L'Islam a, aujourd'hui,
des possibilités et des perspectives
d'expansion plus grandes
encore qu'au temps où il atteignit
son apogée : devant la
double et irrécusable faillite du modèle
américain et du modèle
soviétique, il peut redonner une
espérance à un monde
menacé, dans sa survie, par ce double
échec. Il le peut si,
au-delà de tous les refus stérilisants de
l'« ijtihad » qui le
condamneraient à une irrémédiable
décadence, il sait
retrouver les principes vivifiants qui firent
A la différence de
l'hindouisme et du bouddhisme, l'Islam
ne considère pas que le
monde est un mal et que le salut
consiste, pour les
individus, à s'en abstraire.
A la différence du
christianisme, il n'oppose pas « ce qui
appartient à César et ce
qui appartient à Dieu », et il ne
préconise pas la vie
monacale (LVII, 27).
La foi et l'action ne font
qu'un : la foi est l'intérieur de
ce dont l'action est la
manifestation extérieure. L'une ne peut
exister sans l'autre.
L'intériorité n'est
nullement sous-estimée : « Dieu ne
changera pas la condition
des hommes s'ils ne changent ce
qui est en eux-mêmes. »
(XIII, II). La « Umma », la
« communauté » musulmane,
est une communauté, en
principe universelle,
définie non par la race, le territoire, la
langue ou la culture, mais
par son seul but : réaliser sur la
terre la volonté de Dieu,
une communauté de la foi.
Le Coran, lu avec des yeux
neufs, apparaît alors dans sa
vraie grandeur : dernière
révélation, non parce que ceux qui
l'on reçue dans leur
langue tiendraient le langage triomphaliste
de la « suffisance » et du
« splendide isolement », mais au
contraire parce que vers
elle convergent toutes les sagesses
et les révélations
antérieures.
En elle, se résument tous
les messages annonçant la
transcendance,
transcendance de l'homme par rapport à tous
les déterminismes de la
nature, transcendance de Dieu par
rapport à toutes les
pensées, toutes les amours, tous les projets,
et toutes les actions des
hommes.
Nous ne considérons point
cette religion telle qu'elle est
aujourd'hui, mais à
travers ce qu'elle apporta à l'humanisation
de l'homme, et à ce
qu'elle peut lui apporter encore si elle
retrouve la fidélité
vivifiante au dynamisme de sa révélation
originelle, et non à la
lettre mortifiante des dix derniers siècles
de ses traditions. Si l'on
ne se contente pas de réciter des
fragments du Coran,
toujours les mêmes, triés depuis mille
ans, mais si on relit le
message dans sa totalité organique,
vivante. Si l'on ne
confond pas le Coran, parole divine de la
révélation, avec la parole
humaine des traditions. Si l'on
n'oublie pas que chaque
verset révélé est « descendu » pour
répondre aux problèmes
concrets posés à un peuple à un
moment de son histoire, et
que la valeur éternelle de ces versets
tient précisément à ce
qu'elle n'est pas une formule abstraite,
mais une réponse vivante à
une question vivante, et qu'elle
conserve pour nous, après
quatorze siècles, sa valeur éternelle
d'interpellation pour nous
appeler à découvrir, à partir d'elle,
une réponse vivante aux
questions vivantes de notre aujourd'hui.
Si nous n'oublions pas,
comme nous le rappelle si
souvent le texte
coranique, qu'un Dieu transcendant parle un
langage qui déborde celui
des hommes : celui de la parabole,
pour orienter notre
recherche de la vérité, et non pour nous
la donner toute faite. Si
nous nous souvenons que les
Compagnons du Prophète,
les Califes « bien guidés », les
grands jurisconsultes du
passé, ont su, en créateurs responsables,
trouver des solutions aux
problèmes inédits de leur temps
dans un empire fort
différent de ce qu'était la Communauté
de Médine, et que leur
être fidèle, ce n'est pas répéter leurs
paroles mais imiter leur
exemple, leur démarche créatrice et
responsable : ils ont su
résoudre, dans la voie juste de Dieu,
les problèmes de leur
temps : ils ne nous ont pas transmis
des recettes
passe-partout, mais une méthode pour faire face
au nouveau.
Ainsi seulement l'Islam
redeviendra vivant, universel,
ouvert à tous, comme il le
fut en son principe.
C'est comme tel, comme
religion la plus oecuménique de
toutes, qu'il peut
rappeler aux hommes de notre temps, pour
les sauver de la mort, les
dimensions perdues de l'humanité :
transcendance et
communauté.
En lui se résume le
message essentiel dont le monde
d'aujourd'hui, sous peine
de se détruire, a besoin.
Quelle peut être alors,
dans cette symphonie de la foi de tous
les mondes, la
participation de l'Occident, de cette Europe qui
est le seul continent où
n'est jamais née une grande religion ?
Son apport principal n'est
pas la technique mais la critique.
Non pas que la technique
soit un apport négligeable, si
la sagesse des hommes et
la révélation de Dieu nous permettent
de l'intégrer à nos vies
d'une manière critique et sélective, afin
qu'elle serve à
l'épanouissement de l'homme et non à sa
destruction.
Mais la technique ne nous
fournit jamais que des moyens,
et nous risquons
maintenant de mourir par excès de moyens
et par absence de fins.
Ce que l'Europe a apporté,
de Socrate à Kant, de
Kierkegaard à Marx, de
Nietzsche à Husserl, ce n'est pas la
foi, mais le doute.
Ce doute est l'épreuve du
feu nécessaire à toute foi
véritable.
Les réponses au problème
du sens de notre vie et de notre
mort, du sens de l'épopée
humaine, ont été découvertes depuis
des siècles.
En Inde, avec les Védas et
les Upanishads, en Chine avec
le Taoïsme, en Iran avec
Zarathoustra, en Afrique avec ses
grandes cosmogonies, en
Amérique avec le Popol Vuh, au
Proche Orient avec
Abraham, les prophètes d'Israël, les
Évangiles, le Coran.
Ces réponses ont été
données dans des mythes et des
révélations.
Les mythologies et les
sagesses de l'Orient ont souvent
succombé à la tentation
dogmatique de s'installer dans l'Être
et de dire ce qu'il est.
Mais elles ont apporté cette contribution
inestimable : rechercher
la réalité profonde, au-delà de
l'apparence ; situer
l'homme dans cette réalité véritable ;
dégager, à partir de là,
les finalités, le sens, le but de l'action
des hommes ; découvrir le
point de référence à partir duquel
peut être évalué tout
projet humain et toute réalisation : le
Mahabaratha de l'Inde et
sa Baghavad-Gita, le Ramayana et
son héros exemplaire Rama,
ont instauré des valeurs
millénaires.
Les grands messages divins
du Moyen-Orient, ceux de la
Thora et des Prophètes,
ceux des Évangiles, ceux du Coran,
ont relayé la sagesse des
hommes par la révélation de Dieu,
pour dire le sens et
montrer la voie juste et les fins.
Les mythes avaient prétendu
être un savoir, c'est-à-dire
autre chose qu'une
orientation « poétique » pour la
construction d'un monde
digne de ses héros légendaires et de
ses dieux. Les peuples qui
ont reçu la « guidance » sous la
forme de « révélation »,
ont conscience de ne pouvoir accéder
à l'absolu par leurs
propres forces, mais de recevoir cette
possibilité d'une
initiative de Dieu, qui fait « descendre »
vers eux Son message,
alors que, dans la sagesse indienne par
exemple, l'homme s'élève
du « petit moi » à l'unité suprême
par son propre effort,
sans une révélation de Dieu lui tendant
la main.
Cette révélation des fins
et du sens par un Dieu
transcendant a connu,
comme le mythe, sa récupération
dogmatique. Il ne s'agit
plus ici de s'installer dans l'être et
de dire ce qu'il est,
comme dans la déchéance de la pensée
mythique, ou de prétendre
parler, au nom de Dieu, dans le
langage des hommes, de se
constituer en fonctionnaire de
l'absolu, et de confondre
la parole de Dieu avec la parole
humaine.
A trois reprises, le
prophétisme a été récupéré par le
pouvoir et les idéologies
à sa dévotion.
Pour le ' Judaïsme, les
grands Prophètes messianiques
annonçaient le message
universel. Amos vers 750. Esaïe vers
740 avant notre ère. Trois
siècles et demi après, en 398, était
lue « la Loi », dans
l'interprétation tribale d'Esdras et de
Nehemie exigeant la
discrimination raciale et la répudiation
des femmes non-Juives, et
instituant, dans toute sa rigueur,
la domination des
grands-prêtres.
Le Christianisme connut
une récupération semblable
environ trois siècles et
demi après la naissance de Jésus : le
message du Christ,
annonçant le Royaume de Dieu, défiant
toute hiérarchie en
refusant à César le pouvoir sur les âmes,
et montrant que la
transcendance se révélait à travers le plus
démuni, est radicalement
inversé à Nicée par la volonté de
l'Empereur romain
Constantin (grand pontife, jusqu'à son
décès, des dieux païens,
et converti, sur son lit de mort, par
un prêtre arien, «
hérétique »).
L'Islam n'a pas échappé à
cette loi maudite de la « dixième
génération », qu'évoque
Mendenhall pour le Judaïsme. Dès la
fin du IVe siècle de l'Hégire, se manifesta la tendance à « fermer
la porte de l'Ijtihad »
(de l'effort pour réfléchir sur l'interprétation).
Sinon officiellement, du
moins de fait, elle a été fermée.
Après Al Ghazali
(1059-1111), dans l'Islam officiel, en dehors
des « soufis », désavoués
par l'orthodoxie, règne la compilation,
le commentaire littéral,
le formalisme. Le Coran est
emprisonné derrière une
muraille de commentaires. Il cesse
d'être une interpellation
éternellement vivante pour les générations
nouvelles de Musulmans :
son sens a été fixé une fois pour
toutes sous la dynastie
abbasside. Les monarques abbassides,
à une époque où leur
empire commençait à être menacé de
l'intérieur et de
l'extérieur, et où, dans les peuples récemment
gagnés à l'Islam, beaucoup
se disaient Musulmans pour
bénéficier du statut des
nouveaux maîtres, procédèrent comme
l'avait fait l'Empereur
Constantin pour le christianisme :
l'intériorité de la foi,
et de la profession de foi ne constituaient
pas un critère aisément
saisissable pour distinguer le fidèle du
rebelle. Il fallait donc
un critère visible, extérieur : le « bon
Musulman » ne fut plus
celui qui croyait en Dieu et au message
de son Prophète pour
suivre la guidance de Dieu. C'était celui
dont les pratiques
extérieures, facilement repérables et strictement
codifiées, étaient
conformes à une tradition immuable en
ses interdits comme en ses
commandements.
Ce fut le triomphe, pour
mille ans, du formalisme, et du
dogmatisme, dans la
répétition mécanique et littérale des
formules des Écoles en ce
qui concerne l'interprétation du
Coran.
Ainsi commença et
s'éternisa, depuis dix siècles, la
décadence du monde
islamique.
Une telle conception, aux
antipodes de l'appel divin du
Coran à la réflexion et à
la recherche, condamne les pays
musulmans à un immobilisme
qui les fait tomber dans les
bas-côtés du mouvement de
l'histoire et empêche l'extension
de la foi islamique à
l'échelle du monde, comme elle en avait
la vocation, avant de
s'ensevelir dans le sommeil avec des chefs
politiques et des oulémas
dont la fausse science était mémoire
et non projet.
Quel peut être le rôle de
la philosophie occidentale dans
un authentique réveil de
l'Islam : pas le réveil d'un
somnambule, mais le réveil
d'un éveilleur ?
Elle ne sait pas désigner
à notre action des fins comme
le firent les mythes et
les révélations de l'Orient. Mais elle
peut empêcher la
dogmatisation des mythes, et la récupération
cléricale des révélations.
De Socrate, nous n'avons
qu'une connaissance légendaire,
parce que, des témoins
oculaires de son enseignement, l'un,
Xénophon, général de
cavalerie en retraite, était trop obtus
pour dégager l'esprit et
la méthode de son enseignement, et
l'autre, Platon, trop génial
pour ne pas substituer son propre
système aux interrogations
du maître.
Nous pouvons seulement, à
travers ces indices, et à travers
les moqueries démagogiques
d'Aristophane, voir en lui « l'an
zéro » de la philosophie
occidentale. Il a fait table rase des
« physiques », des
métaphysiques, et des mythologies du
passé, pour inaugurer un
nouveau départ : « Je ne sais qu'une
chose, c'est que je ne
sais rien. » A partir de là, interrogeant
et désarçonnant les
maîtres prétentieux d'un faux savoir, qu'il
s'agisse de sophistes
comme Protagoras, de généraux comme
Lâches, de prêtres comme
Euthyphron, il a mené une
impitoyable enquête
critique pour tenter de dégager de leurs
fins partielles ce que
pourraient être leurs fins dernières. Les
questions sont certainement
de Socrate, les réponses, plus
tardives, probablement de
Platon.
La philosophie occidentale
ne s'est révélée vivante que
lorsqu'elle a pris en
charge les questions de Socrate et non
les réponses de Platon...
ou d'Aristote.
Malheureusement, le Christianisme,
après Nicée, s'est fait
l'héritier des réponses
dogmatiques de Platon avec Saint-
Augustin, ou d'Aristote
avec Saint-Thomas d'Aquin, et il n'a
retrouvé le questionnement
de Socrate sur les fins qu'avec
Kierkegaard, au début du 19ee siècle, et Maurice Blondel, à
l'aube du 20ee siècle.
Entre les deux, régna le
plus souvent le dogmatisme ou
sa négation.
Ce qui a dominé, depuis la
Renaissance, c'est sa négation.
Avec la prétention de
l'homme d'usurper la toute-puissance
de Dieu. Avec Machiavel
(1469-1527), apparaît la première
laïcisation radicale de la
société qui n'a plus de finalité
transcendante : l'État n'a
d'autre fin que lui-même, sa volonté
de puissance et de
croissance.
Kant représente l'apogée
de la philosophie occidentale
parce qu'il en a dégagé le
thème majeur : celui de la critique.
Dans sa CRITIQUE DE LA
RAISON PURE, même
engoncée dans le carcan
des catégories d'Aristote et des
postulats d'Euclide, il a
sonné le glas du platonisme et de toute
prétention dogmatique de
s'installer dans l'être et de dire ce
qu'il est. Sa découverte
fondamentale, la plus féconde de toute
la philosophie
occidentale, peut, très simplement, se formuler
ainsi : Tout ce que je dis
de l'Être, de l'homme, de la nature,
de l'histoire, et de Dieu,
c'est un homme qui le dit. Telle est
l'âme de la philosophie
critique.
Déjà, au niveau de la
raison théorique, il a fait de la « chose
en soi » un postulat, à la
fois nécessaire et indémontrable.
Indéfinissable par
définition !
Au niveau de la raison
pratique celle qui traite des fins
et non des causes, il a
dégagé les postulats de toute action
proprement humaine :
liberté, immortalité, Dieu. Également
nécessaires et
indémontrables. Nullement arbitraires. Pas plus
que le postulat d'Euclide
ou celui de Riemann.
La
liberté, c'est-à-dire la possibilité d'une cause autonome,
transcendant les
déterminismes physiques sans les nier. C'est
l'expérience la plus
quotidienne : celle de l'homme pliant à
ses fins et organisant les
déterminismes sectoriels. C'est aussi
une vérité indémontrable,
mais nécessaire, sans quoi la
responsabilité n'aurait
aucun sens. Aucune action ni aucune
morale.
L'immortalité,
c'est l'affirmation qu'il existe un point de
référence, situé à
l'infini, indépendamment de tous mes désirs
et de tous mes projets
partiels, pour les juger et les évaluer.
1. Kant : CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE. Livre
II, chapitres 4,
5 et 6.
Si ma vie était enfermée
dans les limites de ma vie, un désir
partiel, de jouissance ou
de pouvoir, pourrait être une fin en
soi, accessible avant ma
mort. Ma volonté ne peut tenter de
coïncider avec la Guidance
de Dieu qu'en postulant l'effacement
des limites de la mort.
Dieu enfin,
que Kant appelle le « souverain bien », c'est
le postulat de l'harmonie
entre le bonheur et la vertu, entre
la nature et la liberté.
Le « souverain bien », c'est un autre
nom du « Royaume de Dieu »
des chrétiens, où causalité
et finalité ; cause
première et fin dernière, ne font qu'un. Dire :
Dieu, c'est postuler que
la vie a un sens.
Les Grecs, dit Kant, ne
pouvaient résoudre ce problème
du « souverain bien »
parce qu'ils croyaient « suffisant »
l'usage humain de la
volonté et de la raison. Ils avaient fait
de leur sage l'égal d'une
divinité, les uns, les épicuriens,
réduisant la vertu au
bonheur, les autres, les stoïciens,
réduisant le bonheur à la
vertu.
Lorsque Kant dit : «
reconnaître tous les devoirs comme
des ordres divins », il
franchit le seuil le plus décisif de toute
l'histoire de la
philosophie occidentale : il reconnaît les fins
désignées, depuis des
siècles, par les mythes et les révélations,
mais en refusant la
prétention de l'homme à parler et à agir
au nom d'un Dieu
transcendant, irréductible à nos morales
et à nos logiques. Mythes
et révélations sont vrais. Ils nous
désignent nos fins
dernières. Mais ce ne sont pas des savoirs.
Ce sont des postulats.
Nécessaires et indémontrables.
Kant déchirait nos fausses
certitudes avec une froideur de
scalpel.
Sa postérité sera
passionnée, véhémente.
Kierkegaard, avec sa
bouleversante évocation du sacrifice
d'Abraham, le père de la
foi, dans CRAINTE ET TREMBLEMENT,
nous fait partager
l'angoisse de ce face-à-face de la
subjectivité et de la
transcendance, au centre de toute son
oeuvre, et dégage ce caractère
de postulat de la foi, au-delà
de toute raison et de
toute morale : la profondeur de la foi
dépend du doute qui
l'habite et qu'elle surmonte, pour agir,
par un surhumain et
incessant pari.
Karl Marx, autre héritier
de Kant, proclame la « fin de
la philosophie »,
c'est-à-dire de la philosophie de Y être pour
inaugurer une philosophie
de l'acte, qui a pour objet non plus
d'interpréter le monde
mais de le transformer. Pour devenir
le sujet, l'acteur, de
cette transformation, l'homme doit se
libérer des « aliénations
» et des « fétiches » qui le
dépossèdent de lui-même,
et d'abord de l'aliénation de son
propre travail, dépouillé,
depuis l'aube du capitalisme, de ce
qui est, en lui,
spécifiquement humain : la fixation de ses fins,
l'organisation de ses
moyens, et la disposition de son fruit.
Le CAPITAL est la
critique militante de cette formidable
aliénation.
Nietzsche opère un passage
à la limite de tout le criticisme
de Kant. Et c'est la
subversion de toutes les valeurs qui
brimeraient la vie dans son
déploiement créateur. Il ne nous
enseigne ni la foi, ni une
vérité toute faite, mais il nous appelle
au dépassement des fausses
certitudes dont nous avons fait
des idoles. La critique de
Kant est ici conduite à son terme :
tout ce qui semblait
acquis doit être passé au crible. Nietzsche
écrit dans LE GAI
SAVOIR (III, 269). « En quoi as-tu
foi ? - En ceci : qu'il
faut déterminer à nouveau le poids de
toute chose. » Le dernier
chapitre : « Le Crépuscule des
idoles » s'intitule : « Le
marteau parle », et nous apprenons
de ce briseur d'idoles
que, selon le vers de Pouchkine, « les
coups de marteau brisent
le verre et forgent le fer ».
Le vrai Dieu n'a rien à
craindre du marteau des briseurs
d'idoles, ni du doute
angoissé de Kierkegaard, ni de la juste
critique, par Marx, de «
l'opium du peuple », ni du
Zarathoustra de Nietzsche.
C'est servir le vrai Dieu
que de pousser à son terme la
critique de Kant, à
travers Kierkegaard, Marx, et Nietzsche,
pour brûler dans leurs
flammes les dernières scories de nos
idoles, et revivre, avec
Dostoiewski, l'an zéro de la morale,
avec Einstein l'an zéro de
la science, pour retrouver, dans les
sciences, la pensée dans
son unité avec la vie, et, dans la
politique, l'histoire en
train de se faire.
La plus grande leçon de
cette fin du deuxième millénaire,
c'est qu'aucune science et
aucune politique ne peuvent nous
permettre d'échapper à la
mort, si elles font abstraction de
la dimension transcendante
de l'homme, si elles font abstraction
de Dieu.
Le bilan de ma vie et de
ma réflexion sur elle se résument
en ceci : une hypothèse de
travail pour lire le monde, l'homme,
et son histoire, et, en en
découvrant le sens, d'agir pour les
transformer selon le
message que Dieu a envoyé aux hommes.
C'est peu, toute une vie,
pour apprendre à déchiffrer ce
message, les « signes »
que Dieu nous adresse, à travers la
nature entière, l'histoire
humaine, et les révélations des
Prophètes.
Ce livre n'a d'autre but
que de contribuer à l'alphabétisation
d'un monde qui ne sait
plus lire les « signes », le langage
que Dieu nous parle.
Pour les uns, les choses,
comme les paroles, n'ont de sens
que pour servir nos
intérêts : ce ne sont que des instruments
de manipulation.
Pour les autres, le «
surnaturel » existe, mais il a cessé
d'être le ferment de la
nature, de la vie, de l'histoire. Ils croient
pouvoir le capter par le
dogme, la liturgie ou le mythe, la
parole indéfiniment
redite, sans en chercher le sens toujours
nouveau, éternellement
créateur.
Je voudrais que ce livre
soit considéré comme le « livre
de bord » d'un demi-siècle
de recherches tâtonnantes pour
découvrir cette hypothèse
de travail qui serait une introduction
à la lecture des livres
sacrés. Car l'homme n'est pleinement
humain que lorsqu'il prend
conscience de sa dimension
transcendante,
c'est-à-dire lorsqu'il ne se considère plus
seulement comme province
d'une nature à conquérir pour la
transformer en moyen pour
servir ses fins, mais comme
avant-garde d'une nature
créée par Dieu, et tenant son sens
et son unité de cette
création.
L'homme est alors, de tous
les êtres de la nature, le seul
qui ait le privilège de la
liberté, et de la responsabilité de ne
pas simplement obéir à la
loi divine par nécessité, mais par
choix. Avec le risque de
l'erreur et du crime, mais aussi avec
la possibilité
d'accueillir la révélation, d'en découvrir le sens,
et d'y trouver guidance
pour son action. Telle est la dimension
transcendante de l'homme.
Sa vie se joue sur cette
lecture du message.
C'est ce que l'Islam m'a appris
de plus précieux.
Ma vie n'a pas de sens si
Dieu n'y parle pas.
Et mon action plus d'âme.
Elle devient action technique,
et non témoignage sur le
sens de l'histoire et participation
à la continuation de cette
histoire en train de se
faire.
De telles remarques vont
très au-delà de l'exégèse des textes
sacrés, et pas seulement
du Coran.
Nous avons dit déjà
comment l'imagerie populaire
traduisait en « miracles »
la « bonne nouvelle » (l'Évangile)
de Jésus : tout est
possible à la foi.
La foi naïve des disciples
fait du Prophète un magicien :
Moïse transforme un bâton
en serpent, comme le fakir hindou
jette une corde dans le
ciel et l'escalade, comme Jésus fait
marcher les paralytiques
et ressusciter Lazare, alors qu'il dit
lui-même, à maintes
reprises : ta f o i t'a sauvé. Il ne sauve pas
à la manière dont on
repêche un noyé : il éveille la puissance
de la foi.
Il n'est de « miracle »,
de rupture véhémente avec les
« lois de la nature », que
pour ceux qui ont une conception
étroite de la « nature »,
surtout de la « nature humaine »,
et qui font abstraction de
la dimension transcendante de
l'homme. Les fondateurs de
la médecine musulmane, Al Rhazi
(Rhazes), ou Ibn Sina
(Avicenne), qui pratiquaient, il y a dix
siècles, la «
psychosomatique », avant qu'on ne lui donne
ce nom pompeux et
dérisoire pour tenter d'effacer le dualisme
désastreux de l'âme et du
corps, considéraient l'homme comme
un tout, et ne pensaient
pas qu'on puisse le réparer comme
un camion, par pièces
détachées. Tous les moyens spirituels
étaient mis en oeuvre : du
choc psychique à la sécurisation
morale, ou à l'harmonie de
la musique, pour traiter des
maladies dites « physiques
». L'on « découvre » aujourd'hui,
avec dix siècles de
retard, le rôle que peut jouer le « moral »
dans la guérison de la
tuberculose, la cicatrisation d'une plaie,
ou le sommeil dans
certaines cures dermatologiques.
Dans l'intervalle, à
partir de cette vision mutilée de
l'homme, l'on entretient
les superstitions de Lourdes, parce
que l'on n'a pas reconnu
le pouvoir véritable de la foi.
La même vision infirme de
l'homme, a empêché de
comprendre les événements
les plus bouleversants de la
politique et de notre
histoire.
Il faut la pensée
archaïque d'un général pour n'évaluer les
rapports de force qu'à
partir de la « puissance de feu » et
de la « logistique ».
Comment Gandhi peut-il
alors défier l'impérialisme le plus
puissant de son époque, et
l'armée anglaise des Indes?
Comment Mao peut-il
réaliser la « Longue Marche », et,
finalement, faire
triompher la révolution chinoise contre la
puissance tellement
supérieure des « seigneurs de la guerre »,
de Tchang-Kaï-Tchek, et de
leurs soutiens : les colonialistes
occidentaux et les
États-Unis?
Comment le peuple
Vietnamien peut-il vaincre tour à tour
la France et les
États-Unis, avec un rapport de un à cent, puis
de un à mille, pour la
force des armes?
Comment un peuple aux
mains nues, en Iran, peut-il
abattre « la cinquième
armée du monde » ?
L'on ne peut rien
comprendre à la puissance des levées
de la foi, ou même des
révolutions, sans tenir compte de ce
que Lénine appelait « le
facteur subjectif », capable de briser
le réseau des « conditions
objectives ».
L'on ne peut rien
comprendre non plus, à la dégénérescence
des religions ou des
révolutions, si l'on ne situe pas leur point
de régression au moment où
la politique veut utiliser et
canaliser la puissance
messianique de cette foi en la mettant
au service d'une ambition
limitée : c'est le moment où
Constantin s'empare du
pouvoir des faibles, pour en faire une
force militaire et
politique, un instrument de l'Empire : « Tu
vaincras par ce signe »,
celui de la Croix. Et le christianisme
vire de bord.
C'est le moment où
Théodore Herzl utilise ce qu'il appelle
« la puissante légende »
du « retour » pour substituer
« L'État juif »
(Judenstaat) au Dieu d'Israël.
C'est le moment où
Bonaparte canalise le dynamisme de
la Révolution française,
et devient « Robespierre à cheval »,
non plus pour inaugurer un
nouvel âge de l'homme, mais pour
instaurer l'hégémonie
d'une nation.
C'est le moment où Staline
dogmatise la Révolution
d'Octobre pour en faire,
non plus le ferment des espérances
de tous les opprimés, mais
une forme nouvelle de l'oppression.
Dans chaque cas, la
puissance d'une levée de la foi est
insérée dans la trame des
rapports de force, pour servir des
fins relatives, des fins «
humaines », au sens restrictif et
infirme du mot, et non
plus l'espérance messianique aimantée
par des valeurs absolues.
Une religion, comme une
révolution, ne peut rester vivante
que par la conscience de
sa relativité, de son « insuffisance
» par rapport au sacré,
c'est-à-dire aux valeurs absolues,
qui l'empêche de se
satisfaire de l'histoire et de la
puissance, et l'oblige à
maintenir la béance de son ouverture
sur l'infini.
Honnis soient ceux qui
veulent instrumentaliser l'enfer ou
le paradis : religions
prometteuses d'un autre monde, ou
révolutions qui sacrifient
l'aujourd'hui du sacrifice à l'illusion
et la suffisance.
changer ce monde changé. »
C'est l'enseignement de
tous les mystiques : il y a dix
siècles, Rabi 'a de
Bassorah, se promenait dit-on, avec un seau
d'eau dans une main et une
torche dans l'autre, l'un pour
éteindre les flammes de
l'enfer, l'autre pour brûler les délices
du paradis, car c'est
offenser Dieu, disait-elle, que d'agir par
l'appât des récompenses ou
la crainte des châtiments, et non
par amour de Lui et par
joie de se soumettre à Sa volonté.
exprimait la même vérité
primordiale en un poème s'achevant
par ce cri de la foi
véritable :
« Quand même il n'y aurait
ni de ciel ni d'enfer,
T'aimer est mon bonheur
autant que mon devoir ;
Ne m'accorde donc rien,
même si je t'implore :
L'amour que j'ai pour Toi
n'a pas besoin d'espoir »
Chez les deux mystiques,
le jugement de Dieu n'est point
dans l'au-delà. Il n'est
pas récompense ou châtiment après
l'acte. La récompense et
le châtiment, le paradis et l'enfer,
sont présents en chaque
acte, comme Dieu y est présent. Cette
foi nous transporte
au-delà de la mort. Elle est vie éternelle
en chaque acte des jours.
Elle porte en elle le jugement de
Dieu, dans l'éternité de
l'instant. L'enfer est violation du
vouloir de Dieu. Et le
paradis soumission à cette volonté. Hors
du temps et en chaque
instant. Dans la vie divine il n'y a pas
d'avant ni d'après. Pas
d'acte suivi d'une sanction ou d'une
promesse. L'acte porte en
lui l'une et l'autre.
Alain, qui fut mon maître
au Lycée Henri IV, nous disait :
« La vertu est sans
consolation. » Cet incurable agnostique
m'a enseigné l'une des
vérités les plus profondes de la foi.
Il lui manquait
seulement... Non ! il lui manquait tout :
le sens de l'ouverture à
ce qui n'est pas moi. Je ne l'ai pas
aimé parce qu'il ne me l'a
pas appris, et qu'à le suivre j'aurais
cédé à la tentation
mondaine de la suffisance.
Contre toutes les
bigoteries du scientisme ou du cléricalisme,
il s'agit de déjouer les
pièges de la « suffisance », de
la vaniteuse fermeture sur
soi et sur nos certitudes.
« Faites entrer l'infini !
» s'écriaient les surréalistes, lors
de l'effondrement dans le
nihilisme, après la première guerre
mondiale, de toutes les «
valeurs » traditionnelles.
Brisant la cage de notre
ethnocentrisme européen, faites
entrer Tchouang-Tseu et la
peinture Song, Shankara et
Nagarjuna, Attar, Roumi,
Ibn Arabi, Iqbal, tout ce qu'ignore
l'Occident dans ses écoles
et dans sa vie.
Alors tous les «
philosophes » de l'Occident seront
ramenés à la stricte
mesure de leur importance, et dans cette
perspective universelle,
il apparaîtra, avec la fraternité de la
grandeur, que Maître
Eckart et Saint-Jean de la Croix, que
Shakespeare et
Dostoiewski, que Thomas Eliot, Saint-John
Perse, ou Kazantzakis,
nous ont plus apporté sur le sens de
notre vie et de notre
mort, que toute la « philosophie » de
nos professeurs prétendant
faire de la philosophie une
« spécialité », comme les
théologiens scolastiques de la
chrétienté, ou les «
docteurs de la loi » archaïques de l'Islam
ont voulu faire de Dieu
une spécialité.
manifestations les plus
hautes, n'est ni dogme, ni prêtrise, ni rite,
peut seule préparer
l'homme à la charge de responsabilité que
les sciences et les
techniques modernes lui imposent.
« Ce n'est qu'en s'élevant
jusqu'à une vision neuve de son
origine et de son avenir,
que l'homme pourra triompher d'une
société mue par une
concurrence inhumaine et d'une
civilisation qui a perdu
son unité spirituelle. » 1
Survivre, aujourd'hui, et
vivre d'une autre vie proprement
humaine, c'est-à-dire
divine, exige une science qui prenne
conscience de ses limites,
une politique qui prenne conscience
de ses fins, une foi qui
prenne conscience de ses postulats.
Car l'homme n'est humain
qu'habité par Dieu.
1. Mohammed Iqbal. RECONSTRUIRE LA PENSÉE
RELIGIEUSE DE
L'ISLAM. Librairie Maisonneuve.
1955. P. 203.
Roger Garaudy
Conclusion de Biographie du 20ème siècle,
EditeurTougui, 1985, pages 381 à 398