08 juillet 2017

Le marxisme et l'art. 10/ Sur le réalisme et la notion de décadence. Par Roger Garaudy



Notre conception marxiste du réalisme n'a pas à
prendre la suite de ce qu'il y avait de plus conservateur
et de plus borné dans la critique bourgeoise,
mais à recueillir l'héritage de toutes les grandes
périodes créatrices de l'humanité et à leur donner
un prolongement audacieusement créateur.
Ceci est d'autant plus important qu'une conception
dogmatique du matérialisme historique et
dialectique a encore aggravé les conséquences de
cette conception métaphysique de la pire critique
bourgeoise ; celle qui tenait pour éternels et
immuables les postulats de l'esthétique de la
Renaissance.
Prenons simplement trois exemples d'erreurs
commises en esthétique et découlant d'une déformation
mécaniste du matérialisme historique.

 - 1°/ L’usage du concept global de décadence dans
la critique marxiste. Marx se moquait déjà de cette
« manie prétentieuse des Français » du XVIIIe siècle
qui, en vertu de leur matérialisme mécaniste, raisonnaient
ainsi : nous sommes supérieurs aux Grecs
anciens par notre technique et notre économie,
notre art est donc supérieur au leur! Et la Henriade
de Voltaire dépasse l'Iliade d'Homère!
Ce raisonnement fait bon marché de l'autonomie
relative des superstructures et conduit à penser
qu'un régime économique et social décadent ne
peut engendrer que des oeuvres décadentes.
Or cela n'est même pas vrai en philosophie :
même la période de décomposition impérialiste a
v u naître des oeuvres importantes, et dans lesquelles
nous avons à apprendre ; notre marxisme
même s'appauvrirait si nous pensions, par exemple,
comme si Husserl, Heidegger, Freud, Bachelard ou
Lévi-Strauss n'avaient pas existé.
Mais cela est plus vrai encore en art : la période
de décadence du capitalisme et de décomposition
de l'impérialisme a vu fleurir l'impressionisme,
Cézanne et Van Gogh, le cubisme, les fauves, et,
en littérature, des oeuvres immenses, de Kafka à
Claudel.
- 2°/ Cet usage du concept de décadence n'est qu'un
cas particulier d'une erreur plus générale : celle qui
consiste à ne voir dans l'art qu'une superstructure
idéologique, et un simple reflet d'une réalité entièrement
constituée en dehors de lui. La conception
mécaniste du reflet n'est pas moins meurtrière pour
les arts que pour les sciences.
Que l'art fasse partie des superstructures et,
comme tel, soit lié à des intérêts de classe, nul marxiste
n'en doute. Mais réduire l'oeuvre d'art à ses
« ingrédients » idéologiques, c'est non seulement
perdre de vue sa spécificité, mais aussi ne pas tenir compte
de son autonomie relative et du développement
inégal de la société et de l'art.
Marx soulignait qu'il est aisé d'expliquer les
liens historiques entre les tragédies de Sophocle et
le régime social dans lequel elles sont nées, mais
qu'il reste ensuite à nous expliquer pourquoi aujourd'hui
encore, dans un régime absolument différent,
elles nous procurent un plaisir esthétique et
nous apparaissent même comme des modèles indépassables.
- 3°/ Une troisième erreur consiste à expliquer
cette persistance de la valeur de l'oeuvre d'art par delà
les régimes de classes par le seul fait que l'art
est une forme de connaissance. Sans aucun doute,
comme l'ont montré par exemple Marx pour Balzac
ou Lénine pour Tolstoï, les grandes oeuvres ont une
valeur de connaissance. Mais réduire l'art à cet
aspect c'est, une fois encore, méconnaître l a spécificité
de l'art. Il ne suffit pas de redire, après Hegel,
que l'art est une forme spécifique de connaissance,
car il n'est pas vrai que l'art nous enseigne par
image ce que la philosophie ou l'histoire nous enseignent
par concepts. Je ne puis « traduire » Don
Quichotte ou Hamlet, ou aucun poème, ou aucun
tableau, ou aucun morceau de musique, en concepts.
Car le propre de l'oeuvre d'art c'est précisément
d'être inépuisable à la fois par son objet et par son
langage.
Par son objet, qui est l'homme comme être actif,
créateur. Lorsque, comme nous l'avons dit, une
nature morte de Cézanne nous donne le sentiment
d'un équilibre prêt à se rompre et que ce monde,
réduit à une table, une assiette et trois pommes, ne
semble retenu au bord de la catastrophe que par
l'acte majeur de l'homme, de la composition de
l'artiste, nous avons là l'expression plastique de
cette vérité que le réel n'est pas seulement un
donné, mais une tâche à accomplir. L'oeuvre est un
éveil de responsabilité, un rappel de ce qu'est
l'homme : un créateur, un responsable. Cela est
vrai d'Antigone comme de Faust.
Le langage de l'art est étroitement lié à son objet.
Il est nécessairement, comme lui, inépuisable.Il
est créateur de mythes, c'est-à-dire d'un « modèle »
de l'homme en train de se dépasser, et au-delà du
concept, qui exprime ce qui est déjà fait, il est
poésie ou symbole, c'est-à-dire rencontre inattendue
de termes qui ne nous donne pas une réalité
déjà faite, mais nous indique, nous fait « viser » une
réalité en train de se faire.
L'art est donc connaissance, mais connaissance
spécifique par son objet et par son langage ;
connaissance par l'homme de son pouvoir créateur
et dans le langage inépuisable du mythe.
Cette conception de la réalité que vise l'oeuvre
d'art implique un réalisme susceptible de développements
et de renouvellements sans fin, comme
cette réalité elle-même, un réalisme qui n'est pas
seulement reflet de cette réalité mais participation
à l a création d'une réalité nouvelle.
Pour un marxiste, l'histoire de l'art n'est pas
l'histoire de la conscience de soi comme le croyait
Hegel, mais l'histoire de la création de soi.
Reconnaître ce caractère spécifique de la création
artistique nous conduit à des conclusions analogues
à celles que nous avons formulées pour les
sciences.

Roger Garaudy. Marxisme du 20e siècle. Suite du chapitre V