans sa
particularité sensible
et de s'y complaire, est exigence
ou réalisation de
l'universalité rationnelle. Il
est l'acte de prendre part
à l'histoire universelle. Ce Moi
est d'abord virtuellement
habité par toute l'humanité. Il
est l'image de
toute l'humanité, non seulement
de sa culture passée,
mais de ce qu'elle est appelée à
devenir dans la
totalité de son histoire. Loin
d'enseigner à l'homme
un individualisme
existentialiste, avec ce qu'il
comporte, de Stirner à Heidegger,
de solitude, d'impuissance,
de désespoir, de « facticité »
absurde et
contingente, Fichte pose le Moi
comme l'acte même
du passage du particulier à
l'universel, du fini à
l'infini.
Dans L'Idéologie allemande6 , Marx souligne ce
passage de l'individu à
l'universel chez Fichte :
5.
Marx, L a Sainte F a m i l l e , dans « OEuvres philosophiques ».
Editions
Costes, t.
II, p. 214 et 250.
6.
Marx, L'Idéologie allemande, dans « OEuvres philosophiques
».
Ed. Costes, t. VIII, p. 44, et le texte biffé, reproduit
dans
l'édition russe, t. III, p. 254, note.
« Saint Max [Stirner] reconnaît que le Moi
reçoit du
monde fichtéen un " choc
". Que les communistes
soient décidés à faire passer
sous leur contrôle ce
" choc " qui (s'il ne
se réduit pas à une phrase vide) '
devient en réalité un ' choc
" très complexe et diversement
déterminé, cela, pour Saint Max,
est une
pensée trop hardie pour qu'il s'y
arrête. »
Ce qui est caractéristique de la
conception du Moi
chez Fichte, c'est son perpétuel
dépassement. En chaque
moment le Moi pose sa limite, et,
en même
temps, la franchit comme si
l'infini l'appelait : son
présent ne se définit jamais
qu'en fonction de son
avenir en croissance. Le Moi est
toujours projet : ce
que j'ai été et ce que je suis ne
prend tout son
sens que pour ce que je serai.
L'existence n'est donc
jamais un donné mais une
création. Elle est toujours
en train de se faire. Mais à la
différence de l'existentialisme,
le néant n'est pas liberté : il
est au contraire
le « non-moi », alors que la
liberté ne fait qu'un avec
l'être véritable, c'est-à-dire
avec l'acte de la création.
L'existence, chez Fichte, n'est
pas, comme chez
Kierkegaard et sa postérité
existentialiste, le tête-à-tête
solitaire et désespéré de la
subjectivité et de la
transcendance, mais l'acte
créateur et libre.
C'est pourquoi cette théorie de
la liberté et cette
théorie de la subjectivité
débouchent sur une théorie
de la pratique.
3
- La pratique,
chez Fichte, a d'abord une dimension
historique : chaque sujet
particulier étant, en
puissance, le sujet absolu, la
vie de la subjectivité
comme l'histoire humaine ont pour
contenu cette
unité contradictoire. Ce qui se
fait et s'accomplit
dans le monde, c'est le passage
de l'individuel à l'universellement
humain, l'élévation du fini à
l'infini, la
transformation de la nécessité en
liberté.
La tâche de la philosophie,
expression la plus
haute de la conscience de soi,
c'est d'élever chaque
homme au niveau d'une vie humaine
pleinement
rationnelle et libre. La Doctrine
de la science nous
enseigne que le but de notre
existence est d'instaurer
le règne du rationnel, en nous et
hors de nous, dans
la nature et la société.
La notion de raison pratique de
Kant est dépassée
par Fichte. Chez Kant, le « champ
» de la raison
pratique c'était celui du duel
entre le devoir que
chacun découvre dans la solitude
de sa conscience,
et la nature {dont notre corps
fait partie). Fichte va
plus loin : dans la raison
pratique, il inclut toute
l'activité créatrice de l'homme.
La raison est théorique
lorsqu'elle se donne une
représentation des
choses, elle est pratique
lorsqu'elle soumet les choses
à ses concepts, lorsqu'elle les
forme ou les crée
selon sa loi.
Il y a donc, en germe, chez
Fichte, sous une forme
abstraite, l'idée de l'unité de
la théorie et de la pratique,
et l'idée de la liberté, comme
nécessité consciente.
L'idéalisme de Fichte est une
philosophie de l'action.
La réalité authentique, pour lui,
est dans l'Acte
et non dans l'Etre. C'est
pourquoi il ne conçoit pas
l'histoire comme une totalité
achevée ; il n'a pas
besoin, pour rendre intelligible
l'acte par lequel chacun
de nous participe à l'entreprise
collective de
l'espèce pour nier et dépasser
sans fin ses propres
limites, de se placer à la fin de
l'histoire, d'avoir le
panorama entier de l'Etre étalé
devant la conscience.
Chacun de nous, du fait de sa
participation à
l'oeuvre commune, est capable
d'une « intuition intellectuelle»
qui n'est pas, comme chez Kant,
l'acte
divin hypothétique d'une saisie
de l'absolu comme
saisie totale de l'être, mais
l'acte proprement humain
d'une saisie de l'absolu comme
saisie de la liberté,
de l'acte créateur. L'on échappe
ainsi au choix entre
dogmatisme et scepticisme en
restaurant, sous une
forme idéaliste il est vrai,
l'unité de la théorie et
de la pratique.
Dans cette unité dialectique,
contradictoire, l'intelligence
connaît le non-moi et la volonté
affirme le
Moi. La contradiction est
insurmontable puisque sa
solution est projetée à l'infini.
Ce monde est l'image,
l'expression de la liberté
formelle, le lieu du combat
de l'Etre et du Non-Etre, la
contradiction interne
absolue.
La religion elle-même n'est pour
Fichte, au moins
dans la philosophie de sa Doctrine
de la science,
que la promesse et la description
de la fin idéale du
mouvement progressif au terme
duquel la pratique
serait définitivement
victorieuse. Le combat étant
sans terme, l'intuition
intellectuelle est toujours
militante et jamais triomphante :
elle est le dévoilement
du sens de ce qui demeure à tout
jamais la
contradiction absolue, la saisie
de la signification
de tout donné apparent, de toute
limitation, comme
négation provisoire de l'activité
créatrice. Cette
théorie de la connaissance met
fin, dans une perspective
idéaliste, au mythe d'une « chose
en soi », irrémédiablement
inconnaissable, qui
constituerait, de
l'extérieur, une limite absolue à
la connaissance et
à l'activité de l'homme. L'absolu
que Kant rejetait
hors du monde humain s'identifie
au mouvement de
l'histoire, à la marche vers le
progrès, à l'effort qui
ronge du dedans toute limite.
Ainsi le philosophe est
inséparable de l'homme d'action,
de ce militant dont
la vie de Fichte a donné maints
exemples. La pratique,
en définitive, chez Fichte, en
dépit de son vocabulaire
kantien et de son idéalisme,
c'est l'engagement
de l'homme tout entier dans un
effort collectif
pour faire l'histoire, pour
transformer la nature et
construire la société.
Fichte n'a pas seulement dégagé
le « côté actif de
la connaissance », mais mis au
premier plan l'activité
de l'homme et, notamment, la
transformation du
subjectif en objectif par
l'activité humaine. Il a découvert
les rapports dialectiques entre
le subjectif
et l'objectif, la dialectique
essentielle du développement
historique et social, bien que
chez lui la nature,
selon la mystification idéaliste,
soit l'oeuvre du Moi,
que le sujet, selon la
mystification métaphysique,
soit hors de l'histoire et du
temps, et que l'objectivation
soit confondue avec l'aliénation.
Du fait qu'il surmonte le
dualisme métaphysique
de Kant, qui creusait un fossé
infranchissable entre
la nature et l'esprit, Fichte
voit en la raison pratique
le couronnement de la lente
montée qui, de la
matière inerte à l'être vivant,
puis à l'être pensant,
élève l'homme jusqu'à la
conscience de l'action par
laquelle i l recule indéfiniment
les limites imposées à
la liberté par le « non-moi ».
Fichte a également vu, — même
s'il a présenté
cette idée sous la forme la plus
extrême de l'idéalisme
où la nature tout entière est
l'objet que le Moi
se donne comme support de son
activité, — que le
facteur le plus important du
développement historique,
ce n'est pas, comme le pensait
l'ancien matéria-
lisme « contemplatif », la
nature, mais la « seconde
nature ». créée par l'homme dans
laquelle il objective
ses propres forces et qui
constitue pour l'homme,
comme l'a souligné Marx dans L'Idéologie
allemande,
le milieu, en devenir incessant,
dans lequel se déploie
son activité, son travail, sa
pratique.
Fichte va au-delà de Kant sous un
autre aspect
encore : la raison pratique chez
lui n'a pas seulement
un caractère moral, mais un
caractère social. L'homme
est destiné à vivre en société ;
il n'est pas pleinement
un homme et il y a en lui
contradiction s'il vit
isolé. L'individu n'est homme que
parmi les hommes.
[•••]
Mais ce qui demeure, c'est la
nécessité, pour tout
philosophe marxiste, de dégager
le « noyau rationnel
» de la pensée de Fichte, de «
remettre sur ses
pieds » cette grandiose réflexion
sur l'acte créateur
de l'homme, d'intégrer à la
pensée marxiste, le moment
« critique » non pour s'y
arrêter, mais pour ne
pas rester en deçà afin de ne pas
mutiler cette
pensée de la dimension de la
subjectivité, d'assimiler
enfin les thèmes valables de la
philosophie de
l'existence tels qu'ils se sont
exprimés dans la perspective
rationaliste de Fichte.
Source
des textes sur Fichte : Roger Garaudy, Marx, Editions Seghers, 1964
A suivre: Sur Hegel