Les partis politiques apportent-ils
réponse aux problèmes fondamentaux de notre temps ?
Nous nous limiterons ici à l'expérience
française, car, malgré les variantes, les trajectoires des partis
politiques, dans les pays où ils existent, c'est-à-dire en gros dans
l'Occident « libéral », présentent de grandes analogies.
Et nous nous limiterons aux dernières
années, en prenant pour point de départ 1968, parce que, avec le
recul historique de cette décennie, au-delà des espérances
messianiques des uns et de la nouvelle « grande peur des bien-pensants
», il apparaît clairement que, pour la première fois depuis un
demi-siècle, émergeait une
alternative au modèle régnant de culture
et au modèle de croissance.
L'événement était d'autant plus significatif
que cette colère ne naissait pas de la misère. En 1968, le
monde occidental n'était pas en crise, mais en pleine croissance, et c'est
alors qu'éclate une révolte généralisée dans tous les domaines de la
vie : culturel, politique, social. Cette crise n'est pas une crise
économique. Elle n'est pas née
d'une dépression. L'aspiration à une «
autre vie » se fait jour, sous des formes parfois apocalyptiques ou
confuses, en pleine période ascendante du système, faisant éclater le
contraste entre ce nouveau triomphalisme des dirigeants de la société
et la prise de conscience de l'absurdité de la vie à l'intérieur de
leur système.
Pour
la première fois dans l'histoire de l'Occident, le mouvement de
mai
1968 mettait en cause à la fois le modèle de croissance et le modèle
de
révolution.
Il ne naissait pas dans le vide. Il avait
pris sa source dans une crise
non économique, mais globale et vitale, du
capitalisme et dans une
crise non économique, mais globale et
vitale, du socialisme.
En ce qui concerne le capitalisme, la
guerre de la France en Algérie
et la guerre des États-Unis au Vietnam
dévoilaient de manière
sanglante le mensonge du prétendu «
libéralisme » qui pratiquait,
sous des formes nouvelles, les
esclavagismes anciens.
Quant au « socialisme » sous la forme, où
l'Union soviétique
prétendait le construire, il ne pouvait
plus apparaître comme une
« alternative » à la « barbarie »
capitaliste. Non seulement il s'était
intégré à son modèle de croissance avec le
mot d'ordre de « rattraper
et dépasser » le monde capitaliste,
c'est-à-dire suivre la même voie,
mais les révélations du xx* congrès du
parti communiste soviétique
avaient mis au jour l'archaïsme et la
barbarie de son système politique
qui se révélera mieux encore après les
invasions de la Hongrie puis de
la Tchécoslovaquie. La fin du mythe du «
socialisme soviétique »,
c'était la prise de conscience, par la
jeunesse, qu'il n'apportait pas une
solution aux problèmes de l'aliénation
capitaliste du travail, de la
politique, de la culture.
Dans cette crise, au vrai sens du mot
(c'est-à-dire le moment où l'on
juge, le moment de la mise en question et
du choix), la notion même
de « politique » trouvait, au-delà du jeu
des partis, son sens plénier,
embrassant tous les aspects de la vie, du
travail à la fête, du sexe à la
culture.
Cette faillite des deux grands mythes de
l'Occident, le mythe libéral
et le mythe soviétique, qui débouchait sur
cette mise en cause du
modèle de croissance et du modèle de
révolution, était rendue plus
apparente par le contraste avec les luttes
des peuples du tiers monde :
les luttes de libération des peuples
d'Algérie et du Vietnam contre le
colonialisme, la révolution maoïste,
premier modèle original de
révolution socialiste depuis la révolution
d'Octobre 1917, et l'épopée
lyrique de Che Guevara en Amérique latine.
Le mouvement dépassa si largement les
partis que la France connut
alors la grève la plus « générale » de son
histoire, par le nombre :
10 millions de grévistes, et par la
diversité des couches sociales qui y
participaient, avant que le mot d'ordre en
soit donné, et moins encore
que soient fixés des objectifs et des
perspectives à la dimension des
nouvelles espérances.
A droite, après un flottement, les uns
pensèrent à la répression (de
Gaulle songea aux blindés cantonnés en
Allemagne) ; d'autres,
comme Pompidou, cherchèrent à temporiser,
à faire des concessions
en attendant qu'il devienne possible de
tout noyer dans la mélasse
d'une campagne électorale. Cette dernière
solution se révéla efficace
et permit, une fois de plus, de
sauvegarder « l'ordre ».
Cette triste victoire fut d'autant plus
aisée que l'opposition « de
gauche » avait été incapable de prendre en
compte les vrais problèmes.
L'aile réformiste, croyant avoir trouvé
dans le mouvement des
masses l'ersatz d'une majorité électorale,
s'efforça de canaliser la
protestation à son profit, et prétendit
gérer le mouvement comme on
gère une « victoire électorale » : par la
politique des dépouilles, c'est-à-
dire en se répartissant déjà les postes.
L'autre aile de l'opposition, le parti
communiste, dès le 3 mai 1968,
dans un article de Georges Marchais, au
lieu de jouer son rôle
d'avant-garde, c'est-à-dire d'apprendre
aux masses à penser clairement
ce qu'elles avaient inventé confusément,
rejeta en bloc tout ce
qui était en train d'émerger du mouvement.
Ce que Marx, nous dit
Lénine, appréciait
par-dessus tout : « l'initiative historique des
masses », c'est ce que la direction du
parti communiste redoutait par dessus
tout. Aucun des mots d'ordre de la rue
n'était valable puisqu'il
n'émanait pas de la direction.
C'est en quoi consiste l'essence du
stalinisme : tout pouvoir et tout
savoir viennent d'en haut.
On peut dater de cet article de l'Humanité,
3 mai 1968, le
jour où le
parti communiste français, du fait de sa direction,
est tombé en dehors
de l'histoire pour n'avoir pas compris ce
qui germait en elle :
l'aspiration confuse, mais réelle, à un
autre modèle de croissance
et à un autre modèle de révolution.
L'histoire ne pardonne jamais
à un homme, à un parti ou à une église
d'être en retard d'une mutation.
Après que chacun, aux accords de Grenelle,
eut plaidé non pas à
partir de ce qui émergeait de nouveau à la
base, mais à partir des vieux
dossiers qu'il portait dans sa serviette,
tous les partis, de la droite à la
gauche, n'eurent d'autre préoccupation que
d'arrêter les grèves pour
qu'on imprime au plus vite les bulletins
de vote ! La droite exploita à
merveille la peur que l'on déchaînait dans
tout le pays en exhibant
l'image de quelques voitures incendiées
comme si elles étaient le feu
de l'enfer. La gauche crut naïvement
comptabiliser dans les urnes tous
les cris de colère qui avaient déferlé
pendant deux mois, comme si l'on
pouvait détourner la force d'un raz de
marée en y emplissant ses seaux
d'eau.
A ce jeu la droite devait gagner à coup
sûr. Elle gagna en effet et
profita de ce répit pour récupérer tout ce
qu'elle pouvait récupérer
sans que l'ordre fondamental fût mis en
danger.
Le système ne pouvait, sans se nier
lui-même, répondre aux
aspirations sociales et culturelles du
mouvement.
Du mouvement ouvrier de mai avait émergé,
avec une force jusque là
inconnue, l'exigence d'une prise en main
de son propre destin, de
l'autodétermination des fins et de
l'autogestion des moyens, à tous les
niveaux : de l'entreprise, de la
politique, de la culture. Les hommes
du pouvoir se saisirent du mot de «
participation » et le métamorphosèrent
en illusoire « participation aux fruits de
l'entreprise » et en une
non moins illusoire offre de « cogestion
», afin de l'intégrer mieux
encore au système en le faisant mieux «
participer » à la gestion du
capitalisme.
Du mouvement étudiant avait émergé une
aspiration du même
ordre. Et la tâche primordiale des partis
qui se disaient révolutionnaires
eût été, en mai, de saisir le dénominateur
commun des revendications
ouvrières et des aspirations des
étudiants, des techniciens et
des cadres, de la majeure partie des
intellectuels afin de constituer un
bloc historique nouveau, c'est-à-dire une
union fondée sur une base de
principe : la communauté d'une même visée
historique. Le pouvoir
leur octroya une « réforme de
l'enseignement » dont l'exposé des
motifs reprenait certains des slogans de
mai, et dont les articles, en
atomisant les universités sous prétexte de
« décentralisation », rendaient
chaque unité plus dépendante encore du
pouvoir central.
Les maîtres du jeu ne pouvaient, sans
détraquer le moteur de leur
sacro-sainte « croissance économique »,
faire vraiment place, à côté
du travail, aux valeurs libératrices de «
la fête », mais ils surent fort
bien commercialiser les loisirs.
Leur logique interne de croissance à tout
prix ne leur permettait pas
de prendre en compte une authentique
politique de l'écologie, mais ils
surent fort bien faire de la lutte contre
la pollution une branche
florissante de leur économie.
L'émancipation sexuelle risquait
d'ébranler les assises même du
système en mettant en cause l'hégémonie du
mâle, mais l'on pouvait
aisément commercialiser la sexualité, et
ce fut la politique « permissive»,
et inoffensive pour le pouvoir, du « feu vert » à la pornographie
et inoffensive pour le pouvoir, du « feu vert » à la pornographie
écrite ou filmée.
Nous pourrions aisément poursuivre cette
énumération des réussites
du pouvoir. Sur ce plan de la
récupération, son succès fut tel, et
la jeunesse ouvrière et étudiante de mai
si bien reprise en main, que
l'heureux héritier de l'habile Pompidou
put se donner les gants
d'accorder le droit de vote à dix-huit ans
sans courir le risque de
déséquilibrer le rapport des forces.
Dans le même temps, les deux principales
composantes de l'opposition
dite de gauche ne donnaient une fois de
plus à leurs troupes que la
perspective d'autres élections, ne
demandant une fois de plus à leur
électorat, en échange d'une victoire,
qu'un nouveau chèque en blanc,
une nouvelle abdication du pouvoir de
chacun, sa délégation, son
aliénation à un parti et à ses élus :
votez pour nous, et nous ferons le
reste... Et Dieu sait si ce « reste »
était rayonnant : pour que ça
change, votez pour nous, disait l'un, et
l'autre de riposter : voter pour
nous, c'est changer la vie.
Chacun s'empêtrait dans d'innombrables
contradictions : pour les
réformistes l'idéal eût été, après le
grand avortement de mai, une
société en laquelle aucune issue
révolutionnaire n'était prévisible à
vue humaine, de laquelle n'émergeait aucun
projet (de ce point de vue
le parti communiste donnait toutes
garanties) et où une élévation du
taux de croissance permettait de promettre
une élévation du niveau de
vie, créant l'illusion que l'on pouvait «
changer la vie » sans changer
le système, c'est-à-dire en gérant le
capitalisme mieux que les
capitalistes eux-mêmes. De ce côté, la
conjoncture ne servait pas ce
réformisme idéal : s'il eût été au
pouvoir, c'est la crise qu'il eût fallu
désormais gérer. Prolonger la cure dans
l'opposition était préférable,
et mettre à profit l'attente pour enlever
à son voisin et rival de gauche
une partie de sa clientèle.
Cette opération fut d'autant plus aisée
que le parti communiste était
aux prises avec des contradictions plus
profondes encore, dues à ses
erreurs en chaîne depuis mai 1968. Ayant
déjà cessé, depuis lors, de
constituer une alternative «
révolutionnaire » crédible au système,
bien qu'en paroles il continuât à le
proclamer, et voulant à tout prix
retenir sa clientèle électorale dont une
partie croissante allait grossir
les rangs du parti socialiste, il commit
l'erreur fatale de rivaliser de
réformisme avec les réformistes. Alors
commença la grande braderie :
un beau jour, la direction décréta qu'il
fallait se rallier à l'arme
atomique combattue depuis trente ans ; un
autre jour (et toujours
selon la méthode stalinienne déjà
définie), un autre décret jetait pardessus
bord la « dictature du prolétariat », ce
qui, en soi, pouvait être
une excellente chose si l'on avait proposé
une solution de rechange
pour résoudre les problèmes pour lesquels
Marx et Lénine avaient
forgé ce concept, alors que cet abandon,
faute de toute discussion qui
eût permis à la base de suggérer une
alternative, conduisit au plus plat
électoralisme.
Les abandons succédaient aux abandons :
après avoir « réprouvé »
l'invasion soviétique en Tchécoslovaquie,
on acceptait la « normalisation»,
c'est-à-dire la mise au pas du pays par la répression systématique.
c'est-à-dire la mise au pas du pays par la répression systématique.
L'internationalisme prolétarien ne se
définissait plus par un alignement
inconditionnel sur l'URSS (encore que sa
politique extérieure de
puissance n'était jamais mise en cause),
mais il se renversait en
nationalisme, depuis le mot d'ordre de «
défense nucléaire tous
azimuts », jusqu'aux slogans du type «
produisez français... achetez
français », et au refus de l'entrée de la
Grèce, de l'Espagne et du
Portugal dans une « Europe » que l'on
avait combattue longtemps
avant de s'y rallier sans condition, sauf
verbale, et de prendre rang, sur
ce point, à côté des gaullistes les plus
chauvins et les plus inquiétants.
Enfin, dernière contradiction, et non la
moindre : après avoir
reconnu qu'étaient quotidiennement bafoués
en URSS les plus
élémentaires droits et qu'il n'y existait
point de démocratie, même
formelle, on la considérait néanmoins
comme « socialiste », et l'on
déclarait que le bilan du régime était «
globalement positif ». Ainsi,
après avoir défini le socialisme comme une
démocratie véritable et
non plus formelle, pénétrant l'économie et
la culture comme la
politique, on prétend qu'un pays peut être
socialiste en foulant aux