20 février 2018

Mai 68-Mai 2018 (4). Le mouvement des femmes



Picasso. La jeune fille. 1914
De tous ces mouvements nous insisterons particulièrement sur l'un d'eux, le plus important non seulement par le nombre d'êtres humains qu'il concerne, mais parce qu'il met en cause les structures de nos sociétés depuis 6000 ans : le mouvement des femmes.
Ici encore, les tentatives de récupération n'ont pas manqué : on a accordé quelques strapontins aux femmes dans le gouvernement et atténué les inégalités les plus agressivement évidentes liées au sexe, avec des amendements au droit familial, la levée de la répression
contre la contraception ou l'avortement.
Même sur ce plan, toutes les batailles sont loin d'être gagnées : il fallut de courageuses campagnes pour que la honte du viol ne retombe pas sur la victime mais sur le coupable. La pilule est devenue légale,
permettant à la femme de choisir volontairement d'être mère et de se libérer de l'angoisse de maternités involontaires mais, significativement, la recherche depuis des années est orientée de telle sorte que la
femme seule, jusqu'ici, doit prendre le risque des déséquilibres éventuels de la pilule, non pas l'homme. Ce n'est sûrement pas un problème technique.
Il y a même encore des combats d'arrière-garde contre l'avortement qui n'est, certes, un but pour personne, mais qui peut, à défaut de prévention, être un ultime recours. Ne voit-on pas brandir la menace moyenâgeuse de l'excommunication contre les femmes et les médecins, mais épargner le vrai coupable : l'homme qui fait un enfant sans
en assumer la responsabilité.
Il est étrange d'ailleurs que cette croisade contre l'avortement occupe beaucoup plus de place dans les préoccupations des intégristes que les campagnes contre la course aux armements, pour la dénonciation des préparateurs de guerre, contre l'avortement planétaire des entrepreneurs de l'atome et que la protection des objecteurs de
conscience refusant d'être tueurs ou tués. L'homme n'aurait-il donc droit au respect de la vie qu'à l'état de foetus, sa destruction à l'âge adulte passant au second plan ?
De telles hypocrisies doivent être dénoncées, mais nous n'atteignons pas ainsi le centre du problème posé par le mouvement des femmes.

En France les femmes constituent un peu plus de 50 % de la
population, mais, à tous les leviers de commande de la société, elles
n'accèdent que dans une proportion infime.
Il y a moins de 1 % de femmes parmi les chefs d'entreprises et pas
davantage parmi les cadres supérieurs, pourcentage qui tend vers zéro
dans les plus grandes entreprises. Par contre, dans les secteurs où la
main-d'oeuvre est la moins payée, par exemple dans le textile, elles
constituent 90 % de l'effectif. Quant au travail qui n'est pas payé du
tout, celui du ménage et du soin des enfants, qu'il soit fait en
supplément du travail à l'extérieur ou qu'il fasse obstacle à ce travail
extérieur, i l est assuré à 98 % par les femmes.
Dans le privé, à elles les postes de secrétaires, de dactylos ou
vendeuses de magasins, mais combien dans les conseils d'administration?
Dans le secteur public, à elles les Chèques postaux, mais combien
de directeurs? Et à l'échelle des responsabilités nationales, la
discrimination est la même.
Nous avons évoqué les strapontins ministériels, mais la France n'a
jamais connu de femme président de la République, Premier ministre
ou même ministre des Affaires étrangères, de la Défense ou de
l'Intérieur, considérés comme postes clés. Si leur nombre à la
Chambre des Députés et au Sénat a connu une certaine progression,
c'est à un moment où le Parlement perdait de plus en plus de son
importance. Combien de femmes siègent au Conseil d'État, accèdent
à l'Inspection des finances, à la Haute Magistrature, ou à la tête d'une
ambassade ? Il en fut une, une seule, et on lui confia l'ambassade du
Luxembourg !
Même dans l'enseignement apparaît cette discrimination. Si le
nombre des femmes est élevé, c'est dans les secteurs les plus
dévalorisés de la fonction publique : dans les enseignements du
premier et du second degré. En revanche, combien de femmes
professeurs titulaires compte-t-on dans les facultés de médecine ou de
droit ?
Dans les hôpitaux, si elles sont largement majoritaires parmi les
infirmières, la proportion s'inverse au niveau des « grands patrons ».
Dans l'Église catholique (car les Églises protestantes comptent
quelques exceptions de femmes pasteurs) tout se passe comme si,
depuis le misogyne saint Paul, la femme était frappée d'une infériorité
métaphysique : même si l'on ne voit plus toujours en elle un piège du
démon, un suppôt permanent du péché, elle demeure exclue de
l'ordination sacerdotale : le plus dérisoire séminariste peut devenir
prêtre, mais pas une femme, eût-elle le génie de sainte Thérèse
d'Avila.
Le problème n'est pas statistique.
Il ne s'agit pas seulement de changer les acteurs et de mieux
distribuer les premiers rôles. Lorsque les femmes revendiquent le
droit à toutes les dimensions de la vie et le droit d'être aussi aux leviers
de commande de l'économie, de la politique, de la vie religieuse, c'est
la nature même du théâtre qui doit changer, c'est-à-dire la structure,
le fonctionnement et les finalités mêmes de la société. Car, depuis des
millénaires, depuis la fin du néolithique et la naissance de l'agriculture
(qu'Engels appelait « la grande défaite historique du sexe féminin »),
dans toutes nos sociétés, restées depuis lors patriarcales, une « division
du travail » entre les sexes s'est opérée et n'a cessé de régner : les
fonctions « nobles », celles de la chasse, de la guerre, de la domination,
du commandement sous la forme de l'affrontement militaire
d'abord, de la concurrence économique ensuite, et de la réussite
individuelle, l'homme se les est attribuées, et toutes les sociétés depuis
lors ont été dominées par l'hégémonie sans partage de la conception
masculine des valeurs, de la noblesse et de la hiérarchie des fonctions,
avec au sommet celle du chef : chef de guerre, chef d'entreprise (au
sens le plus large) ou chef de famille.
Si bien que les rapports sociaux, depuis des millénaires, ont été
vécus de façon différente, et même opposée, par les hommes et par les
femmes.
L'homme vivait sous des formes différentes, selon sa classe et son
rang, le rapport extérieur de rivalité, d'opposition, de domination,
depuis la lutte pour la supériorité dans le clan, dans la guerre, ou dans
la simple concurrence pour la richesse et le pouvoir. La résultante de
ces volontés de puissance individuelles étant la société de croissance
aveugle.
La femme, confinée dans le maintien de la cohésion et de la
continuité du groupe, sous la forme des besognes subalternes, et
intérieures à la famille (l'entretien du foyer, la maternité et le soin des
enfants), vivait, sous une forme i l est vrai dégradée par la subordination
et la soumission au « chef », un autre rapport social : non plus le
rapport extérieur d'une société de concurrence entre mâles rivaux,
mais le rapport intérieur de communauté, rapport ambigu, certes
oscillant, notamment en ce qui concerne les enfants en bas âge (avant
qu'ils ne soient entrés dans la société masculine ou devenus membres
nouveaux de la communauté féminine), entre l'intégration et l'amour.
C'est pourquoi l'avènement de la femme à toutes les fonctions
dirigeantes de la société implique, à long terme, la subversion et
l'inversion de toutes les valeurs fondamentales de nos sociétés, et le
passage de la société individualiste à la société communautaire, d'un
rapport social fondé sur un rapport de force à un rapport social fondé
sur la reconnaissance de l'autre et la participation à son épanouissement
personnel.
Il est vrai que la réalité est moins immédiatement idyllique et plus
complexe. Nous pouvons mieux comprendre cette complexité des
rapports homme-femme grâce à l'analogie colonisateur et colonisé.
La plupart des peuples colonisés, par exemple ceux de l'Afrique et
de l'Inde, avant que ne leur soit imposée la propriété privée de la terre
et la transformation de celle-ci en marchandise, avant que ne leur
soient imposés les rapports sociaux de concurrence individualiste dans
le cadre du rapport de dominant à dominé, ont connu des formes
vivantes de communauté. Communauté limitée, il est vrai, d'abord
par le bas niveau des techniques et ensuite par la situation inférieure
faite à la femme. Nous est donc interdite toute nostalgie d'un retour à
la communauté traditionnelle. Le problème est de savoir comment
cette communauté, épurée de cette arriération technique et de cette
subordination de la femme, pourrait créer, à une étape nouvelle d'un
développement endogène, un type nouveau d'entreprises modernes
qui ne soient plus ni privées ni étatiques (selon les modèles occidentaux),
mais communautaires. Toutes les décisions capitales sur les
finalités de l'entreprise — son organisation et sa direction, la
répartition de son fruit — y seraient prises non par les pourvoyeurs de
capitaux et leurs délégués, mais par l'ensemble de ceux qui y
travaillent. Il en est de même pour une société politique qui n'obéirait
plus aux lois de la jungle libérale ou du goulag totalitaire mais qui, à
partir de la communauté autonome, libérée de ses limitations
historiques ancestrales, engendre une démocratie de type nouveau :
participative et associative.
Mais ce processus, pour les anciens colonisés comme pour les
femmes, est entravé et retardé d'abord parce que le modèle et les
valeurs du maître ont été « intériorisées », comme dit Fanon, par le
dominé. Ensuite, parce qu'à l'heure des libérations, les « élites »
intellectuelles prêtes à prendre et à gérer le pouvoir appartenaient
précisément aux couches sociales les plus profondément formées et
modelées par l'éducation et la culture occidentales, à Paris, à Londres
ou à Harvard.
Il s'est produit un phénomène analogue dans le mouvement des
femmes... A u départ, la légitime question de « l'égalité » avec les
hommes a été perturbée du fait que le modèle du dominateur
masculin était * intériorisé » : devenir l'égale de l'homme signifiant
alors devenir semblable à lui, à l'intérieur du même système social. Là
encore, les premières dirigeantes étant des intellectuelles, formées et
modelées par l'éducation et la culture des cadres masculins, la juste
revendication d'égalité se confondait souvent avec l'intégration au
système, comme s'il suffisait de remplacer un Blanc par un Noir ou un
homme par une femme dans une même société de domination pour se
croire émancipé de l'ordre ancien.
Le mouvement des femmes, comme le mouvement de libération,
atteint sa pleine maturité lorsque l'objectif n'est plus de s'intégrer aux
hiérarchies et aux valeurs de domination du système ancien, mais de le
briser et d'instaurer son système propre de rapports humains et de
valeurs nouvelles.
C'est en ce sens profond que le mouvement des femmes est devenu
l'un des porteurs les plus puissants et les plus signifiants de la mutation
historique la plus radicale : celle du passage d'une société atomisée
par l'individualisme à un nouveau tissu social communautaire, celle
d'une société statistique et sans visage à une démocratie authentique,
c'est-à-dire participative et associative.
Le mouvement des femmes est ainsi l'une des composantes

majeures de cette mutation que d'autres appellent révolution.

Roger Garaudy / extrait de "Appel aux vivants" / A SUIVRE