Suite des extraits de « Comment l’homme devint humain »
Le
grand commerce maritime réduisant de plus en
plus
l'importance de l'ancienne aristocratie foncière et
de
la tradition, le régime politique de ces cités
marchandes
était en général dominé pat les armateurs
et
les négociants, les travaux agricoles étant accomplis
par
des esclaves. A Athènes, au sommet de sa grandeur,
l
' on comptait 40 000 citoyens libres, et 110 000 esclaves
privés
de tout droit.
Ces
oligarchies esclavagistes s'appelaient étrangement
"démocraties".
Cette
« démocratie » joue donc pour une minorité,
jalouse
de son privilège héréditaire de «citoyen»
(Périclès
fit voter une loi restreignant le droit de cité
aux
Athéniens nés de père et de mère athéniens). A
l'intérieur
de cette « élite » joue le jeu « démocratique »
dans
lequel la manipulation de l'opinion par la parole
est
la clé du pouvoir. De là l'importance du rôle des
professionnels
de cette manipulation: les « sophistes »
inventeurs
de la rhétorique, qui se font payer leurs
leçons
pour préparer les orateurs politiques.
Ces
cités grecques furent le creuset où s'élabora la
«culture
occidentale».
Dans
cette économie marchande où ne règne plus
l'aristocratie
du sang et de la tradition, le nouveau riche
ou
le nouveau dirigeant a le sentiment de s'être fait luimême.
De
là naquit l'exaltation de l'individualisme prométhéen.
Le
mythe de Prométhée est l'un des thèmes favoris
des
sophistes : « Si tu es en mesure de nous démontrer
que
le mérite est une chose qui s'enseigne, donne-nous
cette
démonstration », dit Socrate au sophiste Protagoras.
Le
sophiste répond en racontant le mythe de
Prométhée
: son frère Epiméthée a donné à tous les
animaux
les moyens de survivre ; aux uns la force, aux
autres
l a vitesse pour leur échapper. Pour l'homme,
c'est
Prométhée q u i intervient : « Seul l'homme était
nu
[...] alors Prométhée déroba le feu et l'habileté
industrielle
des dieux [...] et même l'art de vivre dans les
cités
[...]. Par ce larcin l'homme acquit le moyen de
vivre.
» (Platon, Protagoras.)
Désormais,
à la différence de toutes les cultures des
autres
continents, l'homme ne concevra plus d'autres
rapports
avec la nature que des rapports de domination,
et
ne cessera plus d'aspirer à s'approprier la toute puissance
des
dieux.
Alors
commence la première sécession de l'Occident:
l'homme occidental est séparé de la nature et
l'homme occidental est séparé de la nature et
mutilé
de sa dimension divine. De cet homme, la
destinée
a été définie par les sophistes : « Avoir les désirs
les
plus forts possibles et trouver les moyens de les
satisfaire.
» Ce qui, aujourd'hui encore, est la l o i de
notre
conception occidentale de la croissance.
Désormais
la raison critique l'emporte en Occident,
depuis
Socrate, sur toutes les autres dimensions
de
l'homme.
La
philosophie ne médite plus sur les choses
comme
le faisaient encore les « physiciens » de l'Ionie,
mais
sur l'opinion des hommes sur les choses. La
philosophie
occidentale (à la différence de toutes les
sagesses
du monde) est exclusivement affaire de
l'intelligence
et non mouvement de l'homme tout
entier
: tout ce qui ne peut pas se ramener au concept
n'a
pas d'existence.
Chez
les sophistes, pour qui l'homme, comme
individu,
«est la mesure de toutes choses», l'essentiel
est
la négation de tout absolu, de tout « être en soi », le
scepticisme
radical.
Chez
Platon subsiste encore le frémissement des
«
religions à mystères » inspirées de l'Asie, celui du
«
démon » de Socrate, celui de l'amour (clans les
dialogues
du Banquet et du Phèdre) nous conduisant
au-delà
des « idées ».
Mais,
à partir d'Aristote, la plus sèche raison
prétend
enclore le monde entier dans le réseau abstrait
de
ses classifications hiérarchisées et de sa logique
abstraite.
L'art
grec à son apogée, au Ve
siècle avant Jésus-
Christ,
exprime cette vision du monde, rationaliste et
anthropomorphique,
en architecture comme en
sculpture.
Tout
ce qui est au-delà de la raison, dans la poésie
ou
l'amour, s'exprime dans la plus belle création du
génie
grec : la tragédie, notamment chez Eschyle et
Sophocle.
Mais
déjà, avec Euripide, apparaît l'ironie à
l'égard
de l'ivresse dionysiaque et de la ferveur
religieuse.
Les
dieux grecs ne sont que des hommes plus
beaux
et plus forts, et c'est seulement dans les religions
à
mystères, dans les religions de salut venues de
l'Orient,
que subsiste une ouverture sur le divin
véritable
avec: les mystères d'Eleusis et le culte de
Dionysos,
proche du Shiva indien.
Roger Garaudy
Suite
des extraits de « Comment l’homme devint humain »
Pages 106 à 116
Pages 106 à 116