Picasso. La jeune fille. 1914 |
Ici encore, les tentatives de récupération
n'ont pas manqué : on a accordé quelques strapontins aux femmes
dans le gouvernement et atténué les inégalités les plus agressivement
évidentes liées au sexe, avec des amendements au droit familial, la
levée de la répression
contre la contraception ou l'avortement.
Même sur ce plan, toutes les batailles
sont loin d'être gagnées : il fallut de courageuses campagnes pour que
la honte du viol ne retombe pas sur la victime mais sur le coupable.
La pilule est devenue légale,
permettant à la femme de choisir
volontairement d'être mère et de se libérer de l'angoisse de maternités
involontaires mais, significativement, la recherche depuis des années est
orientée de telle sorte que la
femme seule, jusqu'ici, doit prendre le
risque des déséquilibres éventuels de la pilule, non pas l'homme.
Ce n'est sûrement pas un problème technique.
Il y a même encore des combats
d'arrière-garde contre l'avortement qui n'est, certes, un but pour personne,
mais qui peut, à défaut de prévention, être un ultime recours. Ne
voit-on pas brandir la menace moyenâgeuse de l'excommunication contre
les femmes et les médecins, mais épargner le vrai coupable : l'homme qui
fait un enfant sans
en assumer la responsabilité.
Il est étrange d'ailleurs que cette
croisade contre l'avortement occupe beaucoup plus de place dans les
préoccupations des intégristes que les campagnes contre la course aux
armements, pour la dénonciation des préparateurs de guerre, contre
l'avortement planétaire des entrepreneurs de l'atome et que la
protection des objecteurs de
conscience refusant d'être tueurs ou tués.
L'homme n'aurait-il donc droit au respect de la vie qu'à l'état de
foetus, sa destruction à l'âge adulte passant au second plan ?
De telles hypocrisies doivent être
dénoncées, mais nous n'atteignons pas ainsi le centre du problème posé par
le mouvement des femmes.
En France les femmes constituent un peu
plus de 50 % de la
population, mais, à tous les leviers de
commande de la société, elles
n'accèdent que dans une proportion infime.
Il y a moins de 1 % de femmes parmi les
chefs d'entreprises et pas
davantage parmi les cadres supérieurs,
pourcentage qui tend vers zéro
dans les plus grandes entreprises. Par
contre, dans les secteurs où la
main-d'oeuvre est la moins payée, par
exemple dans le textile, elles
constituent 90 % de l'effectif. Quant au
travail qui n'est pas payé du
tout, celui du ménage et du soin des
enfants, qu'il soit fait en
supplément du travail à l'extérieur ou
qu'il fasse obstacle à ce travail
extérieur, i l est assuré à 98 % par les
femmes.
Dans le privé, à elles les postes de
secrétaires, de dactylos ou
vendeuses de magasins, mais combien dans
les conseils d'administration?
Dans le secteur public, à elles les
Chèques postaux, mais combien
de directeurs? Et à l'échelle des
responsabilités nationales, la
discrimination est la même.
Nous avons évoqué les strapontins
ministériels, mais la France n'a
jamais connu de femme président de la
République, Premier ministre
ou même ministre des Affaires étrangères,
de la Défense ou de
l'Intérieur, considérés comme postes clés.
Si leur nombre à la
Chambre des Députés et au Sénat a connu
une certaine progression,
c'est à un moment où le Parlement perdait
de plus en plus de son
importance. Combien de femmes siègent au
Conseil d'État, accèdent
à l'Inspection des finances, à la Haute
Magistrature, ou à la tête d'une
ambassade ? Il en fut une, une seule, et
on lui confia l'ambassade du
Luxembourg !
Même dans l'enseignement apparaît cette
discrimination. Si le
nombre des femmes est élevé, c'est dans
les secteurs les plus
dévalorisés de la fonction publique : dans
les enseignements du
premier et du second degré. En revanche,
combien de femmes
professeurs titulaires compte-t-on dans
les facultés de médecine ou de
droit ?
Dans les hôpitaux, si elles sont largement
majoritaires parmi les
infirmières, la proportion s'inverse au
niveau des « grands patrons ».
Dans l'Église catholique (car les Églises
protestantes comptent
quelques exceptions de femmes pasteurs)
tout se passe comme si,
depuis le misogyne saint Paul, la femme
était frappée d'une infériorité
métaphysique : même si l'on ne voit plus
toujours en elle un piège du
démon, un suppôt permanent du péché, elle
demeure exclue de
l'ordination sacerdotale : le plus
dérisoire séminariste peut devenir
prêtre, mais pas une femme, eût-elle le
génie de sainte Thérèse
d'Avila.
Le problème n'est pas statistique.
Il ne s'agit pas seulement de changer les
acteurs et de mieux
distribuer les premiers rôles. Lorsque les
femmes revendiquent le
droit à toutes les dimensions de la vie et
le droit d'être aussi aux leviers
de commande de l'économie, de la
politique, de la vie religieuse, c'est
la nature même du théâtre qui doit
changer, c'est-à-dire la structure,
le fonctionnement et les finalités mêmes
de la société. Car, depuis des
millénaires, depuis la fin du néolithique
et la naissance de l'agriculture
(qu'Engels appelait « la grande défaite
historique du sexe féminin »),
dans toutes nos sociétés, restées depuis
lors patriarcales, une « division
du travail » entre les sexes s'est opérée
et n'a cessé de régner : les
fonctions « nobles », celles de la chasse,
de la guerre, de la domination,
du commandement sous la forme de
l'affrontement militaire
d'abord, de la concurrence économique
ensuite, et de la réussite
individuelle, l'homme se les est
attribuées, et toutes les sociétés depuis
lors ont été dominées par l'hégémonie sans
partage de la conception
masculine des valeurs, de la noblesse et
de la hiérarchie des fonctions,
avec au sommet celle du chef : chef de
guerre, chef d'entreprise (au
sens le plus large) ou chef de famille.
Si bien que les rapports sociaux, depuis
des millénaires, ont été
vécus de façon différente, et même
opposée, par les hommes et par les
femmes.
L'homme vivait sous des formes
différentes, selon sa classe et son
rang, le rapport extérieur
de rivalité,
d'opposition, de domination,
depuis la lutte pour la supériorité dans
le clan, dans la guerre, ou dans
la simple concurrence pour la richesse et
le pouvoir. La résultante de
ces volontés de puissance individuelles
étant la société de croissance
aveugle.
La femme, confinée dans le maintien de la
cohésion et de la
continuité du groupe, sous la forme des
besognes subalternes, et
intérieures
à la famille
(l'entretien du foyer, la maternité et le soin des
enfants), vivait, sous une forme i l est
vrai dégradée par la subordination
et la soumission au « chef », un autre
rapport social : non plus le
rapport extérieur d'une société de
concurrence entre mâles rivaux,
mais le rapport intérieur de communauté,
rapport ambigu, certes
oscillant, notamment en ce qui concerne
les enfants en bas âge (avant
qu'ils ne soient entrés dans la société
masculine ou devenus membres
nouveaux de la communauté féminine), entre
l'intégration et l'amour.
C'est pourquoi l'avènement de la femme à
toutes les fonctions
dirigeantes de la société implique, à long
terme, la subversion et
l'inversion de toutes les valeurs fondamentales
de nos sociétés, et le
passage de la société individualiste à la
société communautaire, d'un
rapport social fondé sur un rapport de
force à un rapport social fondé
sur la reconnaissance de l'autre et la
participation à son épanouissement
personnel.
Il est vrai que la réalité est moins
immédiatement idyllique et plus
complexe. Nous pouvons mieux comprendre
cette complexité des
rapports homme-femme grâce à l'analogie
colonisateur et colonisé.
La plupart des peuples colonisés, par
exemple ceux de l'Afrique et
de l'Inde, avant que ne leur soit imposée
la propriété privée de la terre
et la transformation de celle-ci en
marchandise, avant que ne leur
soient imposés les rapports sociaux de
concurrence individualiste dans
le cadre du rapport de dominant à dominé,
ont connu des formes
vivantes de communauté. Communauté
limitée, il est vrai, d'abord
par le bas niveau des techniques et
ensuite par la situation inférieure
faite à la femme. Nous est donc interdite
toute nostalgie d'un retour à
la communauté traditionnelle. Le problème
est de savoir comment
cette communauté, épurée de cette
arriération technique et de cette
subordination de la femme, pourrait créer,
à une étape nouvelle d'un
développement endogène, un type nouveau
d'entreprises modernes
qui ne soient plus ni privées ni étatiques
(selon les modèles occidentaux),
mais communautaires. Toutes les décisions
capitales sur les
finalités de l'entreprise — son
organisation et sa direction, la
répartition de son fruit — y seraient
prises non par les pourvoyeurs de
capitaux et leurs délégués, mais par
l'ensemble de ceux qui y
travaillent. Il en est de même pour une
société politique qui n'obéirait
plus aux lois de la jungle libérale ou du
goulag totalitaire mais qui, à
partir de la communauté autonome, libérée
de ses limitations
historiques ancestrales, engendre une
démocratie de type nouveau :
participative et associative.
Mais ce processus, pour les anciens
colonisés comme pour les
femmes, est entravé et retardé d'abord
parce que le modèle et les
valeurs du maître ont été « intériorisées
», comme dit Fanon, par le
dominé. Ensuite, parce qu'à l'heure des
libérations, les « élites »
intellectuelles prêtes à prendre et à
gérer le pouvoir appartenaient
précisément aux couches sociales les plus
profondément formées et
modelées par l'éducation et la culture
occidentales, à Paris, à Londres
ou à Harvard.
Il s'est produit un phénomène analogue
dans le mouvement des
femmes... A u départ, la légitime question
de « l'égalité » avec les
hommes a été perturbée du fait que le modèle
du dominateur
masculin était * intériorisé » : devenir
l'égale de l'homme signifiant
alors devenir semblable à lui, à
l'intérieur du même système social. Là
encore, les premières dirigeantes étant
des intellectuelles, formées et
modelées par l'éducation et la culture des
cadres masculins, la juste
revendication d'égalité se confondait
souvent avec l'intégration au
système, comme s'il suffisait de remplacer
un Blanc par un Noir ou un
homme par une femme dans une même société
de domination pour se
croire émancipé de l'ordre ancien.
Le mouvement des femmes, comme le
mouvement de libération,
atteint sa pleine maturité lorsque
l'objectif n'est plus de s'intégrer aux
hiérarchies et aux valeurs de domination
du système ancien, mais de le
briser et d'instaurer son système propre
de rapports humains et de
valeurs nouvelles.
C'est en ce sens profond que le mouvement
des femmes est devenu
l'un des porteurs les plus puissants et
les plus signifiants de la mutation
historique la plus radicale : celle du
passage d'une société atomisée
par l'individualisme à un nouveau tissu
social communautaire, celle
d'une société statistique et sans visage à
une démocratie authentique,
c'est-à-dire participative et associative.
Le mouvement des femmes est ainsi l'une
des composantes
majeures de cette mutation que d'autres
appellent révolution.
Roger Garaudy / extrait de "Appel aux vivants" / A SUIVRE